10. À fuir comme la peste (2/2)
Replonger dans ces souvenirs lui remuait l’estomac. Non pas qu’un restant de Saïgon ou de Mojito fût encore présent dans son organisme, mais pour la première fois depuis… pfiou ! au moins quarante-huit heures !, elle songeait à Sourou. La vision qu’il conservait d’elle et de son comportement la taraudait à nouveau. Avait-il deviné, perçu… ou partagé – mais non, sois pas idiote ! – les projets qu’elle avait plus ou moins nourris à son endroit ? Thaïs craignait de le revoir, et qu’entre eux s’immisce la gêne. Elle n’avait pourtant pas commis de réel impair, rien fait ni dit de fâcheux, rien de rien ! Sauf que ce truc, là, ce rien, précisément, relevait d’un sentiment tout poisseux qui la mettait mal à l’aise et qu’elle n’assumait pas.
Edwige comprit qu’elle n’en dirait pas plus. Elle tira donc le journal gratuit de sa besace et le posa sur la table, peut-être en quête d’un thème alternatif.
— Je lisais un article tout à l’heure, déclara-t-elle soudain, il parlait des influenceurs qui se tuent en essayant de faire des selfies pour les réseaux. Les cas se multiplient depuis quelques années, j’ai trouvé ça très triste.
— Ah bon ? Moi ça me laisse plutôt froide : c’est la version 2.0 de la sélection naturelle.
La machine à parlotte était relancée. Edwige taxa Thaïs de cynique, celle-ci évoqua son accro aux réseaux de sœur – accro, mais pas au point de se mettre en danger pour une photo – pour appuyer son propos, et la conversation se poursuivit. Elles faillirent en oublier qu’un cours d’anglais les attendait.
Déboulant au pas de course, Sourou les croisa devant les portes du bâtiment principal, les salua d’un signe de la main et leur dit qu’il les retrouverait dans la salle, avant de s’élancer vers l’aile opposée. Thaïs étouffa la petite voix qui soulignait son air stressé et supputait le rôle que l’étudiante pouvait y jouer. Le jeune homme ne reparut qu’au moment où l’enseignante pénétrait elle-même dans la classe et se joignit aux filles, s’asseyant près de Thaïs, sans décrocher un mot ni le moindre sourire. Dans une tentative un peu désespérée de calmer son appréhension grandissante, la jeune femme passa l’heure à noircir des carreaux sur son bloc-notes. Il avait peut-être un problème avec les lundis matins, cherchait-elle à se convaincre. Son absence à la séance précédente – où il s’était d’ailleurs présenté en retard la semaine d’avant – allait dans ce sens, après tout.
Le cours achevé, le trio redescendit pour une dernière clope avant de se séparer. Le silence régnait toujours et Sourou ne cessait de gigoter. Ses mouvements rappelaient les petits pas qu’exécutent les danseurs de breakdance à l’ouverture d’un battle. Sauf que lui les circonscrivait dans trente centimètres carrés et ne se lançait jamais.
— Tu as passé un bon week-end ? finit par demander Thaïs, lassée de le voir s’agiter.
Tiré de ses pensées, Sourou s’immobilisa pour la regarder. Son air maussade avouait que ça n’avait pas été terrible. Puis, comme si un rayon de soleil venait soudain transpercer la couverture nuageuse qui lui tapissait le crâne, ses traits se détendirent, un éclat joyeux s’invita dans ses yeux et un beau sourire lui étira les lèvres.
— Et toi ? s’enquit-il, un brin moqueur. Bien remise de ta cuite ?
Thaïs n’eut pas besoin de regarder Edwige pour savoir qu’elle ouvrait des mirettes rondes comme des billes derrière ses lunettes rouges.
— Ça va, s’amusa-t-elle, toute crainte envolée. Tu pourras dire à Paulo que je suis prête à tester d’autres potions, à l’occasion.
— J’y manquerai pas.
Sourou souriait toujours. Il continuait de se tenir immobile et son regard apaisé restait rivé à Thaïs. La jeune femme eut l’impression étrange qu’il se calmait grâce à elle et s’accrochait à son image pour souffler. Juste respirer. Faire une pause, avant la fin de l’éclaircie et le retour des nuages qui allaient l’emporter.
— Je dois filer, dit-il enfin comme à regret. À demain, les filles.
Perdue dans ses pensées, Thaïs le regarda s’éloigner. Se souvenant soudain de la cigarette qu’elle tenait à la main, elle changea de point de mire et la porta à ses lèvres. Edwige la fixait. Celle-ci inclina la tête dans la direction que Sourou venait de prendre et leva les mains, les sourcils ; tout ce qu’elle put.
— Première partie de soirée, la détrompa Thaïs. J’ai rejoint ma sœur après, c’est là que j’ai revu mon ex. Rien à voir avec lui.
— Mmh…, fit l’autre sans grande conviction. Tant mieux. Parce que tu sais, je conseillerais à toute fille sainement constituée de l’éviter, celui-là. Il a vraiment trop de problèmes.
— À quoi tu le vois ? demanda l’étudiante bien qu’elle le soupçonnât déjà.
— À sa façon de bouger. Pas de point d’ancrage, zéro stabilité…
D’une pichenette, elle envoya son mégot ricocher sur le trottoir. Elle recracha la fumée, ajusta la lanière de sa besace, et acheva :
— À fuir comme la peste.
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