Chapitre 1 : Dernière leçon

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Les cours de philosophie étaient devenus ma passion, ma seule manière de repousser une angoisse existentielle latente, mais également de fuir mon plus grand ennemi, l'ennui. Une fois les autres élèves partis, mon plaisir quotidien commençait réellement : engager un débat, souvent perdu d'avance, avec mon professeur sur la leçon du jour.

Ces échanges étaient marqués par une volonté de changement et un enthousiasme juvénile de mon côté. De l'autre par une résignation maîtrisée, s'appuyant sur l'histoire du monde, les conséquences des actions humaines et une philosophie post-Grande Débâcle.

Mon professeur, Aquifolius, s'exprimait avec une aisance et un charisme incomparable. Parler avec Aquifolius, donnait l'impression de parler à un grand homme et par la même, de partager un peu de sa gloire.

–Si l'on en est venu à vivre de la sorte, si l'on en est là, c'est à cause de nos lointains aïeux. Leurs sociétés étaient vérolées par des maux si infamants. Qu'il s'agisse de l'appât du gain, de lutte de pouvoir, de terrorisme, ou de guerre... peu importe, nous connaissons la finalité de leurs transgressions. Personne en ce temps-là n'a souhaité en arriver à la Grande Débâcle, empiriquement parlant ce fut un « mal nécessaire » pour détruire leur mode de vie. Le monde était malade, l'homme était malade, la Grande Débâcle l'a guéri.

Qu'il s'agisse de son discours ou de la manière de le déclamer, il y avait quelque chose qui me dérangeait. Il prenait un ton messianique pour m'annoncer des théories fondées sur la raison.

– Un penseur de l'ancien temps disait : « Un peuple qui sacrifie un peu de liberté pour plus de sécurité ne mérite ni l'un ni l'autre ». Vous ne trouvez pas que l'on a trop sacrifié ?

Je me réjouissais à l'idée que de mon seul discours, je parviendrais fatalement à briser la chaîne de ses certitudes. Au fond, je me laissai plus emporter par ce jeu que par le débat. Il se racla la gorge pour reprendre sur une voix plus grave, plus encrée dans sa démarche de pédagogue.

–L'idée que la liberté se mérite est intéressante, pertinente même. Le fait est que la société humaine hiérarchise ses membres, impliquant une double relation, l'une d'interdépendance pour que la société perdure et fonctionne durablement, l'autre découle de la première et consiste en une relation de pouvoir.

Il ne fut nullement perturbé par mon regard incrédule, troublé que j'étais à voir le rapport avec mon interrogation. Je ne pouvais me résoudre à penser qu'il tentait de changer de sujet pour éviter de me répondre, ainsi je l'écoutais avec attention.

Le problème c'est que la seconde nie la pertinence de la première, le pouvoir ne regarde que lui. Le pouvoir est une soif que l'on ne peut étancher, qui, a la manière d'une addiction impose son accroissement pour une satisfaction toujours moindre. Au minimum cette autorité poussera directement ou indirectement à dénigrer autrui, au diapason de là où il se trouve dans l'échelle sociale par rapport à soi.

Si je ne parvenais toujours pas à faire le lien entre son propos et le mien, j'étais particulièrement curieux comment il allait s'y prendre.

Pour résumer, le pouvoir divise la société, que tu sois au-dessus ou en dessous de celui à qui tu te compares, tu ne te sentiras plus appartenir au même groupe social que lui, ta culture sera probablement différente, tu arrêteras assez vite de le considérer comme un semblable. Le pas à franchir avant de le considérer comme ennemie est infime.

Il poursuivit avec une maestria m'emportant dans les abymes de la confusion.

Là où cela importe vis-à-vis de ta citation, c'est que faire valoir sa position sociale se traduit souvent par une dépréciation de celle d'autrui. On n'est pas jugé sur sa valeur, sa détermination, mais sur sa position sociale. Si la faire valoir oppose à autrui, on voit bien : comment le travail créer la division et donc comment le travail peut fractionner une société. Plus une personne accède à une position sociale élevée, plus elle va prétendre à plus d'argent, plus de pouvoir, bref plus de liberté. Tu vois le problème ?

Il me toisa, comme pour vérifier que je l'avais suivi jusqu'au bout de son idée.

–Mais alors, comment faire ? Supprimer le travail ? Supprimer la société ? Revenir à une forme d'organisation plus primitive, plus horizontale et de fait, plus égalitaire ?

Ma réponse était une sollicitation à ce qu'il aille au bout de ses idées. Maquillé derrière une invitation à m'abreuver de ses lumières, se fomentait ma terrible contre-offensive.

–Comme nous l'avons fait. Revenir à une société de taille réduite, où toutes les deux heures les cols blancs deviennent les cols bleus et réciproquement. Chacun occupe le poste de l'autre à différents moments de la journée. La position sociale n'importe plus puisque tout le monde est à égalité. Couplés à notre système éducatif, nous avons su former un modèle crédible qui éveille des valeurs civiques de respect, de tolérance et de fraternité.

Voilà l'opportunité que j'attendais, c'était le moment de lancer mon embuscade. Je repris d'un ton qui invitait à la compassion.

–L'uniformisation des valeurs et des cultures, vous ne trouvez pas cela triste, vous ?

Sa réponse vint trop rapidement pour qu’il ait le temps d'y réfléchir, c'était je le sentais une forme d'automatisme, un conditionnement qui l'amenait à enchaîner de la sorte :

– Si ces valeurs et ces cultures différentes mènent à des tensions, des problèmes de communication et par extension des conflits, du racisme, de la discrimination, des guerres... Je les sacrifie sans une once d'hésitation. Si ces valeurs et ces cultures sont pertinentes, notre culture les absorbera.

Imperturbable, il dévia ma rhétorique comme si c'était un jeu d'enfant. Sa réponse n'avait pas vocation à me satisfaire, me poussant même indirectement à m'insurger.

–Qui décide de cela, j'ai le choix également ?

J'arrivais au frontière de l'impertinence, je savais que cette décision n'était pas mienne, le sous-entendre devait être une preuve de mon arrogance.

–Bien sûr que tu as le choix. Tout le monde a toujours le choix. Tu as le choix de quitter le dôme ou d'y rester.

Face à ma mine dubitative, il poursuivit.

Tu m'as l'air particulièrement sceptique vis-à-vis de notre mode de vie... cela pourrait poser un problème, mais il n'est aucune individualité qui a su résister à l'épreuve à laquelle je vais te soumettre.

Il n'y avait dans la formulation de sa parole ni enthousiasme ni malice apparente, d'aucune manière je ne parvenais à distinguer s'il s'agissait d'une punition, d'un examen ou d'une réjouissance.

Tu vas partir du dôme pendant une durée totale de quatres semaines. Tu vas découvrir, te rendre compte par toi-même de ce dont notre espèce est capable lorsqu'elle évolue sans filet.

J'avais l'habitude d'être en contact avec Aquifolius, aussi, lorsqu'il sortait de son rôle de professeur et qu'il digressait en s'investissant personnellement dans son propos, je ne pouvais m'empêcher de le remarquer. Lorsqu'il s'embarquait dans ces envolées lyriques, il ressemblait plus à un prophète qu'à un éducateur.

Sors et affronte les conséquences de cent ans d'hiver nucléaire. Constate à quel point la désolation imprègne notre monde. Pendant un mois, tu affronteras l'enfer et les radiations puis tu reviendras me voir pour me dire à quel point nous sommes dans l'erreur.

Tiens, l'aurais-je mis en colère ?

Ceci n'est pas un conseil mais une injonction, affronte et contemple la folie des hommes et reviens me voir. Fais-toi ta propre idée. En tant que société nous sommes attaquable, nous sommes perfectibles, mais nous n'avons rien à voir avec ces animaux humains. Si tu perçois la faillibilité de notre mode de vie, cela veut dire que notre système éducatif fonctionne.

Quelque part cela sous-entends qu'il n'est pas totalement en désaccord avec moi, non ?

Pour aller plus au-delà de cette réflexion qui t'empoisonne, tu devras explorer les terres désolées. On dit souvent que le maître apprend de l'élève, il est temps de mettre cela en application. Nous te fournirons de l'équipement de survie pendant 1 mois, puis si tu le souhaites (et je n'en doute pas) tu reviendras et tu nous partageras le savoir que tu auras acquis.

Il m'offre l'opportunité de lui enseigner quelque chose ? L'opportunité de lui rendre la pareille. C'est une grâce que je ne saurais refuser.

-D'accord... je suppose ? Je vous avoue que je ne m'étais absolument pas préparé à cela. Même si l'on ne me demande pas mon avis, je tacherais de faire honneur à mon peuple et de me montrerais digne de votre confiance.

Un sentiment étouffant s'empara de moi, un enthousiasme teinté d'appréhension. C'était probablement une des décisions des plus importantes de ma vie et elle n'était pas de mon fait. D'une certaine manière, je savais qu'elle allait me façonnait... J'avais toujours rêvé de voyager, bien que je ne concevais la chose uniquement comme un fantasme lointain, irréalisable. L'imminence de cette décision me terrifiait autant qu'elle me stimula. J'avais baigné dans une culture routinière, ancré dans des habitudes où le quotidien avait modelé ma manière d'appréhender le monde, un monde aussi rassurant qu'insipide.

Voir cela voler en éclat me glaçait le sang, malgré cela, je demeurai avide d'expérience.

Une fois notre entretien terminé, il donna les directives à un agent de l'Œil, le lendemain était le jour du grand départ.

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