Mars 2021 - Troisième vague
Sylfenn
— Ils se foutent de nous !
D'un geste rageur, Sylfenn coupa le sifflet au présentateur de BFM. Elle balança la télécommande sur le canapé, gagna la porte fenêtre ouverte et sortit sur le balcon. Les doigts crispés sur la rambarde, elle leva les yeux vers le ciel d'un bleu limpide, cherchant à noyer dans sa pureté printanière sa fureur et son ressentiment. Elle n'en pouvait plus.
La première vague, elle avait fait face.
Solide, la tête dans le guidon, sans se poser de questions. C'était la guerre, on affrontait une menace inédite, il fallait tenir. Ne pas reculer devant l'ennemi, le défier, inventer. Elle avait fermé les yeux, serré les dents... La mise en sac des morts - deux housses plastique imbibées de désinfectant - les camions frigo qui partaient stocker les cadavres à Rungis, la détresse des familles, empêchées d'accompagner leurs proches, les enterrements à la sauvette.
Elle avait fait abstraction. Des sacs poubelle en guise de surblouse, des collègues qui tombaient comme des mouches, de ceux qui venaient bosser avec quarante de fièvre parce qu'il fallait des bras, des changements de service pour renflouer les équipes décimées.
Il y avait encore des raisons d'espérer ; les étudiants, les retraités montaient au front pour leur prêter main forte, les restaurateurs au chômage forcé déversaient sur les hôpitaux une manne de lunch boxes gastronomiques. Le monde se découvrait solidaire. La créativité française se réveillait. Les gens cousaient des masques dans les rideaux de douche et fabriquaient du gel hydro alcoolique bio dans leur cuisine. Elle était même parvenue à s'amuser des pitreries affligeantes d'une porte-parole en robe à fleur et du nez rougi d'une ex-ministre de la santé en pleine dépression.
La deuxième vague, elle avait géré.
Il y avait eu ce bref répit, cette fugace illusion que l'orage s'était éloigné, que la vie reprenait comme avant. Cette parenthèse enchantée des vacances d'été avec Raphaël, les premières qu'elle passait en couple depuis longtemps. Quinze jours de pur bonheur sous le soleil d'Espagne, quinze nuits torrides qui avaient scellé un peu plus leur relation, initiée cinq mois plus tôt. À leur retour, ils avaient sauté le pas, cherché un appartement plus grand que leurs studios respectifs et emménagé ensemble.
Naviguant sur un nuage, pleine d'une reconnaissance un peu coupable pour cette épidémie qui lui avait offert l'homme de sa vie, elle était retournée au boulot gonflée à bloc. Un suave parfum de normalité embaumait cette rentrée. Les mômes réintégraient leurs classes, les cinémas et les restos avaient rouverts, l'administration française recultivait l'art jouissif de sodomiser les diptères. Un ministre à tête d'ampoule exhibait avec fierté son protocole sanitaire de soixante-cinq pages et vantait la qualité de ses masques DIM qui ressemblaient à des slips.
Dans les hôpitaux, les DRH en costard reprenaient la main sur les blouses blanches. C'était le grand retour des tableaux Excel, les plateaux repas étaient de nouveau immangeables, les urgences charriaient comme avant plus de misère sociale que de pathologies exotiques. Les choses semblaient retrouver leur place.
Bien sûr, la crise avait laissé des traces. Les gamins étaient encore plus incultes et mal éduqués qu'avant, la fracture sociale s'était élargie davantage, les troubles psychiatriques explosaient, il y avait dans les rangs des soignants un peu plus de chaises vides. Mais... Il fallait continuer d'espérer. On avait changé de premier ministre, un sémillant neurologue gérait désormais la santé, la relance était en marche, l'Europe allait donner des sous.
Pendant ce temps, le virus avançait en tapinois et préparait sa seconde offensive. Revigorée par deux mois de grandes vacances, la bestiole guettait dans l'ombre le relâchement des gestes barrière et le retour des frimas. La courbe des contaminations repartait à la hausse. Fin octobre, le gouvernement des petits culs, ainsi que l'avait surnommé Raphaël, décrétait une parodie de confinement pour sauver Noël. Dans les grandes surfaces, on bâchait les livres et les pyjamas, les imprimantes crachaient de nouvelles attestations de déplacement. Papy et mamie étaient priés de manger leur bûche à la cuisine avec la promesse de trouver au pied du sapin un vaccin salvateur.
Sylfenn avait quitté les urgences pour rejoindre définitivement un service de réa, forte de la formation éclair dont elle avait bénéficié pendant la première vague. Elle était aussi passée de jour pour mieux caler ses horaires sur ceux de Raphaël. Lui non plus ne chômait pas. Le terrorisme islamiste se rappelait au bon souvenir du pays, de sombres affaires de violences policières ternissaient l'aura des forces de l'ordre. Les flics n'avaient plus la cote, mais il leur fallait néanmoins faire respecter de nouvelles mesures sanitaires que plus grand monde ne comprenait.
Ils essayaient de synchroniser leurs repos, de profiter dès que possible de cette bulle d'intimité qu'ils avaient construite peu à peu. Ils étaient l'oxygène l'un de l'autre, se réconfortant mutuellement quand le poids de leurs activités professionnelles devenait trop lourd à porter. Chaque jour, ils se découvraient de nouvelles raisons d'être ensemble, de s'aimer, de se manquer, de se retrouver, de...
La troisième vague.
— Ça ne va pas ?
C'était plus un constat qu'une question. Sylfenn fit volte-face. Appuyé au chambranle de la porte fenêtre, Raphaël l'observait d'un air anxieux. Elle s'en voulut aussitôt de susciter son inquiétude.
— Si, ça va... affirma-t-elle, tentant de masquer sa colère et son malaise sous un pauvre sourire.
Il fronça les sourcils, un éclat de tendresse compatissante dans ses yeux gris. Il n'était pas dupe, il la connaissait trop bien.
— Mais ? l'encouragea-t-il.
— Ils nous prennent vraiment pour des cons ! explosa-t-elle. La contamination flambe dans les écoles, mais à ce qu'il paraît, Monsieur Blanquer est agacé parce que les profs font jouer leur droit de retrait !
— Il a quand même décidé la fermeture des classes dès le premier cas, tempéra Raphaël, c'est déjà ça.
— Ouais... concéda-t-elle. Mieux que rien, d'accord. Et au passage, vachement pratique pour les parents qui ne savent plus le matin s'ils ne vont pas se retrouver avec leurs mômes sur les bras deux heures plus tard ! Enfin bon, ils ont quand même admis que les enfants sont contagieux.
Elle poussa un soupir excédé. Ce n'était que le dernier ingrédient de l'épaisse bouillie de contre-vérités et de demi-mesures que les pouvoirs publics leur faisaient avaler depuis un an. Une dose de promesse de masques, une pincée de promesse de tests, une tranche de promesse de vaccins, quelques miettes de télétravail, un soupçon de couvre-feu... Le tout saupoudré de vrais morceaux de pénurie et généreusement arrosé de sauce d'hypocrisie.
— En attendant, claqua-t-elle, c'est trop tard ! À l'hôpital, on est au bord du gouffre ! Comme disait l'autre, la maison brûle et ils regardent ailleurs. Tout ce qu'ils savent faire, c'est s'auto congratuler des soi-disant progrès de la vaccination. Tu parles !
— Ce n'est pas totalement faux, objecta Raphaël, ça avance vraiment. Mon grand-père a eu sa première dose hier.
— Eh bien ! persifla Sylfenn. Quatre-vingt-douze ans, quand même... Il était temps ! Enfin, c'est une bonne nouvelle. Ça s'est bien passé ?
— Très bien, assura le jeune homme, aucun effet secondaire pour le moment.
Il s'approcha doucement et l'entoura de ses bras.
— Et toi, bébé ? demanda-t-il. Toujours pas de piqure ?
— Non, pouffa-t-elle, tu sais bien que les vilaines infirmières irresponsables refusent de se faire vacciner !
Elle se laissa aller contre son torse et caressa sa joue du dos de sa main.
— De toute façon, je suis trop jeune. J'ai beau mariner dans le Covid à longueur de journée, à vingt-cinq ans, je ne fais pas partie des publics prioritaires. Et puis, je suis en excellente santé.
— Tu es sûre ? insista-t-il en lui massant les épaules avec un demi sourire. Tu es toute contractée.
— Mmmm... ronronna-t-elle. Pour soigner ça, je n'ai pas besoin de vaccin.
Elle frissonna sous la caresse de ses lèvres dans son cou et se serra un peu plus contre lui, nouant ses bras derrière sa nuque. Une cascade de notifications sonores interrompit son mouvement. Avec un grognement, elle récupéra son portable sur le guéridon de jardin et jeta à l'écran un coup d'œil agacé.
— Encore des propositions de remplacement pour ce soir, maugréa-t-elle, ça n'arrête pas depuis ce matin. Et cette fois, c'est dans mon service. La moitié des effectifs de nuit est en arrêt maladie.
— Pas question !
D'un geste vif, Raphaël lui ravit son téléphone et le lança à l'intérieur de la pièce. L'appareil atterrit sur le canapé et, sans doute outré de ce traitement, émit un ultime blip de reproche.
— Hé ! protesta Sylfenn. Ça va pas, non ? Si jamais il est cassé...
— Je t'en offrirai un autre ! répliqua-t-il. Pas de garde sup ce soir, ma belle.
— Mais que...
— Je te connais, coupa-t-il, il suffit qu'on t'appelle au secours pour que tu te précipites. Mais aujourd'hui, tu ne bouges pas d'ici. Tu sais quel jour on est ?
— Oui, dimanche. Et alors ?
Elle leva les yeux vers lui et battit des cils avec un air d'incompréhension innocente. Il se rembrunit légèrement.
— Tu as oublié... constata-t-il, une ombre de déception dans son regard clair.
Devant son expression dépitée, la jeune femme éclata de rire. Elle consulta ostensiblement sa montre.
— Quoi donc ? demanda-t-elle avec un sourire malicieux. Que nous somme le 28 mars et que, dans exactement... une heure, douze minutes et vingt-quatre secondes, ça fera tout pile un an qu'on s'est rencontré ? Bien sûr que non, idiot, je n'ai pas oublié ! Pourquoi crois-tu que j'ai pris ma journée ?
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