5. Maman, j’ai trouvé un job ! (1/2)
5. Maman, j’ai trouvé un job !
L’ascenseur était en panne. Dans le hall de l’immeuble, une Africaine en boubou multicolore pestait contre l’appareil tout en s’acharnant à appuyer sur le bouton d’appel, malgré l’avertissement scotché sur la porte. À ses pieds gisaient des cabas remplis à ras-bord aussi imposants que des valises.
— Encowe HS ! annonça-t-elle à Thaïs en soupirant. Ça awive tout le temps.
— Vous habitez à quel étage ? s’enquit Sourou en observant les sacs. Ç’a l’air lourd, vos trucs.
— Au twoisième. Toi, tu pwends ceux-là, commanda-t-elle à l’étudiante en lui désignant deux des plus gros. Ton copain va powter çui d’à côté.
Thaïs compatit. Paquet de lessive, boîtes de conserve, bouteilles de lait : le poids du colis qu’elle confiait audit copain devait avoisiner celui d’un poney. Sourou coinça ses propres courses sous un bras, se pencha pour attraper les anses et écarquilla les yeux. Correction : il allait se trimbaler un cachalot.
La femme empoigna le chariot à roulettes et le petit sac qui restaient puis claudiqua vers les escaliers d’un pas lourd. Thaïs ne parvenait pas à détacher ses yeux des montgolfières bondissantes qui constituaient son fessier. Ça roulait d’un côté puis de l’autre avec une régularité étrangement apaisante et les motifs du boubou l’hypnotisaient. Elle les suivit sans réfléchir. L’ascension fut lente et laborieuse, ponctuée de soupirs d’effort ; jamais troisième étage n’avait paru aussi haut. Parvenus à destination, les étudiants reçurent l’ordre de laisser les paquets sur le palier. La voisine les tira jusqu’à sa porte, expédia le tout à l’intérieur et referma derrière elle. Thaïs n’entendit pas de remerciement.
— Dis-moi que tu vis plus bas, pria Sourou en cherchant son souffle. Je crois pas que mes jambes accepteront de continuer à monter.
— On va au septième…
— Oh, merde ! Pause. Je suis mort.
La jeune femme consulta sa montre. Entre une chose et l’autre, une heure s’était déjà presque écoulée. Son camarade de promo allait devoir avaler son café comme un cow-boy son verre de whisky dans les westerns.
— Sûr que tu veux te donner cette peine ? demanda-t-elle. Ton temps est déjà quasi expiré.
— C’est bon, je vais annuler mon rendez-vous, fit-il après un instant de réflexion. Il a intérêt à être bon, ton jus.
Ce ne fut pas le cas. Thaïs ne disposait que d’une cafetière filtre électrique et l’utilisait pour la toute première fois. Habituée à la Senseo de ses parents, elle improvisa les dosages avec un haussement d’épaules. L’eau d’un côté, les grains moulus de l’autre ; ça ne paraissait pas bien sorcier. Résultat :
— Je vais te plomber sur Tripadvisor ! s’exclama le jeune homme après avoir trempé les lèvres dans sa mixture.
Thaïs ne releva pas. Elle le regarda, intriguée, poser sa tasse et allumer une cigarette. Il ne gigotait pas, ne secouait pas la tête. Son regard fit tranquillement le tour de la pièce puis se percha au sommet de l’immeuble d’en face, par-delà la fenêtre. Incroyable ce que son attitude contrastait avec celle de la veille, songea l’étudiante. C’était quelqu’un d’autre, aujourd’hui. Le mec était peut-être bipolaire, ou… Ou pire ? Elle avait invité un taré chez elle, si ça se trouvait. Dans quelques jours, les voisins commenceraient à se plaindre de la puanteur émanant de son appart et on découvrirait son cadavre étendu sur le sol, ses entrailles dégueulant d’un trou béant dans son abdomen... Tout à coup, l’image du débardeur blanc sous le manteau de peau lainé s’imposa à Thaïs. Elle ne connaîtrait jamais la raison de cet étrange accoutrement. Cela lui parut impensable, elle ne pouvait quitter cette vie sans avoir résolu l’énigme. Pendant une seconde, elle se crut suffisamment audacieuse pour interroger Sourou, puis elle ouvrit la bouche et… changea de route.
— Hier, tu as dit que ça te faisait drôle de revenir à la fac. Ça fait longtemps que tu as quitté le cursus ?
— Cinq ans. J’étais inscrit en langues, à l’époque. J’ai arrêté en deuxième année.
— Pourquoi ?
Le jeune homme se trémoussa sur sa chaise en pinçant les lèvres. Il semblait peser ses mots.
— J’avais du mal à me remettre dans le bain. Après le lycée, je suis parti aux États-Unis et j’ai fait un peu de sport au niveau pro pendant deux ans. Quand je suis rentré, je me suis rendu compte que je n’irais pas loin avec le Bac, donc j’ai tenté une Licence de LEA. Et puis… Bah, j’ai rencontré quelqu’un et j’ai eu d’autres priorités, voilà.
— Et maintenant, pourquoi tu reprends ?
— J’en ai marre des petits boulots qui mènent à rien. Je vais sur mes trente ans, je sais toujours pas quoi faire de ma vie, mais j’aimerais bien l’améliorer un peu. Ce qui nous ramène à ton cas, Miss, enchaîna-t-il avec un sourire qui lui donnait tout l’air d’avoir pris la première porte de sortie disponible. Sors ton CV, qu’on se penche dessus. S’agirait pas de te planter demain.
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