Chapitre 12
Asher aurait préféré ne pas ressasser sa honte à chaque fois qu'il croisait le regard de Neidhart, mais c'était plus fort que lui. Il se tenait à côté du coach, tandis qu'il remplissait divers formulaires pour l'inscription à la salle de musculation. S'il avait repris du poil de la bête, le montant mensuel de l'abonnement lui fit l'effet d'un coup de poing dans le ventre, au vu de son budget. Il quitta le bâtiment plus léger, mentalement et financièrement.
Il n'était pas encore l'heure du déjeuner et Asher ne pouvait ni se permettre de retourner à la crèche, ni de rentrer chez lui. Par conséquent, il décida de faire le tour de Draguisier, à la recherche d'un lieu où le concert d'Alias Myo pouvait éventuellement se produire. Il se rendit dans un premier temps au dragon bleu, le quartier culturel. Il passa devant chaque salle de spectacle. Cependant, toutes affichaient une programmation pour la soirée à venir. Il tenta ensuite sa chance avec le parc du dragon violet, consacré aux loisirs. Vénus lui avait dit que cela allait être grandiose, alors un minimum de la scène et des machines devrait déjà être en place. Une fois de plus, les recherches ne portèrent pas leurs fruits. Asher fit un tour dans l'immense centre commercial, où il se restaura, puis longea les champs du dragon vert et les plus grandes maisons de la ville, sans succès.
Quand l'heure de la fermeture de la crèche approcha, Asher put enfin retourner chez lui. Il prit donc un bus qui passait par l'arrêt au pied de son immeuble. Il fut surpris d'y retrouver Sulo.
— Asher ! Viens ! s'exclama-t-il alors que le calme régnait dans le véhicule.
— C'est bien étrange de te trouver dehors à cette heure-là. Tu étais à un entretien ? C'est que tu as sorti le grand jeu.
En effet, le jeune homme portait un nœud papillon bleu foncé. Élément amplement suffisant pour marquer les grandes occasions.
— Non, tu te trompes.
— Tu étais donc à un autre type de rendez-vous, c'est ça ? en déduisit Asher, un sourire malicieux aux lèvres.
— Peut-être...
— C'est vrai ? Je la connais ? Ou je le connais ?
— Aucun des deux. Et c'est « la ».
— Où vous êtes-vous rencontrés ?
— Je te raconterai ça à un autre moment. Ça tombe bien qu’on se croise, il faut que je t'informe d'un truc super important !
— Ah oui ? Plus que la rencontre ?
— C'est surtout que je vais bientôt descendre, bref. Il faut que tu saches qu'une énorme fête est organisée jeudi soir pour fêter le vendredi qui est férié. Ça va être... énorme !
— Je m'en doute bien puisque tu répètes le même adjectif. Par contre, tu sais que je ne suis pas très adepte des gros rassemblements avec des gens que je ne connais pas. Je préfère les soirées en petit comité avec mes amis.
— Je sais, je sais, mais là, c'est quelque chose à ne pas louper ! C'est la fête du mois. De l'année ! C'est chez un gars...
— Que tu ne connais pas, devina Asher.
— Si, si, un peu.
Sulo avait l’air de chercher à se convaincre lui-même.
— Il y a une piscine de compétition et...
— C'est tout, c'est ça ?
— Mais c'est une maison gigantesque ! On pourra y faire ce que l'on veut ! La soirée de la débauche ! De l’alcool et des canons, en veux-tu, en voilà.
— Toi, tu sais comment me vendre le produit.
— Asher ! Fais pas ta grand-mère ! Il faut que tu viennes ! On va s'éclater tous les deux !
— Contre le rebord de la piscine ?
Sulo soupira afin d'exprimer son exaspération, mais il semblait en même temps réprimer un rire.
— Je passerai te récupérer à vingt heures précises, de gré ou de force.
— On verra ça le moment voulu.
— C'est non-négociable. Bon, je descends au prochain arrêt. À demain !
— C'est ça, à demain.
Quelques minutes plus tard, Asher arriva devant chez lui. À peine eut-il passé le seuil de la porte que Lynnette se jeta sur lui.
— C'EST CE SOIR ! IIIIIIIH !
L'oreille de son frère se mit à siffler.
— Tu es étrangement en pleine forme, dit-il avec ironie.
— Ash' ! s'exclama sa mère. Comment était cette journée de travail ?
— Oh, tu sais, la routine...
— Si tu n'as rien à me raconter, vous pouvez tout de suite y aller.
— Comment ça ?
— Je vous ai préparé des sandwiches. Ça vous permettra de manger pendant vos recherches. Tenez.
Elle en tendit deux, assez imposants, enroulés dans de l'aluminium.
— C'EST PARTI ! hurla Lynnette.
— Bon courage, chuchota la mère à l'adresse de son fils. Et je veux que vous rentriez dès que le concert est terminé. Nous sommes encore en semaine.
— Je ferai de mon mieux, répondit Asher tandis qu'il regardait sa sœur qui ne tenait plus en place.
Tous deux quittèrent aussitôt l'appartement, leur dîner à la main, à la recherche d'Alias Myo. L'adolescente insista pour que son frère la suive, ce qu'il fit sans discuter. Apparemment, elle avait sa petite idée quant à la localisation du concert surprise.
Ce soir-là, les rues grouillaient d'admirateurs du chanteur. Certains portaient même une chaîne HiFi qui émettait des musiques de ce dernier, sans compter des vêtements à son effigie et d'autres accessoires. Asher n'avait jamais vu un tel engouement pour un quelconque évènement. Il ne fut d'ailleurs pas étonné que sa sœur y participe activement. Elle chantait à tue-tête et il ne pouvait rien lui dire puisque tout le monde le faisait.
Si le jeune homme se sentait un peu mal à l'aise, il le fut encore plus quand il croisa son collègue Jérôme à un carrefour, accompagné de sa copine.
— Asher ?
— Salut…
— Tu as l'air de te porter mieux. J'étais un peu inquiet après ce que Flavie nous a dit. Vomissements incessants, maux de tête, de ventre, diarrhée. Ça avait l'air sérieux. Je suis presque impressionné de te voir debout.
— Oui, je... Je pense que j'ai mal digéré quelque chose. C'est passé au cours de l'après-midi. Je serai présent demain.
— C'est bon de l'entendre. Une personne de plus ne serait pas de refus pour tenir Keaton. Et alors, c'est ta sœur ? Vous allez au concert d'Alias Myo ?
— Tout à fait.
— Nous pourrions chercher ensemble, proposa Maud, sa copine.
— Surtout pas ! s'écria Lynnette. Asher, on y va !
L'adolescente le prit par le bras et s'en alla.
— Désolé, elle est un peu à cran. À demain.
Ce ne fut qu'une fois assez éloignés du couple qu'elle daigna s'arrêter.
— Tu penses que nous sommes bientôt arrivés ?
— Attends, moi aussi j'ai une question. Tu n'as pas été au travail aujourd'hui ?
— Hmm.
Il se frotta la nuque.
— Comment t'expliquer ça ? C'est comme si tu es en cours et que tu as une envie irrésistible d'écouter une chanson d'Alias Myo et donc tu quittes le cours pour ça. Et puis, finalement, tu as écouté tout un album et tu ne peux pas retourner dans la classe sinon on se poserait des questions. Donc, tu sors de l'école et vagabonde avant de rentrer à la maison à l'heure habituelle.
— Ah, oui, je vois très bien. Oups ! s’exclama-t-elle avant de placer ses mains devant sa bouche.
Au lieu de la sermonner, Asher se mit à rire.
— Disons qu'il s'agit d'un secret entre nous deux, d'accord ?
— Ça me va, confirma-t-elle, tout aussi amusée.
— Bon, où penses-tu que ce concert peut avoir lieu ?
— Juste en face.
Son frère tourna la tête dans la direction qu'elle pointait et manqua de tourner également de l'œil.
— Le dragon pourpre ? Tu as vu l'écriteau ?
« Zone dangereuse : ne pas entrer
La ville ne peut être tenue responsable d'aucun incident qui se produit au-delà de cette grille (d'après une certaine loi, si, si) »
— Dis donc, tu as une très bonne vue, fit-elle remarquer.
— Ça n'a rien avoir. C'est écrit en énorme sur cet énorme panneau d'affichage ! Tu n'y as même pas fait attention !
— Et qu'est-ce qu'il y a de l'autre côté ?
— La jungle, dit-il sur un ton qui voulait faire peur. Dans le dragon pourpre, c'est la loi du plus fort. C'est là que vivent de nombreux bandits, prêts à te mettre le couteau sous la gorge à tout moment pour ensuite te dépouiller.
Il se mit alors à agiter ses mains et prit cette fois un ton mystérieux.
— On dit que certains n'en sont jamais sortis. Morts ? Convertis à ce mode de vie de force ? Personne ne le sait.
— Comment en est-on arrivé là ?
— Je ne sais pas. Apparemment, ça ferait plusieurs dizaines d'années que c'est ainsi. Ce dont je suis sûr, c'est que nous ne rentrerons pas là-dedans. Lynnette !
L'adolescente traversa la rue en courant, poursuivie par son frère. Elle passa le grillage par une petite ouverture.
— Lynnette ! Reviens ! J’ai tout donné pour te persuader de ne pas y aller et qu’est-ce que tu fais… ?
— Je sais que c'est là !
— Comment peux-tu le savoir ?
— Le dernier album d'Alias Myo à pour thème le courage. Il nous dit qu'il faut oser dans la vie !
— Je suis d'accord, mais oser ne veut pas dire risquer sa vie.
— Si je n'y vais pas, je le regretterai sûrement.
— Peu de gens regrettent de ne pas risquer de mourir, enfin je pense… se dit Asher à lui-même.
— De toute manière, je vais bien y aller et toi aussi.
— J’aimerais bien savoir pourquoi.
— Parce que tu ne me laisseras pas seule.
Sur ces mots, l'adolescente tourna les talons et s'engouffra dans la ruelle sombre. Son frère serra les dents avant de soupirer et finalement sourire.
— Entre elle et Jada, mes sœurettes sont fortiches.
Asher passa à son tour le grillage et trottina afin de rattraper Lynnette.
La zone du dragon pourpre où ils se trouvaient était particulièrement calme. Néanmoins, ils pouvaient ressentir un certain malaise peser sur leurs épaules. Des cigarettes usagées traînaient sur le sol par centaines, des graffitis plus ou moins vulgaires recouvraient les murs des bâtiments et les fenêtres de ceux-ci étaient toutes brisées. Lynnette tenait de toutes ses forces le bras de son frère.
— Tu fais moins la maligne maintenant, la taquina-t-il.
— C'est que... Laisse tomber, je n'ai pas d'excuses.
— Si ça peut te rassurer, sache que moi, je ne le suis pas.
— Si on nous attaque, tu sauras nous défendre ?
— Je fais de la musculation, répondit-il.
— Depuis ?
— Ce matin.
Ils se regardèrent sans dire un mot. Cet échange leur suffit pour se confirmer l'un l'autre qu'ils n'avaient aucune chance.
— Après, mes biceps sont quand même bien développés.
— Ouais, juste assez pour un peu impressionner ta copine, mais ce n'est pas suffisant pour mettre quelqu'un à terre.
— Ce n'est pas ma copine.
— Et il s'agit de la seule chose que tu relèves ? Pas le fait que je te traite indirectement de faiblard ?
— Attends...
— Elle serait bien contente d'entendre ça ! En plus, ce n'est pas parce qu'on n'habite pas juste à côté que je ne la connais pas. Je l'ai vu dans un magazine d'ado sur les célébrités. Brise-lui le cœur et tu te mets le monde à dos.
— Mais tu es complètement hors-sujet là !
— Je m'en fiche !
Tandis que tous deux élevaient constamment la voix pour recouvrir celle de l'autre, le bruit provoqué par la chute d'une poubelle rouillée les fit taire.
— Mourir si jeune, sanglota Asher.
Une voix inconnue s'éclaircit.
— Excusez-moi, je ne l’avais pas vue. Puis-je connaître la raison de votre venue ?
C'était une voix grave d'homme, seulement, ce dernier était caché dans la pénombre.
— Nous venons pour le concert d'Alias Myo, répondit l'adolescente, peu fière.
Un lampadaire qui n'était pas visible jusque là se mit à émettre une lumière intermittente. Elle dévoila alors un homme musclé en costard.
— Bienvenue, dit-il, et bravo pour votre courage. Par contre, ne pensez pas que le défi s'arrête tout de suite.
— Le défi ? répéta Asher.
— Alias Myo a décidé que seuls ceux qui se sont imprégnés de ses dernières chansons et qui ont mis en pratique son message sont dignes d'assister à ce concert très spécial. Il a donc créé plusieurs épreuves qu'il faudra passer pour le rejoindre.
— C'est du sérieux, commenta Asher.
— En quoi consiste la première ? demanda Lynnette qui maintenant bouillonnait d'impatience.
— Elle a changé d’attitude en une fraction de seconde, soupira son frère.
— Il vous faut compléter les paroles de quelques uns de ses morceaux, expliqua-t-il. Qui de vous deux veut y participer ?
— Moi ! Moi ! Moi ! s'écria l'adolescente.
— Très bien. Attention, petite précision, il faut les chanter. Première musique.
L'homme en costard mit en marche une petite chaîne HiFi et du son en sortit.
Et c'est quand j'te vois, que j'me demande pourquoi ! Pourquoi je n'ose pas te parler, te flatter…
Il arrêta la musique.
— À vous.
Asher plaqua ses mains contre ses oreilles et on le regarda bizarrement.
— Vous verrez, se contenta-t-il de dire. Ou plutôt, vous écouterez.
— C'est à moi ! Hmm hmm ! Et c'Est QUand j'TE vOIs, que j'ME deMANDE pouRquOI ! PouRquOI je NE FAIS que me PRIver d'êtRE à tes CÔtés !
Le visage de l'homme était tout crispé, mais valida quand même la réponse.
— Voilà, vous avez réussi cette épreuve... Félicitations.
— C'est déjà terminé ? s'étonna Lynnette.
— Eh bien, oui...
— C'est sûrement mieux pour tout le monde, tenta de justifier Asher. Comme ça, on verra Alias Myo plus vite.
— Oh oui !
Et elle partit comme une flèche.
— Désolé pour vos oreilles. Vous allez bien ?
— Ne vous en faites pas. Ça va passer. Peut-être.
— Encore désolé. Bonne soirée.
Quand Asher retrouva sa sœur plus loin, celle-ci affichait un mine de chat triste.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Le monsieur ne veut pas me laisser passer. C'est une épreuve de danse et apparemment je suis...
— Trop expressive, pas en rythme, compléta l'homme en question.
Face à cet euphémisme et sa sœur abattue, Asher prit les devants.
— Mettez en route la musique.
Lynnette fit de gros yeux. Son frère n'avait jamais dansé devant sa famille depuis qu'il était adolescent. Avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit, la musique s'éleva.
Asher commença par taper du pied afin de saisir le rythme de la mélodie. Une fois cela fait, il mut dans un premier temps uniquement ses jambes. Il glissa sur un côté puis sur l’autre et répéta. Ses déhanchés n’étaient pas exagérés, chacun de ses pas était au contraire une preuve de son élégance quand il dansait. Ensuite, il ajouta les bras. Asher savait coordonner les mouvements de son corps, tout comme dissocier une partie de celui-ci. S’il avait le rythme dans la peau, on pouvait surtout voir qu’il s’amusait. Il claquait des doigts, tournait sur lui-même et faisait des mouvements de la tête
Sa sœur gardait encore la bouche grand ouverte, même après que la musique se soit arrêtée.
— On peut passer ? demanda Asher qui tentait de reprendre sa respiration. Je n’aurais pas dû y aller avec autant d'intensité moi…
— Évidemment, répondit l’homme. C’était incroyable.
— Tu danses beaucoup trop bien ! s’exclama Lynnette.
— Merci. Ravi que ça t’ait plu et surtout que l’on puisse poursuivre notre route.
Ils reprirent leur chemin. Pendant qu’ils marchaient, l’adolescente n’était pas avare d’éloges vis-à-vis de son frère. Ce dernier s’en sentait gêné, mais fut tout de même content qu’il tisse un lien avec sa plus jeune sœur.
— Tu m’apprendras quelques uns de tes pas ?
— Bien sûr. On pourra faire ça quand je passerai à la maison.
Avant qu’il ne puisse poursuivre, Lynnette lança :
— Regarde, il y a quelqu’un là-bas.
Il regarda dans la direction que sa sœur pointait et, en effet, une personne semblait les attendre.
— Bravo !
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