Mars 2030 - Armageddon
Sylfenn
« And when the lamb opened the first seal
I saw, I saw the first horse
The horseman held a bow... » *
La ville brûlait. Partout autour d'elle, des flèches de feu semblaient fendre la nuit. Des bâtiments en flammes montaient vers le ciel noir les lances ignées des incendies ; l'obscurité des rues se zébrait de traits incandescents à chaque tir d'arme automatique. Le bruit des détonations, les cris, la fumée, l'odeur des brasiers saturaient ses sens exacerbés de Ziane.
« And when the lamb opened the second seal
I saw, I saw the second horse
The horseman held a sword... »
Paris brûlait et Sylfenn courait, la tête emplie par cette chanson au goût d'apocalypse que son subconscient lui imposait avec un à propos narquois. Elle avait beau tenter de faire taire la rengaine, de se concentrer sur sa mission, les paroles s'acharnaient à parasiter son esprit comme un ricanement macabre. Une épée ! L'analogie était plus qu'ironique pour ceux qui affrontaient chaque jour les bataillons de La Lame. Et la violence qui embrasait soudain le monde exhalait en effet les vapeurs mortifères d'un sanglant Armageddon.
En France, et plus précisément dans la capitale, l'insurrection flambait depuis plusieurs jours. Elle n'était toutefois que le point d'orgue d'une longue série de prémices guerriers. Les attentats de la Résistance Ziane avaient mis le pouvoir sur les dents, mais la riposte n'avait fait qu'attiser les rancœurs et les haines. Les exactions de La Lame avaient causé trop de dommages collatéraux, trop de victimes humaines d'un zèle létal justifié par un principe expéditif : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens. »
À la grogne larvée avait succédé la contestation ouverte. De manifestations en émeutes sporadiques, de sanctions « graduées » en répressions sanglantes, l'escalade avait conduit à la révolte et la rébellion à la guerre civile. Alors oui, l'enfer avait bien ouvert ses portes et libéré ses cavaliers porteurs de mort. Les traqueurs de La Lame se muaient en anges du Jugement Dernier et, pour eux, Sylfenn et les siens restaient les démons à chasser.
Haletante, la jeune femme bifurqua dans une ruelle sombre pour éviter une énième barricade. Cela faisait plus d'une heure qu'elle cavalait à corps perdu à travers la ville en proie au chaos, esquivant les forces de l'ordre et les pro régime, autant que les insurgés qui la pressaient de les rejoindre et risquaient de la retarder.
À plusieurs reprises, elle s'était retenue de se précipiter pour leur prêter main forte, mais elle ne pouvait se détourner de son objectif. Avant de songer à se battre, de laisser libre cours à la rage et la frustration accumulées depuis si longtemps, elle devait atteindre le quartier général de la Résistance et avertir ses amis du danger qui les menaçait.
Tandis qu'elle progressait le long des façades aveugles avec une prudence circonspecte, le souvenir des mots déchiffrés sur le portable de Raphaël pendant qu'il prenait sa douche la poussait à se hâter avec l'aiguillon de l'urgence.
« C'est confirmé, ces saloperies se réunissent ce soir dans le dix-huitième. On va enfin pouvoir les coincer ! Assaut prévu à 23h00, on compte sur toi. »
Un SMS de Teddy... Le sang de Sylfenn s'était figé, elle ne disposait d'aucun moyen de prévenir les siens. La Lame fliquait tous les outils numériques de communication et la Résistance avait dû renoncer à les utiliser. La seule solution qui lui restait était de se rendre sur place. Elle avait filé en catastrophe, prétextant un besoin de renfort à l'hôpital face à l'affluence des blessés. Depuis la salle de bain, Raphaël avait émis un grognement mais l'avait laissée partir sans autre commentaire.
La jeune femme jeta un regard à sa montre, les minutes filaient mais elle touchait au but. En s'éloignant du centre, elle avait laissé les combats derrière elle et sa progression était plus facile. Elle leva les yeux vers le ciel sombre ; sous la lumière blafarde d'une lune timide, les coupoles du Sacré-Cœur y découpaient leurs silhouettes d'une brillance fantomatique. Elle s'engagea dans une étroite rue en pente et, avec un soupir soulagé, aperçut enfin la haute palissade qui en barrait l'extrémité. Un sourire étira ses lèvres.
Lorsqu'il avait fait raser des blocs entiers d'immeubles vétustes pour transformer ce quartier populaire en zone résidentielle de luxe, Bartoli n'avait sans doute pas imaginé qu'un jour son opposition détournerait à son profit les vestiges de ses ambitions urbanistes. La géologie s'était mêlée de contrarier ses plans. Au premier coup de pelleteuse, les anciennes carrières souterraines de Montmartre avaient englouti dans des effondrements en chaîne les rêves de bâtisseur du Président. Du grand projet ne restait plus qu'une vaste friche, telle une plaque d'alopécie sur la tête de la vieille colline. Un lieu réputé dangereux dont les riverains se tenaient à l'écart et qui fournissait désormais à la Résistance un abri idéal pour ses réunions secrètes.
Trottinant sur les pavés inégaux, Sylfenn remonta la venelle, tous ses sens à l'affût. Elle ne perçut nulle menace, l'endroit était silencieux et désert. Les affrontements se concentraient près des lieux de pouvoir et, dans cette enclave excentrée, le couvre-feu semblait encore respecté. Surtout, elle ne discernait aucune trace de La Lame.
La pression se relâcha, elle était arrivée à temps. Elle s'approcha de l'entrée du chantier abandonné, défendue par une grille. La grosse chaîne et le cadenas qui la maintenaient close pendaient sur le côté. Elle ne s'en inquiéta pas, Ali, le veilleur de nuit, était des leurs. Il avait sans doute laissé ouvert pour permettre l'accès aux membres du réseau. Faisant fi des avertissements de danger placardés sur la clôture, elle se faufila de l'autre côté et se dirigea vers la cabane où logeait le gardien. Plusieurs fois, elle frappa discrètement, mais n'obtenant pas de réponse, elle poussa la porte et fit un pas à l'intérieur.
— Ali, appela-t-elle, c'est Sylfenn ! Les autres sont déjà là ? Il faut les prévenir, La Lame...
Elle s'interrompit brutalement et se figea, de nouveau en alerte. La petite pièce offrait son décor habituel, avec sa table branlante, sa lampe de porcelaine qui diffusait une chiche lumière, son vieux fauteuil dans lequel Ali passait ses nuits à lire, près d'un antique réchaud qui lui servait à préparer son thé. Pourtant, il y flottait une odeur inhabituelle. Une odeur ferrique aux relents de peur, mêlée d'une fragrance plus subtile qu'elle connaissait bien. Le parfum épicé d'un gel douche aux agrumes.
Sylfenn se raidit ; l'espace d'un instant, elle refusa d'admettre ce que lui suggérait son odorat de Ziane. Elle secoua la tête en une vaine tentative de nier la vérité. Une voix dure trancha le silence, la contraignant à l'accepter.
— Alors, c'est vrai ! Tu es des leurs.
Émergeant d'un recoin ombreux, la haute silhouette de Raphaël se dessina dans la lueur fumeuse de la lampe. Une silhouette sombre et menaçante, vêtue de son uniforme noir de La Lame. Des poings crispés. Un visage de marbre aux mâchoires serrées d'une colère froide. Des yeux qui la toisaient avec une férocité de prédateur. La jeune femme étouffa un cri incrédule, elle voulut occulter la vision, ignorer sa présence, se concentrer sur autre chose pour différer la réalité de la confrontation. Ses pensées se bousculaient, se chevauchaient...
Les traqueurs étaient déjà là ! Ali ! Où était Ali ? Et ceux de la Résistance ? Avaient-ils réussi à s'enfuir ?
Son regard paniqué fouilla la pièce à la recherche du veilleur de nuit, ses narines se dilatèrent, tentant de distinguer les phéromones de ses semblables. Elle ne perçut que le vide de leur absence. Comme s'il lisait dans son esprit, Raphaël esquissa un sourire, un rictus plutôt.
— Le gardien est mort, énonça-t-il d'un ton glacial, quant à tes copains de la Résistance... Ça fait deux jours qu'on a nettoyé ce nid de vermine ! Ceux qu'on a pris vivants, je doute qu'ils le soient encore.
Sylfenn écarquilla les yeux, c'était impossible ! Mais il ne mentait pas, elle le savait. Elle le sentait dans ces effluves astringents de sang séché qui imprégnaient la pièce, elle le lisait dans la dureté implacable de ses yeux pâles qui la perçaient comme des lames. Et malgré l'onde d'effroi qui enflait en elle, en dépit de la griffe meurtrière qui lui broyait le cœur, elle ne pouvait réfuter la conclusion qui s'imposait. Deux jours...
— Tu m'as piégée... hoqueta-t-elle.
La bouche de Raphaël, cette bouche qui lui avait si souvent souri, se tordit d'une moue amère. Il s'adossa à la vieille table avec une désinvolture méprisante qui la glaça.
— Eh oui... concéda-t-il. C'était assez facile, finalement. Teddy avait raison, si l'appât en vaut la peine, même la proie la plus vicieuse se laisse tenter.
Un reflux acide brûla la gorge de la jeune femme. Quel meilleur leurre, en effet, que l'espoir de sauver ses amis ? Lui faire croire qu'ils couraient un grave danger pour la contraindre à se dévoiler alors même qu'il était trop tard... Un traquenard à la fois cruel, machiavélique et terriblement efficace ! Que Teddy eût contribué à tisser cette toile dans laquelle elle était venue s'engluer tête baissée ne la surprenait pas. Elle devinait tout aussi facilement comment ils l'avaient démasquée. Elle connaissait les méthodes de La Lame, les malheureux qui s'étaient fait prendre avaient dû subir les pires tortures et l'un d'eux, sans doute, avait livré son nom.
Elle frissonna, l'esprit saturé d'émotions multiples. L'horreur du sort réservé à ses camarades, le dépit de sa propre bêtise, la colère d'avoir été dupée, l'incompréhension...
— Pourquoi ? demanda-t-elle. Pourquoi cette mascarade ? Tu savais, alors... tu n'avais pas besoin de m'attirer ici, il te suffisait de m'envoyer tes chiens !
— Pourquoi ? répliqua-t-il, ironique. Parce que j'appartiens à La Lame et que tu es ma femme ! C'est à moi de régler ce problème !
Un problème, c'était ainsi qu'il la jugeait, désormais. Sylfenn chancela, prise d'un léger vertige. Ces yeux, emplis d'une dévotion dont elle n'était plus l'objet... Cette voix, tendue d'une exaltation malsaine... Elle mesurait soudain l'ampleur de son conditionnement. Bien sûr, pour les fanatiques de La Lame, la trahison de sa compagne constituait une souillure dont il était comptable. Leur sens dévoyé de l'honneur lui imposait d'en laver l'indignité. Il devait se racheter en appliquant lui-même la sentence.
— Tu n'es pas o... commença-t-elle.
Il leva une main impérieuse, lui imposant le silence.
— Je devais être sûr, coupa-t-il d'une froideur de scalpel, la racaille n'est jamais fiable, même sous la torture. Mais maintenant, je sais... Et je veux des réponses !
Elle releva la tête avec un soupir de lassitude. Ainsi, il avait douté. Seulement par défiance envers ses ennemis, cependant, et non par attachement pour elle.
— Tu as tes preuves, rétorqua-t-elle, que te faut-il de plus ?
— Je veux savoir jusqu'à quel point tu t'es moquée de moi ! exigea-t-il. Dis-moi la vérité, Sylfenn ! Est-ce que tu t'es juste laissée corrompre par cette engeance alien ou bien... en fais-tu partie ?
Un bref instant, elle hésita. Mentir, se prétendre humaine... Lui faire croire qu'elle n'était qu'une pauvre fille influençable qu'on avait manipulée. Implorer sa pitié, jurer qu'elle regrettait ce moment d'égarement. Tenter de gagner un bref sursis avec l'espoir qu'il suffirait à le reconquérir...
Mais elle était lasse du mensonge et de la dissimulation, fatiguée de tricher, de le tromper et se tromper elle-même.
— Je suis une Ziane, répondit-elle fièrement.
Elle prit une profonde inspiration et ajouta avec amertume :
— Et ça ne m'empêchait pas de t'aimer.
Elle n'aurait su dire ce qui, de l'aveu de sa véritable nature ou de l'affirmation de ses sentiments, fut le plus douloureux pour lui. Le teint de Raphaël blêmit, revêtant dans la demi-obscurité la lividité sépulcrale des cadavres. Son visage se mua en un masque de haine convulsé par la rage, sa main en une serre griffue aux phalanges blanchies, crispée sur la crosse de son arme. Il dégaina celle-ci et la pointa sur elle.
— Va au diable ! cracha-t-il. Tu es un monstre ! Je n'ai que faire de ton amour.
Les épaules voûtées, Sylfenn l'observa avec un détachement presque résigné, cherchant encore dans ce regard qui la crucifiait le souvenir des instants de bonheur partagés. Elle n'y lut que de la fureur, du dégoût et aussi... de la peur. Elle faillit éclater de rire. Il la craignait ! Pour sa différence, pour ses aptitudes, pour ce que La Lame appelait les « pouvoirs » des Zianes. Parce qu'il redoutait sa propre faiblesse, il était prêt à renier les sentiments qu'il avait éprouvés pour elle.
Cette évidence acheva de lui briser le cœur. Les Zianes n'étaient pas supérieurs, juste le fruit d'une évolution différente. Si seulement elle avait compris plus tôt ce qui le tourmentait, si le monde avait continué d'ignorer leur existence et leurs soi-disant pouvoirs...
Un pouvoir, il en était pourtant un que l'Humanité ne soupçonnait pas encore. Les siens n'en usaient que lorsqu'ils estimaient leur tâche inachevée. Ils n'étaient que des scrutateurs, les archivistes de milliers de peuples. Ils observaient l'Histoire des espèces pour enrichir la mémoire du nid et, parfois, la collecte des données nécessitait d'approfondir l'étude. Ils avaient la faculté de remonter le temps, de revivre le passé autant de fois qu'il le fallait pour en déchiffrer toutes les subtilités. On nommait ce don « Chasse-Mémoire », tous les Zianes le possédaient, ils pouvaient choisir d'y recourir... au moment de leur mort.
Sylfenn se redressa, elle fit face à son amour avec un rictus carnassier, priant que cela suffît à le convaincre qu'elle était vraiment dangereuse.
— Fais ce que tu as à faire, murmura-t-elle.
Les poings serrés, elle se jeta sur lui. C'était sa seule chance et son dernier espoir, il devait la tuer. Il lui fallait mourir pour pouvoir revenir et réécrire leur histoire.
* «The Four Horsemen » (Aphrodite's Child - 666)
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