Mars 2023 - Quatre-vingt-douze pour cent

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Sylfenn

— Mesdames, Messieurs, déclara Le Président d'un ton vibrant, je tiens une fois encore à vous remercier pour tout ce que vous avez accompli ! Grâce à votre courage, à votre ténacité, la France aujourd'hui retrouve sa liberté, sa dignité et son rang.

Longuement, il promena ses yeux d'azur sur le demi-cercle de blouses blanches assemblées au premier rang, juste au pied de la tribune dressée sur le perron. Puis son regard embrassa la foule amassée un peu plus loin, derrière la ligne du service d'ordre. Il étendit les bras vers elle dans une accolade exaltée.

— Et vous, mes amis, poursuivit-il, qui êtes venus jusqu'ici pour partager avec moi ce moment historique... Vous aussi avez souffert, je le sais. Mais jamais vous n'avez douté ! Depuis un an, vous m'avez fait confiance, vous m'avez soutenu. Je rends hommage à vos douleurs, à tous les efforts que vous avez consentis. Sans vous, rien n'aurait été possible ! C'est pour vous que je me suis battu et me battrai toujours. Vive la République, vive la France !

Galvanisée par ces paroles, l'assistance ponctua la fin du discours d'un tonnerre d'applaudissements. Les flashs crépitaient, immortalisaient l'instant ; les caméras des chaînes d'infos en continu filmaient en direct pour la nation toute entière la triomphale ovation.

— Hourra ! hurla Teddy Lopez par-dessus le tumulte ambiant, ses grandes mains battant l'une contre l'autre avec ferveur. Vive le Président Bartoli ! Vive Sanofi !

Des centaines de gorges reprirent en cœur l'acclamation. Vive le Président ! Vive le vaccin ! Vive Sanofi !

— On les aura ! ajouta le major le point levé, englobant dans ce « les » tous les ennemis passés, présents et à venir.

À quelques pas de lui, Sylfenn et Raphaël échangèrent un sourire de satisfaction complice. Après les mois de dépression qui avaient suivi les décès de sa femme et de son fils, leur ami semblait enfin reprendre pied. Les jeunes gens s'en réjouissaient, eux qui l'avaient soutenu tant bien que mal durant ces longues semaines où il avait failli sombrer. Ils étaient heureux de le voir reprendre goût à la vie, s'investir et s'enthousiasmer de nouveau.

Au fil des jours, Teddy avait peu à peu trouvé dans l'engagement politique un dérivatif à sa peine. L'espoir qu'avait fait naître un jeune président, élu contre toute attente au printemps précédent, avait été sa bouée de sauvetage. Pour lui comme pour beaucoup.

Un an plus tôt, en effet, personne n'aurait parié sur le retour des jours heureux. La crise du septième variant avait plongé le monde dans la sidération. Fauchant partout la fleur de la jeunesse, la forme pédiatrique de la Covid 19 se répandait comme une traînée de poudre et menaçait la survie même de l'Humanité. À la douleur de l'hécatombe s'ajoutait pour les Français la honte d'en être à l'origine. Le septième variant était né sur leur sol et la Terre entière pointait d'un doigt accusateur le pays qui avait permis l'avènement du monstre. Stigmatisés par le concert des nations, la France et ses citoyens s'enfonçaient lentement dans la nuit.

Et puis, il y avait eu le sursaut, la lueur au bout du tunnel.

Malgré l'atmosphère d'apocalypse et le chaos semé par la dernière offensive du virus, l'élection présidentielle avait été maintenue. Le pouvoir en place n'avait pas eu le choix. Deux années de pandémie gérée vaille que vaille avaient exacerbé les rancœurs envers une classe politique qui démontrait au quotidien son hypocrisie comme son incompétence. Le septième variant avait été la goutte de trop qui menaçait de faire déborder le vase de la colère. Priver un peuple à bout de souffle du seul exutoire légal pour exprimer son courroux eût été le meilleur moyen d'attiser les braises d'une vraie révolution.

Le président sortant s'était donc résolu à rejouer le duel qui devait l'opposer à sa rivale désignée. Il était de toute façon intimement convaincu qu'il n'avait failli en rien et que les faiblesses de son adversaire seraient une fois encore fatales à celle-ci. Gonflé d'arrogance et d'autosatisfaction, il était donc monté sur le ring, persuadé de remporter le combat. Moyennement passionnés par l'issue du scrutin, les Français s'étaient quand même résignés à départager de nouveau Macron et Le Pen.

C'était compter sans la roublardise, ou l'instinct politique, de la challenger. La fine mouche était bien consciente de ses failles. Elle avait tiré leçon de ses erreurs passées, ne se cachait pas les réticences qu'elle suscitait encore, ni le handicap imposé par son nom, son image et même son sexe. Quoi qu'en disent les sondages, ce vieux pays patriarcal n'était toujours pas prêt à porter une femme au pouvoir. Elle savait également que le peuple était las des vieilles lunes et rêvait de nouveauté. Il l'avait démontré en 2017. Qu'elle le veuille ou non, à cinquante-trois ans, elle était déjà une figure du passé.

Trois semaines avant la date limite de dépôt des parrainages, la candidate historique du Rassemblement National avait annoncé son retrait au profit du fougueux vice-président de son parti. Elle avait consenti ce sacrifice en échange de la seule chance de voir triompher ses idées. Ronan Bartoli était jeune, beau et vierge encore de cette étiquette de politicien professionnel qu'exécraient désormais les électeurs. L'exercice du pouvoir ne l'avait pas usé, il incarnait bien mieux qu'elle cet « autre chose » réclamé par le pays.

La nouvelle avait fait l'effet d'une bombe, ravivant soudain l'intérêt pour une élection qui, jusque-là, s'annonçait jouée d'avance. La plupart des Français s'étaient bien juré qu'on ne leur referait pas deux fois le coup du candidat providentiel sorti de nulle part, pourtant ils avaient tendu une oreille attentive aux propositions de ce nouveau poulain.

Il était d'ailleurs loin d'être totalement novice et maîtrisait son sujet à la perfection. Son programme mêlait avec adresse populisme et bon sens, lutte contre l'épidémie et redressement national. Alliée à son charisme indéniable, la promesse de sortir enfin de cette crise sanitaire interminable et de laver l'humiliation du septième variant avait doucement rallumé la petite flamme d'espérance dont on avait besoin. L'intérêt s'était mué en engouement et l'engouement en plébiscite.

À la surprise générale, le coup de poker de la vieille louve avait réussi. Il avait fait exploser le fameux plafond de verre et permis de rafler la mise. Le 23 avril 2022, Ronan Bartoli était élu au second tour avec quatre-vingt-douze pour cent des suffrages exprimés. À trente-sept ans, il ravissait à son prédécesseur le titre de plus jeune président de la Cinquième République et confirmerait bientôt l'adage populaire selon lequel le remède était souvent pire que le mal.

Un an après cette élection triomphale, l'enthousiasme n'était pas retombé. De fait, au bout de quelques mois, les décisions fortes imposées par le jeune chef d'État avaient commencé à porter leurs fruits. Dans un premier temps, le confinement strict des enfants et le verrouillage à la chinoise des territoires les plus touchés avaient permis de limiter la propagation anarchique du septième variant. Ensuite, il y avait eu la vaccination obligatoire de l'ensemble de la population, rendue possible grâce à des importations massives de vaccins russes. Grâce à l'effet conjugué de ces mesures radicales, on était parvenu à ralentir l'épidémie et à en reprendre à peu près le contrôle.

En parallèle, certaines catégories, que le nouveau pouvoir ne considérait pas, et de loin, comme dignes de son intérêt, s'étaient vues privées de leurs aides sociales. La manne ainsi libérée avait servi à exprimer concrètement la reconnaissance de la nation à ses premières lignes, assurant au Président Bartoli le soutien indéfectible de la majorité des soignants, des policiers, des enseignants et de bien d'autres petites gens qui avaient vu enfin leur feuille de paye augmenter.

Surtout, on avait redirigé une partie conséquente de cet argent vers la recherche. Grâce à cet investissement massif, le groupe pharmaceutique Sanofi Pasteur avait, en moins d'une année, concrétisé l'espoir d'un vaccin français.

Bien sûr, les méthodes présidentielles ne faisaient pas l'unanimité absolue. La gauche s'alarmait du sort des familles immigrées qui avaient versé un lourd tribut au septième variant et souffert d'un enfermement drastique. Comme par hasard, les ghettos qui les abritaient étaient les secteurs où le virus circulait le plus et elles payaient d'une précarité accrue le tarissement des subsides de l'état. De leur côté, les écologistes s'insurgeaient qu'une fois de plus, l'avenir de la planète passât par profits et pertes.

Fin politique, Bartoli calmait les uns et les autres en promettant de grands plans de rénovation urbaine qui apporteraient aux quartiers défavorisés emplois et qualité de vie, ainsi qu'une réindustrialisation progressive du pays respectueuse de la transition écologique.

Car après avoir repris la main sur le front sanitaire, l'heure était venue de s'occuper d'économie. Et les deux étaient liés, le nouveau vaccin de Sanofi allait changer la donne. Celui-ci était un vaccin universel, capable d'adapter en temps réel la réponse immunitaire à l'émergence de nouveaux variants. Grâce à lui, l'Humanité s'affranchirait définitivement de la menace d'une éternelle pandémie.

Grâce à lui, comme venait de l'affirmer le Président, la France allait recouvrer son prestige et sa dignité. Effacer, en offrant au monde le remède miracle, la honte d'avoir été le berceau du fléau qui avait décimé la moitié de sa population de moins de quinze ans. Restaurer son rang et son honneur et, accessoirement, une économie florissante grâce aux retombées économiques promises par la fabrication et la commercialisation du vaccin.

Ronan Bartoli avait tenu ses premières promesses, il s'apprêtait à réaliser les suivantes. Partout sur le territoire, on construisait des usines destinées à produire en masse le sérum révolutionnaire. Des complexes ultra modernes sortaient de terre, comme celui qu'il venait d'inaugurer en grande pompe.

— Quatre-vingt-douze pour cent d'immunité ! s'exclama Teddy avec dans la voix des trémolos émus. C'est un vrai miracle, ce vaccin va tout changer !

Tandis que le chef de l'état serrait avec chaleur quelques mains tendues, oubliant dans l'effervescence du moment le respect élémentaire des gestes barrières, le policier se tourna vers ses amis.

— Viens, Raphaël ! enjoignit-il. Je connais un des gars du service d'ordre, j'aimerais te le présenter.

Comme Sylfenn haussait les sourcils, il se hâta d'ajouter :

— On pourra aussi visiter l'usine, je suis sûr que ça va t'intéresser, Syl. Et puis, avec un peu de chance, on aura accès au buffet !

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