Chapitre 6 : Spéléologie introspective
Chapitre 6 : Spéléologie introspective
Alors que la marée humaine se dissipait, dans un brouhaha assourdissant de plaintes et de grognements, je pris une profonde inspiration.
Je n'avais pas de temps à perdre. Était-ce l'adrénaline ? L'énergie du désespoir ? Quoiqu'il en soit, je me sentais animé par une fulgurante vivacité. J'empoignais le manche de ma pioche, avec une telle force que je crus la briser. Je pulvérisai ces planches avec une hargne surhumaine, comme si j''abattais directement leur civilisation.
Jamais je n'avais employé pareille vigueur à démolir quelque chose, il me fallut quelques secondes pour reprendre mon souffle avant de me mettre en route.
Je balayais l'alvéole du regard, les ténèbres étaient si intenses qu'il me fallut rebrousser chemin pour récupérer une lanterne accrochée plus loin.
M'immiscer dans cet antre me donna des frissons, ma « torche » représentait beaucoup plus qu'une source de lumière, mais également de chaleur et de réconfort. J'eus l'impression que les ténèbres étaient animées de leur propre volonté, que la noirceur de ces lieux était vivante, alors même que ma seule arme pour me défaire de ce terrifiant monstre était la flamme virevoltante de ma lanterne.
Le simple fait d'entrer dans cet endroit m'apparaissait comme une promesse de ne jamais en ressortir. C'était comme si l'obscurité me souriait, m'invitant à me blottir contre elle pour m'asphyxier de son étreinte mortelle. Au travers des conduits assez vastes de cette galerie, on sentait la ferveur d'ouvriers, emplis d'une volonté de bien faire. Aussi finement ouvragée qu'elle était, cette cavité n'était rien d'autre qu'une cicatrice creusée par le labeur des travailleurs. Une plaie béante dans les entrailles de la terre qui s'étendait à perte de vue.
En me retournant, je pris conscience de son étendue. L'entrée de cette crevasse artificielle n'était plus qu'un vague halo de lumière que je devinais au loin.
Je repris ma course en m'interrogeant.
Quelque chose ne va pas... est-ce le soulagement de m'être éloigné de cet enfer qui me fait pousser des ailes. Ou j'ai vraiment parcouru autant de distance en si peu de temps ? Tu t'embrouilles... tout se ressemble ici, c'est impossible de vraiment prendre des repères.
Empêtré dans mes songes, mon regard négligea la vision d'horreur qui se présentait à moi. Ce n'est qu'après l'avoir dépassé que je réalisais ce que je venais de voir : un cadavre. Attiré par l’inconnu ou animé par une curiosité morbide, je reculais de quelques pas pour attarder mon attention sur ce dernier.
Sa vue était d'autant plus terrible que ce fut le premier macchabée qu'il m'ait été donné de voir.
Il devait être là depuis un moment. Figé dans sa dernière expression, le visage tourné vers la seule issue possible, la position de son bras gauche semblait indiquer un ultime effort pour accéder à la sortie.
Je l'observais avec l'impression sordide qu'il me rendait ce regard. Croiser ses orbites vides me plongea dans un profond malaise, mon empathie naturelle me poussant à épouser sa condition, l'espace d'un instant, je devenais mort et lui revenait à la vie.
Curieusement, l'odeur ne m'atteignait guère, mes nasaux devaient être totalement bouchés par la poussière.
-Au moins, toi, ils ne te boufferont pas. Tu es mort dignement.
Étrange expérience que de croiser un cadavre. J'étais fasciné, compatissant et dégouté par ce spectacle.
Je reconnus alors l'uniforme des contremaîtres.
Connard.
Toute forme de bienveillance avait disparu. Ce qu'il avait pu subir, au mieux, m'indifférait. Débarrassé de ma solidarité, je pris bien le temps de détailler le cadavre. Boursouflé par les champignons de la putréfaction, il était parfaitement répugnant. Dévoré par des lombrics bien gras dont les mouvements frétillants évoquaient une danse malaisante. Ce balai macabre m'inspirant une réflexion ambiguë.
Etait-ce une ode à la vie, le symbole que même dans la mort une vie est possible ? Ou au contraire ces êtres célébraient-ils le dernier repos en condamnant le vivant ?
Je secouais la tête pour descendre de mon nuage. Ma rancœur repris ses droits sur mon esprit.
Nourris les vers, au moins tu auras été « utile ». Je vous souhaite humblement de tous crever. Souffre comme ils souffrent...
Gare à ce que tu souhaites. Souviens-toi d'où tu viens, tu vas finir par devenir comme eux, à trop espérer qu'ils...
Ma réflexion s'interrompit brutalement devant la réalisation de ce qui m'accablait.
Souffrent ? SOUFRE !
C'est pour ça que je parle tout seul à un cadavre et que je ne sens pas son odeur. C'est le gaz qui me fait délirer.
Ton objectif est clair et ton temps compté, DÉPÊCHE-TOI.
Non sans dégoût, je déshabillai le contremaître pour revêtir son uniforme, espérant que ce vêtement serait un passe-droit. Je repris machinalement ma progression dans ce tunnel qui évoluait comme un crescendo de l'horreur en un train fantôme pour adulte. Les cadavres se succédaient désormais les uns les autres. Etait-ce le nombre ? Était-ce le gaz ? Ils finirent par faire partie du paysage, comme s'ils habillaient la mine depuis toujours.
C'était un véritable charnier, pourtant, je ne pensais pas pouvoir dire cela un jour mais je parvins à m'y habituer. L'horreur n'échappe pas à la règle : Aussi dérangeante soit-elle, dès lors qu'elle devient fréquente, elle-même peut devenir familière voir même lassante.
Chaque pas me guidait vers un authentique musée des horreurs, dont la route n'était qu'un sol pavé en corps inanimés. Ou n'était-ce encore que le soufre qui me fit halluciner ?
Passé un temps de marche indéterminé, les marques des pioches se faisaient plus rares. J'arrivai sur ce qui semblait être un affaissement de terre. Je sortis ma pelle de mon attirail de mineur et m'affaira à déblayer le tout.
Ce geste que j'avais déjà fait machinalement toute la matinée était maintenant empreint d'un sens nouveau, chaque coup de pioche me rapprochant chacun de la liberté. Avec cette idée en tête mes courbatures, ampoules et même ma fatigue disparurent. Avec le cœur au ventre je m'employais plus efficacement, plus énergiquement. Je fis le travail de toute une équipe en à peine quelques minutes.
Ce devait être le cul-de-sac dont Ezra parlait. Maintenant ce que je recherche c'est une sorte de lac sous-terrain.
Me raccrochant à mes espérances, je tendis l'oreille en quête du clapotis familier d'un cours d'eau. Ma seule réponse fut un silence cynique qui appelait à ma fin.
-Merde ! Merde ! Merde ! Je NE RETOURNERAIS PAS EN ARRIÈRE, PAS SANS CETTE CLÉ.
Je m'époumonai en hurlant cette phrase, provoquant un nouvel éboulement.
Mais quel con... maîtrise-toi ou tu vas crever... Remarque ça ne serait peut-être pas plus mal de rejoindre mes défunts frères travailleurs, au moins je ne serais pas seul.
Par miracle je ne fus pas enseveli sous les décombres et m'en tira avec des blessures superficielles.
-Comment peux-tu appeler « frères » des personnes que tu ne même connais pas ?
L'obscurité avait formulé cette question avec ma propre voix. Irrationnellement, je répondis à son invective, trop outré que j'étais pour penser à la situation.
-Je ne sais pas... Probablement qu'avoir partagé la dureté de leurs conditions de travail, si infâmes, ne serait-ce qu'une matinée, me rapproche d'eux. J'ai l'impression de les comprendre, d'être comme eux.
-Comme eux ? Ces cannibales ? Non ! Tu vaux mieux que ça, bien sûr...
Je ne savais plus si les ténèbres me répondaient ou si ce n'était qu'un écho de mes propres pensées. Peu importait sur le moment de savoir s'il y avait une autre présence ou non dans cette antichambre de l'enfer. Si mon sort était de me faire débusquer, arrêter ou dévorer par quoi que ce soit humain ou démon, ainsi soit-il.
Comme un appel à la lucidité, je m'astreignis au silence, me martelant en tête des pensées rassurantes forgeant un embryon de détachement.
Ne te laisse pas tourmenter par... quoi que ce soit. Avance.
L'éboulement avait bloqué ma sortie, mais dégageait une nouvelle entrée. En m'engageant dans ce nouvel espoir, je ne tardai pas à découvrir l'étendue d'eau qu'Ezra avait mentionnée.
Armé de ma pelle et de mon courage, ignorant mes blessures, mes courbatures, la faim, mais surtout la soif, je m'engageais dans ce nouveau pan de la mine. A l'inverse de ce que j'avais observé jusqu'à présent, cette cavité souterraine était parfaitement naturelle, creusée uniquement par l'érosion. Stalactites et stalagmites se répondaient dans une symétrie dérangeante, esquissant le portrait du piège mortel d'une créature primordiale. Comme une toile d'araignée formée de roche aiguisée, n'attendant que la chair humaine pour parfaire le tableau
L'air ici me semblait plus pur, plus respirable. La grotte était traversée par de minces filets de lumières se faufilant de manière hasardeuse au travers des parois. Il y avait donc une autre issue.
La rivière coulait de façon abrupte, débouchant sur une cascade pour mourir dans un vide abyssal. Au-delà de la chute, en hauteur, j'aperçus une formation rocheuse, éclairée par un phénomène curieux, dessinant comme un puits de lumière. Ce dernier attira immédiatement mon attention, ce faisceau étincelait par intermittence, comme une vieille ampoule luttant contre sa propre mort.
Aussi fascinant que fut ce spectacle, je remontai à la source du cours d'eau pour découvrir l'objet de tous mes désirs.
Je crus d'abord à une roche, toutefois les parois de la forme, trop rectangulaire et trop raide pour avoir été dessinée par la nature. Rapidement je me rendis compte que c'était le coffret renfermant la clé dont mon compagnon de cellule m'avait parlé. Je déblayai la poussière avec précaution, il s'agirait de ne faire aucun faux pas, si proche du but. Mon nettoyage mis à jour un pavé numérique.
Je poussai un soupir de soulagement.
-Ça y est, on y est... c'est fini !
Des larmes de joie perlèrent sur mes joues sans que je ne m'en rende compte.
3540 S, je tapai le code avec moult précautions.
L'affichage me proposa de confirmer, ce que je fis.
La lumière s'éteignit de l'écran pour finalement luire de plus belle.
3540. 3539. 3538. 3537...
Un compte à rebours... pour une clé ? C'est autant une clé qu'Ezra est un homme de confiance. Ça n'est pas une clé, c'est une bombe. Le « S » voulait dire seconde.
3530.
Combien ça fait en minute ? Moins d'une heure... J'ai moins d'une heure pour sortir d'ici, trouver ma combinaison et m'évader de la station.
-Je déteste l'humanité, pourquoi se joue-t-on de pareils tours... est-ce donc ça ta rédemption Ezra, emporter tout le monde dans ta chute ?
Je n'ai qu'une heure pour m'échapper, je m'apitoierais sur mon sort quand je serais certain que ce sera trop tard. Je sais ce que je dois faire. Ce puits de lumière, c'est là-bas ou nulle part.
Deux contraintes s'opposaient à ma survie, il y avait bien dix à quinze mètre de vide me séparant de l'autre plateforme et je n'avais qu'un peu plus de cinq mètres de corde.
Instinctivement, je me représentais la séquence d'événements à suivre, les gestes que j'allais devoir accomplir :
Me saisir de mon attirail de mineur, nouer ma corde autour de ma pioche pour former un grappin rudimentaire. M'élancer vers le ruisseau, lancer ma création, espérer qu'il se bloque sur une stalagmite, me jeter dans le vide en m'accrochant à la corde et me hisser jusqu'à hauteur de cette plateforme. L'équation était simple, le temps n'était plus à la réflexion, mais à l'action.
J'agissais machinalement comme un condamné foulant ses derniers pas dans le couloir de la mort. Quand un pronostic vital est engagé, l'hésitation finit tôt ou tard par disparaître, je savais que mon nœud ne céderait pas.
Tout au long de ma vie, je ne fus qu'esprit, rationalisation. Je ne percevais tout qu'au travers du prisme de la réflexion, tout était sujet au complexe, à l'interprétation. Rien de tout cela ici.
Là, je laissais les clés de mon destin au hasard. Pas d'arrière-pensée ou de demi-mesure, juste quelque chose de finalement très binaire. Je n'avais jamais réellement été obsédé par le contrôle, hormis le contrôle de soi, or cette impuissance face à une potentielle mort imminente soulevait en moi une forme d'ambivalence. À la fois terrifiante, puisque ma vie était engagée, à la fois rassurante, car l'issue en cet instant n'était plus exactement de mon ressort.
-Je ne céderais pas
Je pris une profonde inspiration afin de me gorger de courage face à ce qui pourrait être un suicide involontaire. Décidé, je me mis à courir jusqu'à atteindre l'extrême limite du ruisseau. Propulsé par mon élan, je bondis en avant dans un saut qui m'éleva si haut qu'il manqua de me déstabiliser. Arrivé au point culminant de mon plongeon, je lançai ma pioche en direction de la plateforme. Je n'eus pas le loisir de la voir atterrir, la chute m'emporta comme si l'on m'avait fauché.
En désespoir de cause, je m'emparai de ma corde, sans savoir si m'y raccrocher serait parfaitement vain ou non.
J'entendis le pic de mon grappin racler la terre pendant quelques secondes, les plus longues de ma vie, pour finalement se muer en un bruit sec.
Je n'eus pas le temps de me réjouir, jamais je n'avais fait de pareilles cascades, j'aurais dû prendre plus de précautions, réfléchir plus à la situation. J'aurais ainsi anticipé le fait que la corde lacera les chairs de la paume de mes mains. L'espace d'un instant, je crus défaillir en observant les ténèbres qui ne demandaient qu'à se repaître de ma vie, elles avaient cela d'attirantes que l'effort et la douleur étaient insoutenables.
- Non ! Pas maintenant.
L'adrénaline générée par l'action refoula tout ce qui m'entravait, ainsi, poignée par poignée, j'achevai de me hisser péniblement vers la seule issue possible. Une fois arrivé au sommet, je m'étendis au sol comme mort.
Les yeux clos, comme si tout était enfin terminé. J'attendis que le battement frénétique de mon cœur reprenne un rythme soutenable. Je me serais endormi si l'inflammation pulsant de mes mains n'allait pas en s'accroissant, ma respiration fut bientôt ponctuée par de brefs gémissements de douleur. Une idée me ramena les pieds sur terre.
Une bombe. Juste à côté ; à 100 mètres de moi à peine. Relève-toi, enfuis-toi loin et vite.
Alors que je prenais appui sur le sol pour me relever, je constatai que le sol sur lequel j'étais étendu était humide. Mon corps baignait dans un fluide visqueux à l'odeur familière. Du sang, je me prélassais sur une flaque répugnante allant se déverser dans les ténèbres qui me précédaient. Une chute de sang répondait à une chute d'eau. La lumière avait attiré mon attention au point que j'en avais omis ruissellement de liquide écarlate.
Je me mis sous le faisceau de clarté d'où je vis une ampoule virevoltante en train de décliner. A regarder d'en bas, c'était comme si le puits de lumière vomissait la mort, des flots de sang s'évacuait vers mon tunnel. Une échelle maculée d'hémoglobine à moitié coagulé, à moitié liquide menait à un accès supérieur.
Ignorant la douleur et le dégoût, barreaux par barreaux, je finis par gravir cette échelle.
Je sortis d'un enfer pour en découvrir un autre.
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