Chapitre IV
Le lièvre arrêta sa course. Ça y est, il l’avait semée. Il repartit, mais suivit cette fois une autre direction. Son excitation atteignait son paroxysme. Milréade ! Cette chère Milréade ! La chance de se débarrasser de sa rivale éternelle se présentait enfin !
Son plan initial consistait à convaincre cette enfant de quitter le chemin pour en faire sa prochaine victime, mais elle s’était montrée bien plus futée qu’il ne l’avait pensé. Grâce à sa ruse, il avait obtenu qu’elle baissât sa garde. Cependant, jamais il n’aurait imaginé que sa chasse se révélerait si fructueuse. La petite fille de Milréade !
Le cœur battant, l’animal pénétra dans une clairière au milieu de laquelle se trouvait un chalet. Il avança à pas de loup vers la porte, écrasant l’herbe fraîche et les fleurs sauvages. Il inspira profondément avant de se dresser sur ses deux pattes arrière qui s’allongèrent tandis que sa musculature devint plus saillante. Le museau s’étira et ses dents se transformèrent en crocs acérés. La mignonne petite touffe de poils au bas de son dos se changea en une queue hirsute et ses oreilles rétrécirent en formant deux pointes. La bête ne ressemblait plus du tout à un lièvre. Le bisclaveret se tenait là, immense et terrifiant.
Il frappa délicatement du bout de sa patte :
— Grand-mère c’est Yuna !
Silence.
La créature se risqua à entrer. Une marmite, de laquelle émanaient des senteurs de légumes, de thym et de lauriers, chauffait au-dessus d’un feu de cheminée. La table dressée et le lit défait lui indiquèrent que les lieux étaient bel et bien habités. Il s’approcha prudemment, les oreilles tendues, à l’affût du moindre son.
— Asreaus !
Un éclair le plaqua au mur.
— Je vois que tu m’attendais, siffla le bisclaveret tandis qu'il se remettait de la décharge qu’il venait d’encaisser.
Vêtue d’une chemise de nuit, Milréade avança pieds nus. Les cheveux lâchés telle une cascade blanche qui recouvrait ses épaules, elle foudroya la créature immonde de son regard azur. Elle serrait de ses deux mains la canne en chêne avec laquelle elle avait lancé l’attaque.
— Pas spécialement, non. Tu t’es trahi tout seul. Bien que tu imites sa voix à la perfection, ma petite fille ne m’appellerait jamais de cette manière.
De la sueur perlait sur le visage de la magicienne, qui peinait à masquer sa respiration haletante.
Le bisclaveret susurra :
— Tu n’as pas l’air d’aller bien… ma pauvre Milréade…
— Tu te révèles bien bavard, cher Ysengrin. Fsira a atas !
La pierre de la canne devint lumineuse et un jet incandescent en jaillit. La bête l’évita avec agilité, puis bondit sur la vieille dame qui ne se laissa pas impressionner. :
— Ausafasr !
De la glace emprisonna le bisclaveret, seule sa tête dépassait. Malgré l’état désagréable dans lequel il se trouvait, il afficha un rictus méprisant.
— Ysengrin… Me faire appeler par mon prénom me rend si nostalgique, ironisa-t-il. Ainsi tu m’as démasqué. Tu m’impressionneras toujours.
— Chacune de nos rencontres s’étant soldée par ta fuite, je n’avais jamais eu la chance d’entendre le timbre que pouvait émettre ta grande gueule. Mais maintenant que tu sembles bien plus causant, je constate que tu partages la même façon de parler que cet ancien camarade. Mais peut-être est-ce là encore l’étalage de tes talents d’imitateur…
— Je remarque que tu as apprécié ma prestation de tout à l'heure. Je me souviens du jour où tu nous avais fièrement annoncé la naissance de la petite lors d'une de nos assemblées.
Le visage de la magicienne se radoucit à ses mots. Elle ne sembla plus avoir aucun doute sur son identité :
— Ysengrin… Mais qu’as-tu fait ? Tu es victime d’un maléfice puissant, je peux t’aider…
— M’aider ? M’AIDER ? !
Un rire dément s’empara de la bête.
— Ma pauvre Milréade ! Ce n’est pas un maléfice dû à un accident magique. J’avais mûrement réfléchi à cette transformation. Car, ma chère, je ne suis pas un simple bisclaveret, je suis une bête pharamine !
Ysengrin jubilait face au visage de Milréade qui se décomposait.
— Que dis-tu ?
— Tu as très bien compris. Je peux me changer en l’animal de mon choix. Mais je ne me contente pas d’en prendre l’apparence, j’en acquiers également le langage et l’attitude. Cette aptitude me permet d’avoir les mêmes facultés que le peuple sylvain. D’ailleurs, ces derniers s’avèrent incapables de me débusquer, et ce, malgré leur traque permanente. Le désavantage, c’est que pendant un temps, je perds mes pouvoirs. Mais tu penses bien que si j’ai décidé de me changer radicalement en cette créature c’est parce que j’ai déniché une parade. Pendant mes années de recherches, j’ai percé le mystère sur la manière de récupérer une apparence humaine. Celle que je souhaite. Ainsi, je retrouverai mes facultés de magicien et deviendrai le plus puissant. Le métamorphe parfait !
— En avalant d’autres humains… devina Milréade avec terreur.
— J’admire ta perspicacité, mais je n’aime pas tellement ce terme… je ne suis pas un cannibale ! Le mot le plus juste serait que je les assimile. D’ailleurs, l’enchantement des routes par les fées m’a fait perdre un temps considérable. À l’heure actuelle, je ne peux qu’imiter la voix de tous ceux que j’ai pu croiser, mais je ne parviens pas à en prendre l’apparence. Mais ce ne sera bientôt plus qu’un vilain souvenir. En assimilant une magicienne aussi puissante que toi, cela devrait changer.
— Je ne te laisserai pas faire ! Fsira a atas !
Milread visa la tête d’Ysengrin, mais, à sa grande surprise, il se libéra sans peine de sa cage de glace qui se brisa en éclats. Il sauta par-dessus le jet de flamme et atterrit sur elle. Milread se retrouva plaquée sur le plancher par la bête qui exultait.
— Tu brûles tellement de fièvre qu’un détail t’a échappé. Par quel miracle ai-je réussi à imiter la voix de ta chère petite Yuna ? Par quel miracle ai-je appris ta maladie ?
— Que lui as-tu fait ? ! s’égosilla Milréade le visage crispé par la fureur.
— Ne t’inquiète pas. Je l’ai juste égarée dans les sylves en prenant l’apparence d’un lièvre qui parle. Tu peux être fière d’elle. Cette petite ne s’est pas avérée si candide que ça. Mais je suis parvenu à gagner sa confiance. Elle a hérité de l’intelligence de sa grand-mère, elle finira par retrouver le chemin du chalet et je l’attendrai pour l’accueillir.
— Je vais te tuer ! fulmina la magicienne.
— Chut ! Ne t’agite pas ainsi. Ce n’est pas raisonnable dans ton état. Ne t’inquiète pas, tu ne sentiras plus rien dans quelques secondes.
*
La dernière image que vit Milréade fut la grande gueule béante du bisclaveret, puis les ténèbres.
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