T0 / Time out
Sarah
Debout devant la porte-fenêtre ouverte de notre appartement, je regarde la ville brûler. J'entends la rumeur des affrontements ponctuée d'explosions sporadiques, les exhortations des combattants, le staccato des fusils d'assaut de La Lame. J'inspire l'air nocturne saturé de fumée, je sens la lumière incarnate des incendies agresser mes rétines.
Je contemple Paris en flammes et me revois foncer comme une dératée le long de ces rues en proie à la folie des hommes. Je grimace au souvenir de cette course effrénée et dérisoire qui n'a rien évité. Au moins, alors, avais-je l'excuse de l'ignorance. Je ne l'ai plus, aujourd'hui, mais mon impuissance est toujours la même. Presque rien n'a changé, je n'ai empêché ni la guerre ni le chaos. Pourtant, j'aurais pu y parvenir... Peut-être, oui, si j'avais accepté d'interposer entre les belligérants une troisième faction, celle qui prônait la fusion de nos deux peuples et l'avènement d'une nouvelle espèce.
Mais je n'ai pu m'y résoudre. Je n'ai pas accepté que l'enfant que j'avais conçu par amour devienne ce Messie improbable que réclamait Léanne. J'ai refusé de faire de lui le flambeau d'un nouveau culte et, sans doute, d'un énième fanatisme.
J'ai renoncé. À ma vie, à mon amour, au but que je m'étais assigné. Pour emmener mon fils loin de tout ce gâchis, pour le protéger. Plus tard, il choisira lui-même le destin qu'il voudra assumer ; d'ici là, mieux vaut pour lui une enfance clandestine que de subir les exigences des uns et la haine des autres.
J'ai fui. Pour préserver l'avenir d'Andrea, j'ai sacrifié mon présent, mes espoirs, l'homme que j'aime.
Raphaël... Mes yeux errent avec douleur sur notre nid dévasté. Les meubles fracassés, la vaisselle brisée témoignent de la rage destructrice qui l'a sans doute submergé lorsqu'il a découvert ma lettre d'adieu. Quelques mots laconiques qui expliquaient bien peu et ne justifiaient rien. C'est pour ça que je suis revenue ici une dernière fois, avant de disparaître. Parce que je pensais lui devoir au moins un peu plus que cette vérité énoncée sans fioriture. « Je suis une Ziane... »
Mais ça, il le sait. Depuis longtemps.
Je l'ai compris en lisant ce carnet que j'ai trouvé au milieu des décombres de notre foyer. Une sorte de journal intime dont je ne soupçonnais même pas l'existence. Il y a consigné presque chaque instant de notre histoire, dix années d'effleurements, de murmures, de quotidien, d'intimité... Des moments les plus forts aux détails les plus insignifiants, dix ans de passion et de tendresse.
J'ai parcouru ces lignes et me suis vue par ses yeux. Je sais, même s'il ne l'a jamais écrit noir sur blanc, même s'il refusait de se l'avouer, qu'au fond de lui, il connaissait la vérité. Et, tandis que je m'acharnais à dissimuler ma nature, il l'avait pressentie avec cette lucidité muselée qui n'appartient sans doute qu'aux humains amoureux. Cette évidence me déchire plus encore que tout le reste, je n'ai pas su la voir et j'ai gâché mes chances à tisser des mensonges quand il aurait peut-être suffi d'abolir le secret.
Ma gorge se noue, je serre contre ma poitrine ce carnet écorné auquel il manque une page. La dernière, arrachée d'une main que je devine ulcérée par mon ultime trahison. Le dénouement de notre histoire. Quel épilogue Raphaël avait-il écrit ? Je le saurai s'il consent à me le dire, s'il répond au SMS que je lui ai laissé il y a moins d'une heure dans un désir subit et mortifère de rejouer notre scène de fin.
Je tends l'oreille au chuintement feutré de l'ascenseur qui s'arrête à notre étage. Le bruit de la clef dans la serrure, je hume son odeur et mon cœur accélère ses battements. Il est venu, le compte à rebours final a commencé.
La porte s'entrouvre, me reviennent en flashback l'image de sa silhouette sombre émergeant de l'obscurité dans la cabane d'Ali, son visage hostile, ses iris froids. Il s'arrête au seuil du salon, son regard m'effleure à peine, il scrute la pièce comme s'il cherchait la trace de souvenirs qui ne sont plus là. Avec une indifférence qui me glace, ses yeux mornes reviennent enfin se poser sur moi.
Raphaël me fixe, ses mâchoires se contractent, troublant à peine l'impassibilité de ses traits. Je me raidis, prête à encaisser sa fureur.
— Où est-il ? demande-t-il. Où est mon fils, Sarah ?
Un soupir m'échappe, de soulagement ou de dépit. Je m'étais préparée à affronter sa colère, son dégoût, sa haine viscérale de ce que je suis, mais j'ai visiblement cessé d'occuper le centre de ses pensées. Pour l'heure, ses griefs d'amant bafoué ont cédé le pas à l'inquiétude d'un père.
— En sécurité, énoncé-je, loin d'ici.
— Tu n'avais pas le droit !
— Je n'avais pas le choix ! Raph, il est en danger ! C'est un hybride, certains voient en lui le premier des Successeurs, le futur fondateur d'une nouvelle espèce qui supplantera les nôtres. Il représente une menace pour les extrémistes des deux camps. S'ils découvrent son existence, ils chercheront à l'éliminer !
— Ça ne t'autorisait pas à me priver de lui ! réplique-t-il sèchement. Je suis son père, il ne t'est pas venu à l'idée que j'étais plus que quiconque légitime à le protéger ?
Je frémis sous le reproche, mais à cette question je ne peux retenir la réponse qui a dicté mes choix depuis la naissance d'Andrea.
— Tu es un traqueur de La Lame ! lâché-je. Pouvais-je être sûre que tu verrais en lui un fils à défendre et non une vermine de plus à abattre ?
Ses yeux s'écarquillent, sa bouche s'arrondit d'incrédulité et, dans la seconde suivante, un voile de furie assombrit son visage, son regard me foudroie, sa voix gronde comme l'orage.
— Comment ? Comment peux-tu me croire capable de lui faire du mal !
Je serre les dents, la douleur du soupçon me blesse autant que lui. Je souffre de l'avoir nourri et plus encore de lui en infliger la morsure. Mais j'avais quelques raisons à mes craintes. Je l'ai vu torturer et tuer des Zianes, je sais de quelle violence il est capable, à quelles extrémités peuvent le conduire la colère et la peur.
— Pourquoi m'as-tu laissé te faire un enfant ? crache-t-il. Tu savais très bien ce qu'il serait ! Pourquoi courir ce risque si tu ne me faisais pas confiance ?
Il me toise, son menton tremble, ses doigts esquissent un geste vers l'arme pendue à sa ceinture. La tête me tourne, la réponse est si évidente.
— Parce que je t'aime !
— Tu m'aimes ? raille-t-il d'un ton amer. Ou peut-être avais-tu une autre idée en tête ? Comme par exemple qu'il devienne un jour le chef de file de ta putain de race !
Violence pour violence, il me rend la monnaie. Mon cri de dénégation s'échappe en sanglot. Ses épaules s'affaissent, sa main retombe, sa voix se brise.
— Pour une fois, dis-moi la vérité, Sarah ! murmure-t-il. J'ai besoin de réponses !
Ces mots, trop semblables à ceux qu'il a prononcés la première fois, résonnent dans ma mémoire avec un écho funeste. Je les reçois comme le claquement sec d'une porte qui se referme au terme d'un voyage inutile. Ils portent la même menace que la rivière détournée qui regagne son lit après un violent orage et submerge les fragiles conquêtes des hommes. Pourtant, je décèle une infime différence. Le ton a changé, il n'exige plus, il implore. La voix a perdu son fiel, le regard son éclat haineux. Je n'ai plus face à moi un prédateur vindicatif, seulement un homme désemparé qui demande à comprendre. Un homme auquel je dois la vérité.
Alors, je parle. J'oublie toutes mes réticences, mes secrets, mes doutes. Peu importe ce qu'il en résultera. J'ai marché trop longtemps au bord d'un gouffre pour me soucier encore d'y tomber. Je veux qu'il sache. J'ouvre une dernière fois la porte du temps et lui offre mes souvenirs. Je raconte ce qui fut, mon espoir fou de ce qui pouvait être. Cet espoir qui m'a fait revenir.
Il reste un long moment immobile, tourné vers la fenêtre, figé dans un mutisme hermétique. Ses yeux sans expression sondent la nuit, fuyant les miens. Je frissonne, cette absence de réaction me fait tout aussi mal, plus encore sans doute, que le déferlement de fureur que j'ai affronté la première fois. Cette coquille vide est un reflet bien trop cruel du néant sans fond dans lequel j'ai l'impression de sombrer. Je me sens épuisée, vide. Je n'ose pas briser le silence, je n'ai plus rien à dire. J'ai joué toutes mes cartes, le dernier coup lui revient.
Il se tourne vers moi, le regard plein de lassitude.
— Sauver le monde, souffle-t-il, me sauver de moi-même... Merci d'avoir essayé, Sarah. Malheureusement, je crains qu'il ne soit trop tard.
— Pour le monde, sans doute, concédé-je, pour nous, peut-être pas.
L'espace d'une seconde, je crois revoir briller dans ses prunelles cette petite flamme chaleureuse. Mais le vague sourire qui étire ses lèvres n'a rien de joyeux. Il secoue doucement la tête, s'approche de moi et me prend des mains le vieux carnet. D'un geste machinal, il le feuillette avant de le jeter négligemment au milieu des débris.
— Je ne crois pas, cette histoire-là est terminée.
Il s'empare de mes doigts et les referme sur un bout de papier chiffonné qu'il ne me laisse pas le temps d'examiner. Il me serre contre lui.
— Chasse-Mémoire, chuchote-t-il à mon oreille, c'est un joli nom. Il te va bien.
Les paupières closes, je savoure cet instant. Je sens la pression de son corps, son haleine chaude dans mon cou, sa bouche qui s'égare sur la mienne. Sa main qui glisse le long de mon épaule, descend vers ma poitrine. Une caresse... métallique.
J'ouvre les yeux. Mon regard accroche le sien. Une glace limpide, pâle, translucide, vide du moindre reflet. Ses lèvres s'entrouvrent sur un murmure.
— La prochaine fois...
Le froid du canon contre ma peau, un vacarme qui déchire mon cœur... Le monde s'efface.
Game over.
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