Chapitre 15 : Un préalable nécessaire au désastre.
Sauf. Nous nous en sommes tous sortis sain et sauf.
Mon esprit se répétait ces mots, comme pour s'en convaincre. Une litanie réconfortante pour se dérober à l'insécurité et à la culpabilité.
Les préparatifs pour la crémation des Tocards abattu par les soldats du dôme allaient de bon train.
Sauf
Alors même que je fuyais les morts du regard, mon esprit se cristallisait dessus. Plus j'essayais de refouler ce désastre, plus mon empathie me rappelait à l'ordre.
Ils sont morts par ta faute. Même si tu n'as pas appuyé sur la gâchette, tes décisions ont guidé ces âmes à leur destruction.
Nous étions tous réunis dans la plus grande salle des égouts, décoré sobrement pour l'occasion. La totalité des Tocards étaient présents bien sûr, les cartographes du dôme également. Iris et David, dont l'impassibilité vacillante laissait deviner un certain malaise, occupaient une place de choix: en cas d'homicide, la culture des Tocards imposait la présence des tueurs lors des funérailles.
Cyclope se tenait proche se moi et posa sa main boursouflée sur mon épaule.
-Mourir pour protéger tribu, meilleure mort possible pour Tocard. Même si décision mauvaise, décision d'exemple pour tous.
J'écoutais les mots de Cyclope avec prévenance pourtant ses mots ne tamisaient pas mon marasme.
-Ils sont morts à cause de moi...
Je me sentais mal. J'avais beau avoir causé bien pire dans ma vie, je me sentais terriblement mal.
Qu'y a-t-il de différents par rapport au génocide des méritocrates cannibales que j'ai indirectement annihilé par mes actions ?
Je soupirais intérieurement. Poser le problème aussi clairement imposa la réponse comme une évidence.
Pour les mangeurs d'hommes, je détestais leur culture, leur mode de vie. Au-delà de ça, j'imagine que l'inhumain ne génère pas d'empathie.
Ici, les victimes avaient des intentions hostiles à mon égard toutefois je les comprenais. Ils nous prenaient pour une menace, l'avenir nous dira si leur jugement était légitime.
Les deux corps avaient été recouverts d'une épaisse couche de boue séchée, sur laquelle on pouvait deviner d'élégants motifs en forme d'étoiles et de spirales tracés avec la plus grande dévotion.
Chacun de ceux que j'imaginais être les proches des défunts, reçurent des torches qui vinrent bientôt embraser les dépouilles.
Peut-être est-ce mon corps qui devrait se consumer à la place des leurs.
-Mort pour renouveau de tribu, belle mort.
Je sentais à présent que les paroles de mon compère Tocard ne cherchaient pas à me réconforter. Il me confiait ce qu'indiquait leurs morts aux yeux de sa propre culture. Curieusement, savoir que potentiellement on se souviendrait d'eux en d'honorables termes me remonta partiellement le moral.
Pourtant, l'heure n'était pas exactement à l'espoir.
Je me sentais de plus en plus malaise d'être ici. Je n'accueillais pas avec la plus grande des joies l'idée de laisser mes compères du dôme sans surveillance. Réprimer la crainte que la situation entre eux et les Tocards ne dégénère était usant, pourtant il me fallait partir.
J'avais joué mon rôle, le rôle qu'Aquifolius m'avait attribué. Peut-être que mon ingérence envers les Tocards serait sans conséquences, toutefois j'avais la sensation d'être cet hypocrite qui, dans ses efforts pour ne blesser personne, déchirait tout le monde.
Une fois que la cérémonie toucha à sa fin, je me dirigeais vers mes frères qui, dans un réflexe communautariste, restaient dans un entre soi sécurisant.
-Bon... si l'on ne peut considérer cette mission comme un échec total, je serais loin de dire que c'était irréprochable. J'en assume toute la responsabilité. Ma méconnaissance de certains éléments de leurs cultures a mené à... ce que vous savez.
Albert fut le premier à réagir, animé par une détermination quasi religieuse.
-Nous sommes des pionniers, notre mission est tout autant un grand honneur qu'un péril indéfinissable.
Helga poursuivit sans attendre.
-S'il est triste que ces cœurs se soient tu, notre présence ici présage d'heureux augures aussi bien pour ce peuple que le nôtre.
Les soldats, plus affectés, semblaient plus mesurés dans leur intervention. David enchaina.
-Nous avons fait ce que nous devions faire.
Iris conclu sèchement.
-Ils ne nous ont pas laissé le choix.
Le choix ... Toi non plus, on ne t'a pas laissé le choix. Je serais prêt à parier que quand la noire candeur vous a tous envoyé ici, vous vous êtes tous convaincus que c'était un privilège. Privilège de recevoir la confiance des plus hautes autorités. Autant dire... Privilège de pouvoir mourir pour le dôme.
J'aimerais pouvoir me dire qu'ils ont décidé de leur sort puisqu'ils n'ont pas désobéit toutefois... Leur décision a été façonné, conditionné toute leur vie par l'élite religieuse du dôme. Quelle valeur a ce « choix » ? C'est ce genre de déterminisme qui me pousse à vouloir DEMOLIR mon monde natal.
Après un trop long moment de silence, je repris avec incertitude.
-Probablement, oui. Quoiqu'il en soit, ma mission ici est terminée. J'ai obtenu de mon ... contact privilégié, l'assurance que vous soyez traité au même titre que moi chez les Tocards. Je ne sais pas ce que cela vaut, mais c'est le mieux que je puisse faire. Essayez de ne pas mourir, s'il vous plait.
Devant le regard interloqué d'Albert et d'Helga et le silence de David, Iris reprit.
-Merci pour vos efforts et pour ces... curieux encouragements. Personne ici n'oubliera votre dévouement.
Helga vint clore le sujet.
-Ces deux morts sont une tragédie cependant votre analyse nous a préservé d'un massacre. Vous êtes à l'image de ce que l'on décrit, un hér..
Je l'interrompis sans ménagement en m'efforçant de prendre la voix la plus neutre possible.
-Au revoir.
« À l'image de ce que l'on décrit » ... à l'image de ce que la NOIRE CANDEUR décrit de moi. Ne t'énerve pas, ne montre rien, garde ton calme.
Je tournai les talons et me mis en direction de la sortie.
Ces quelques pas qui me séparent de la sortie sont ceux qui me rapprochent de la liberté. Désormais les choix que je ferais seront les miens, rien d'autre que la résultante de mes réflexions. Rien d'autre. Plus jamais je ne serais le pantin quelqu'un d'autre. Il est maintenant temps de réfléchir de la suite des évènements...
Emporté par un vent de liberté retrouvée, je ne perçu pas la masse imposante de muscle qui me faisait face et bouscula mon ami cyclope qui se dressait devant moi, imperturbable.
-Ah... excuses moi, j'avais la tête ailleurs.
Il pencha la tête de côté, dubitatif.
-Toi quitter nous ?
Il courba l'échine pour se mettre à ma hauteur.
Pourquoi ?
J'avais la sensation d'être pris la main dans le sac alors même que je n'avais rien à me reprocher.
-Je ne peux pas rester éternellement ici, il faut que mes compères découvrent ta culture et se débrouillent par eux-mêmes. Mon aide ne ferait que ralentir leur indépendance.
Je sentais une certaine forme de déception s'afficher dans les traits de son visage, s'ensuivant d'une curiosité malicieuse.
-Quoi toi décider faire ?
-J'étais justement en train d'y réfléchir. Il serait compliqué de tout t'expliquer mais pour faire simple : Je veux faire changer les choses chez moi. J'aime et je déteste mon peuple. Je les déteste parce qu'ils mettent de côté leurs principes au nom de la survie, je les aime parce que ce sont mes frères. Je pense qu'un meilleur monde est possible pour eux mais pour le découvrir, je dois voir comment ça se passe ailleurs.
Il passa de la curiosité à la perplexité.
-Frères et sœur manger à leurs faims ?
-Oui mais...
Il m'interrompit sans ménagement et poursuivit son interrogatoire.
-Frères et sœur manquer d'eau ?
Légèrement dérouté, je lui répondis sans tarder
-Non c'est sûr...
Tel un bretteur mental d'émérite il m'assainit le coup de grâce.
-Terre de frères et sœurs dangereuse ?
Je soupirais, non pas d'exaspération mais de résignation, il marquait un point.
-Pas du tout.
Je sentais son regard, mi incrédule, mi inquisiteur peser sur moi.
-Pourquoi toi vouloir changer ?
J'ignorais totalement comment aborder ce point avec lui. Sa curiosité aurait-elle des limites, peut être que si je fuyais la question... ?
-C'est compliqué...
-Parler à moi, pas stupide. Pouvoir comprendre.
Je pris une profonde inspiration avant de développer mon point de la manière la plus sincère possible.
-Tu as raison, si on compare à ce que vous vivez... il y a des points qui paraissent idéales. D'un autre côté, chez toi, effectivement la vie est plus dure. Cependant tu es libre de faire comme bon te semble, personne pour te dire quoi penser, comment tu dois être avec les autres ou encore moins qui prier. Personne sciemment ne va t'envoyer à la mort. Nous, on nous inculque que l'on a tous besoin les uns des autres, pourtant on n'hésite pas à sacrifier au hasard un frère.
-Donc... mourir sans raison ?
-Oui, c'est ça ...
Il tapota avec douceur son torse, à l'endroit où sa peau semblait tendue par une protubérance palpitante qui devait être son cœur, manifestement gonflé par les radiations.
-Ici, pareil.
Je ne concevais pas la tournure de cet échange, si je n'étais pas certain de le convaincre au départ, je dois bien avouer que ses réflexions font vaciller ma détermination. Ma lutte était-elle bien juste ? Ne-devais je pas me contenter de ce que nous avions ? Je me refuse toujours à le croire, toutefois il a réussi à insuffler en moi... le doute.
-J'ai peut-être tord Cyclope, c'est bien pour ça que je veux voir ce qui est fait ailleurs. S'il n'y a rien, qu'il en soit ainsi, je confesserais mes tords et accepterait ma légitime punition. Mais s'il y a plus à tout cela alors ma conviction n'en sera que décuplée. J'ai découvert qu'il existait d'autres mondes comme le mien, je veux voir comment ils fonctionnent. L'un d'entre eux a peut-être trouvé un équilibre entre ce qu'il est nécessaire de faire pour survivre et une morale juste.
-Vouloir voir ça.
La vivacité à laquelle il me répondait me laissait supposer que cette conversation avait été anticipée, au moins en partie, par mon interlocuteur. Que d'une manière ou d'une autre, il voulait voyager en ma compagnie et qu'il voulait en arriver à cette conclusion. Je n'en demeurais pas moins stupéfait.
-Quoi ?
-Autres mondes. Toujours avoir connu égouts, maladie et désert. Quitter tribu rendre triste. Rester alors que pouvoir voir autres hommes, pire que triste. Pas possible d'être satisfait sans stagner.
Mes yeux s'écarquillèrent de surprise. J'imagine qu'il n'avait jamais eu de cours de philosophie alors cette réflexion devait lui être venue spontanément. Si j'avais tendance à le considérer comme un égal, j'en viens maintenant à le considérer comme supérieur.
-C'est plus ou moins cette pensée qui m'avait animée au départ. Je suppose que nous nous ressemblons plus que je ne l'aurais cru.
J'hésitais l'espace d'une seconde pour finalement lui proposer.
Tu... veux m'accompagner ?
-Déjà décidé. Toi, besoin de moi et moi besoin de toi.
Il appuya sa réflexion en bandant les muscles de son bras. Je compris en déduisant qu'il avait besoin de moi pour savoir où aller et que je serais bien aise d'avoir sa force à mes côtés. Ce sera également une opportunité d'étudier plus profondément la culture des Tocards.
Sans aucune autre sommation, il se dirigea vers le groupe de David, Iris, Helga et Albert. Leur glissa quelques mots que je ne compris pas, ce à quoi David vint quérir une combinaison pour lui donner avec un grand sourire. Il enfila sans attendre la masse de tissu informe en s'entravant allègrement les mains et les pieds dans ce qui avait l'air d'être une bâche plus qu'une combinaison. Si elle avait l'air bien trop grande, même pour un colosse comme lui, David pressa sur un bouton situé sur le côté du cou puis la gigantesque toile rétrécit pour venir épouser les contours de ses formes. Surpris autant qu'amusé, Cyclope ne tarda pas et partit chercher quelques affaires dans sa demeure et me rejoignit en à peine dix minutes.
-Prêt ?
Je sentais un enthousiasme irradier son visage à la simple audition de ma demande. Il me répondit en gravissant l'échelle donnant sur la sortie. Je lui emboitai immédiatement le pas.
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