Sommeil en berne
Le lendemain, c’est l’humeur en berne qu’elle va travailler. Des cauchemars plus sordides les uns que les autres ont tourmenté sa nuit. J’en fais de plus en plus, pense-t’elle en évitant les flaques d’eau qui constellent le trottoir, c’est pas normal. En prime, une fois à la boutique, l'accueil glacial de son patron achève son moral. Fred fait encore la gueule, voilà une belle journée qui commence! bougonne t'elle en posant son sac au vestiaire.
- Oh ! t’as pas bien dormi toi ? lui lance Vanessa alors qu’elle enfile sa blouse Press’Net.
- Non, et en plus j’ai oublié ma visière. T’en as pas une à me passer ?
- Oui, il y en a des propres dans le tiroir huit et si ça peut te remonter le moral, samedi soir, on fête notre pendaison de crémaillère avec Nathan. Tu es la bienvenue.
- Ah c'est cool, je viendrai volontiers. Qu'est-ce que tu veux que j'amène ?
- Toi. Ramènes-toi et ce sera déjà pas mal. Pour le reste on s'est organisés avec Picard et ma belle-mère. Et tu peux venir accompagnée ! ajoute Vanessa d'un clin d'oeil malicieux.
- Arrêtes ! Tu sais bien que je n'ai personne, et clairement ça me convient tout à fait.
- Ouais ! ça c'est ce qu'on dit pour se rassurer.
- Alors les filles, on papote ? Faudrait peut-être se mettre au travail non ? Les interrompt Fred en déposant un sac de draps sur le comptoir.
- Ça, c'est une commande du Pavillon Boissard, le 3 étoiles de la Place Royale. Ils nous testent tout un mois sur le linge plat. A nous d'être rapides et efficaces pour remporter le marché annuel. Et autant vous dire qu'on en a bien besoin ! ajoute-t-il, l' air soucieux.
Fred Murier avait racheté aux enchères ce pressing de quartier tombé en désuétude après la mort de son propriétaire. Il avait lourdement emprunté pour remplacer les machines obsolètes et investir dans du matériel de pointe. Mais le chiffre d’affaires n’était pas à la hauteur et il fallait reconquérir une clientèle qui avait pris d'autres habitudes. Bel homme, d'une stature imposante, son allure était toutefois marquée par un dos toujours vouté. Il semblait écrasé par le poids des ennuis.
- Au fait les filles, j'ai transmis la photo du corbeau à la police. Ils passeront dans la semaine pour nous interroger.
En sortant du boulot, Marylin hésite à rentrer chez elle. Une certaine lassitude l'habite ces derniers temps, comme un spleen lancinant. Contrairement à ce qu'elle affirmait plus tôt à sa collègue, vivre seule lui pesait désormais et elle ne languissait pas de sa soirée en solo face à face avec la télé ou l'écran de son portable.
- Allo Céline ? Tu fais quoi là ? J'ai pas envie de rentrer
- Ah voilà un appel qui me plaît ! scande une voix forte à l'autre bout du fil. Viens me rejoindre au Tiki, je finis tout juste mon service !
- Au Tiki ? Tu abandonnes la bière pour le rhum ? Mais les brasseurs vont faire faillite !
- Ah tais-toi, il y a du houblon aussi mais il y a surtout un serveur ultra beau gosse !
- Ok je comprends mieux ! ma pote qui abandonne son pub favori pour un repère de pirates, il fallait bien une motivation spéciale !
Quelques instants plus tard, Marylin gare sa vieille Ford Fiesta rue Kervegan, à deux pas du CHU. Le quartier regorge de bars en tous genre où le personnel médical vient se détendre après des journées intenses. Et c'est sans sa blouse d'infirmière que Céline la rejoint, en blouson de cuir et jean déchiré.
- Tu te gèles pas avec tes trous partout ? On n'est pas loin du zéro ! clame Marylin dans un souffle de condensation.
- Ah c'est sûr que je ne m'habille pas comme en l'an 40 moi !
- Je m'habille classique, c'est tout ! tu confonds classique et vieillot !
- Ouais ouais! Bon allez on rentre sinon on va finir en sculpture de glace !
A l'intérieur, Tikis, palmiers et colliers de fleurs dressent le décor exotique d'une rhumerie tropicale.
- Un Cuba Libre pour moi ! lance Marylin au serveur tentant de se faire entendre malgré le volume de la musique.
- Oh, belle chemise à fleurs ! déclame Céline d'un ton enjôleur. Une Corona pour moi bel homme, comme d'habitude.
- C'est lui le beau gosse Céline ? Attends mais tu plaisantes !
- Quoi il te plait pas ? Moi j'adore sa belle barbe rousse et ses grosses paluches.
- Oh t'es une vraie cinglée en fait ! Tu finiras tenancière de Pub à Dublin !
- Non, le fait est que tu as des gouts discutables Marylin, et ça il faudra bien que tu l'admettes un jour !
Les deux amies trinquent dans un éclat de rire et terminent leur dernier verre en maudissant le temps qui passe.
- Je commence à 5 heures demain, il faut que je rentre là. Se désole Vanessa.
- Je te ramène ou t'es en voiture ?
- Non je suis venue en tram. Dépose moi s'il te plait.
- Et ta bagnole ? tu la prends de temps en temps ?
- Arrêtes, pour se garer à l'hosto c'est la galère, je préfère encore me taper les miches des travailleurs de l'aube.
Arrivée au pied de l'immeuble Céline se tourne vers son amie.
- Dis moi ma belle, trêve de plaisanterie, je te trouve pas très bien en ce moment. Tu as des problèmes ?
- Je fais des cauchemars de malade si tu savais. Ça me réveille en pleine nuit et impossible de me rendormir ! Du coup je suis tout le temps crevée.
- J'ai une copine au boulot qui a des problèmes de sommeil. Elle est allée voir une sophrologue qui a fait des miracles !
- Ah ouais pourquoi pas ! Mais ça doit couter une blinde non ?
- Aucune idée ! Tu peux toujours passer la voir, on sait jamais ; j't'envoie son numéro demain. Allez bye ma belle, rentre bien.
Annotations