Chapitre 28 : Les synanthropes
Enfin seul.
Je progressais inlassablement vers la tanière des cafards qui se dressait à l’horizon. Etrangement je ne m’était jamais autant satisfait de la solitude.
Le temps filait sans que je ne m’en rende compte, les heures devinrent des minutes, les minutes des secondes, etc. Je ne sentais plus ni le poids de la fatigue, ni du temps.
Pendant toute la durée de mon pèlerinage, j’avais été prudent, paranoïaque, hésitant. Arpenter les Terres Mortes n’avait jamais été un choix, plutôt un ordre, constamment balloté que j’étais par un jeu de pouvoir qui me dépassait totalement.
Désormais mes pas étaient portés par un élan de détermination.
Ce que je gagnais en ego, je le perdais en vigilance. Je n’avais jamais été aussi nonchalant en sillonnant les terres mortes, et à plus forte raison, en territoire Cafard.
Je jouissais d’autant plus de mon échappée solitaire que mon esprit laissait s’épanouir des idées que j’aurais condamné en public. Des pensées que j’aurais été terrifié de formuler à quiconque. Ici, mes pires frasques avaient toute latitude pour proliférer, au mépris des garde-fous que ma prétendue sagesse m’interdisait.
Si je parviens à mes fins, mon nom sera prononcé avec déférence, crainte ou admiration mais plus jamais avec indifférence.
La ruche se dressait devant moi, fière et majestueuse, à bien des égards on aurait pu la comparer à un donjon ou un immeuble. Ses proportions titanesques avaient quelque chose d’humain dans leur démesure. Comme si l’intelligence ou nos instinct grégaire nous condamnait à l’arrogance. J’avais déjà visité des ruines humaines, mais la hauteur de cette « tour » ridiculisait les plus grands immeubles que j’avais pu voir.
Là-bas, dans leur nid infâme où aura lieu mon sacre, viendra l’avènement d’une nouvelle force sur laquelle il faudra compter : moi.
Tout autour de l’édifice, la désolation avait repris ses droits, comme si de cette tour émergeait les cendres de notre monde. J’observais les ruines, à demi enfouies dans le sable, de ce qui avait dû être une ville. Quelque part en moi, la vision de ces décombres sonna comme un avertissement, que je m’empressais d’ignorer.
Là où le danger m’aurait naguère fait reculer, il ne faisait qu’augmenter ma résolution.
Plutôt que de changer la société d’un dôme, je pourrais avec cette arme, créer un monde meilleur, plus juste, plus équitable.
Les contours de la ruche se précisait au fur et à mesure de mon avancée et je ne cessais de m’en émerveiller. Le pourtour de ce monument semblait hérissé par une forme qui serpentait en colimaçon sur toute sa hauteur, comme si une étrange barrière de corail s’enroulait tout autour de l’édifice.
Ce pouvoir que je compte me procurer n’est rien d’autre que la liberté.
La structure en elle-même était une énigme à mes yeux. Y avait un sens à cette confusion architecturale ? Le chaos qui s’en dégageait ne devait-il qu’au matériel qui la composait ? Cet agencement avait-il été conçu uniquement à des fins pratiques ou ces créatures avaient également un sens de l’esthétique ?
J’observais avec émerveillement des formes, des pans entiers de bâtiment dont je ne pouvais saisir ni la fonction, ni comment ils pouvaient tenir.
Alors que je me rapprochais de la tour insectoïdes, une odeur pestilentielle gagna mes nasaux. Une puanteur méphitique qui n’avait rien de comparable, je n’aurais pu imaginer pire effluve même en additionnant les pires relents que j’avais pu sentir dans ma vie. Bien vite, je fis le rapprochement entre cette émanation et la nature de ce bâtiment.
La ruche était un agrégat incroyable de déchets, de carapace de chitine, de cadavre humain ou animal, d’os, de bile, d’excrément et de sécrétions inconnues. C’était comme si le meilleur architecte du monde avait décidé de prendre les pires matériaux pour sa réalisation.
Le plus incroyable dans cette œuvre résidait dans son homogénéité, malgré la diversité des matières premières qui la composait.
Il y avait de l’élégance dans cette abjection. Ce spectacle visuel ne s’arrêtait pas aux matériaux, la matière seule n’expliquait pas l’étrange atmosphère qu’exhalait de ce monument cyclopéen. En dépit de la nature de cet édifice, sa forme anarchique mais surtout ses teintes lui donnaient des airs de décharge structurée.
Il s’agissait d’une tour aux reflets ocres par endroit, blanchâtre à d’autres, quand d’autres régions de l’édifice brillait par des tonalités plus rougeâtre, ébène voir parfois des nuances de rouille. Lorsque je détaillais la structure, je pris conscience qu’il ne s’agissait pas d’un mélange épars de couleurs hétéroclite. Non, je voyais l’ordre dans ce chaos de couleur. Comme un arc en ciel délavé qui zébrait la tour d’un dégradé somptueux.
Je n’étais plus qu’à un demi kilomètre de la ruche et déjà la menace se précisait.
Au pied de la tour, je pouvais contempler au loin de vastes sillons creusés dans la terre, des tracés qui rappelaient des cultures agricoles humaines : à intervalle régulier au sein de ce champ se distinguait d’assez gros cercles noirs que je ne parvins pas à identifier.
Je déglutis péniblement alors que le danger se précisait et qu’une pénible appréhension me donna des sueurs froides.
Alors que je n’étais plus qu’à une centaine de mètres, je compris que ces formes d’ébènes n’avaient rien à voir avec de la nourriture. La taille de ces formes suggérait plutôt qu’Il s’agissait d’un champ de cafards, peut-être même s’agit-il d’une sorte de dortoir extérieur ? Qu’ils fussent endormis, morts ou en stase n’étaient d’aucun secours, le nombre et leur proximité rendait leurs présences terrifiantes
L’opposition entre l’inflexibilité de ma détermination et la peur viscérale qui me secouait, rendait toute réflexion impossible. Chacun de mes pas me rapprochant du danger était un avertissement ignoré. Tous mes sens étaient en alerte, mon corps entier tout tremblant était suspendu d’angoisse. Marcher relevait d’un effort de volonté surhumain.
Puis vint le moment où mon corps ne répondit plus, comme si mon enveloppe charnelle souhaitait devenir la barrière qui m’empêcherait de sombrer.
Je ne sentis aucune douleur, aucun signe qui aurait justifié ma paralysie. Ma première réaction fut marquée par la colère, de l’impuissance d’être soi, frustré d’être incapable, de ne pouvoir être plus que ce à quoi mon corps me réduisait. Ma deuxième réponse fut une terreur plus grande encore. Luttant vainement contre mon invalidité, j’aurais été prêt à accepter n’importe quoi pour sortir de cette torpeur.
Puis quelque chose s’enclencha en moi. Incapable de supporter la pression aliénante qui m’étreignait, ma conscience quitta mon corps, cependant ce dernier reprit son mouvement, animé par une volonté propre qui m’échappait totalement. Pour la première fois depuis ma naissance, mon corps guidait mon esprit et non l’inverse.
J’avais toujours eu la sensation d’être spectateur de ma propre existence, ironiquement cela n’avait jamais été aussi vrai.
Aurais-je seulement pu fuir si je l’avais souhaité ? Que se passerait-il si je trébuchais maintenant et que je réveillais toute cette assemblée cauchemardesque ? De quel manière mon corps serait réduit en charpie ?
Après m’être faufilé en dehors du champ de cafards, j’arrivais au seuil du petit escalier qui menait à l’entrée de la tour. Je gravis mollement les quelques marches qui me séparaient de ma destinée.
En haut du perron, un cafard m’attendait, imperturbable et immuable à la manière d’une statue.
Je me sentais totalement stupide de poursuivre en sa direction, pourtant il ne m’appartenait plus de décider, mon corps ne m’obéissait plus. Terrorisé par cette possession autant que par mon environnement, je n’avais même plus le loisir de crier ma détresse.
-Puisque tu es trop lâche pour avoir les moyens de tes ambitions, je vais t’y aider.
Jamais le sens du mot « aider » ne me parut autant dénaturé, pourtant incapable de faire quoique ce soit, je me soumettais aux exigences de mon hôte, jusqu’à ce que je retrouve la force de lui faire face.
Ma bête humaine me poussa à aller à la rencontre de l’arthropode, dans un face-à-face suicidaire avec cette créature qui me dominait de sa hauteur. En m’apercevant, la créature se dressa sur ses pattes arrières dans une posture que j’interprétais de prime abord comme menaçante. Puis elle agita ses pattes avants dans un signe incompréhensible qui m’inspira un profond sentiment d’horreur. Je priais intérieurement pour que ce gardien de la ruche reste silencieux, craignant qu’il alerte ses camarades endormis tout autour de moi.
Il me fallut quelques instants pour remarquer qu’un haut-parleur avait été fixé sur le ventre de la bête. Ce qui eut pour effet de dissiper toute peur : j’étais là où j’étais sensé me trouver, là où l’on m’attendait. Cette enceinte était la preuve que je ne finirais pas dévoré par une centaine d’insectes énervés.
Cette simple vision me donna la force nécessaire de reprendre mes esprits et de retrouver le contrôle de mon corps. La sensation de m’incarner à nouveau dans mon enveloppe charnelle était à la fois une libération et d’une angoisse sans nom. Ma respiration frénétique se fit bientôt haletante, à bien des égards, c’était comme si je venais d’échapper à la noyade. Alors même que la situation dans laquelle je me trouvais était critique, que ce face-à-face avec le gardien de la ruche aurait dû me saisir d’effroi, j’étais bien plus paniqué à l’idée que je fus malléable à ce point par mes démons intérieurs. J’observais et je remuais frénétiquement mes mains, comme pour vérifier que j’en gardais le contrôle, je me touchais le visage comme pour me convaincre que ce n’était pas un rêve, que j’étais encore là.
La créature se remis enfin sur ses six pattes, les yeux rivés sur les miens, alors que je sentais le haut-parleur s’animer d’un grésillement électrique, bientôt succédé par une voix déformée par les ondes. J’y reconnus la voix d’Abiotos.
-Hoche la tête si tu es le tribut de la semaine.
Un premier moment de vérité, ma réaction conditionnera tout le reste. Je sais qu’il s’agit d’un bluff, quelqu’un de pucé a beau entendre les injonctions extérieures, il ne pourra obéir qu’à celui qui lui ordonne via l’appareil approprié.
Je demeurais immobile en guise de réponse.
Allo ? Il y a quelqu’un ? Vous êtes sourd ? La puce est cassée ?
A moins que lui-même ne possède un dispositif de contrôle ? Cela serait-il étonnant pour un génie de sa trempe ?
Cessons de suite cette mascarade.
Le ton de sa voix changea brusquement. D’ordinaire il s’exprimait d’une voix fluette, attachante, presque innocente. Ici, en quelques mots, il a su démontrer la gravité qui le saisissait et immédiatement se faire considérer.
Où est ton escorte ? Je ne vois même pas de puce à ton cou. Qui es-tu ?
Immédiatement je remarquais qu’aux abords de l’entrée, des caméras avaient été disposées dans certains passages clés, ces dernières avaient toutes leur lentille braquée sur moi.
Ce n’était ni ma propre survie, ni les enjeux qui reposaient sur mes épaules qui guidèrent ma réponse. Plutôt une confiance en moi totalement déplacée qui animait ma langue.
-Bonjour Abiotos. Je suis Zachary Tempès, du dôme de la vue. Après une escapade dans ton ancien monde, on m’a désigné tribut de la semaine, et me voici à tes portes.
Les grésillements de l’enceinte se turent et le gardien des lieux s’écarta pour me laisser passer. Plus étonnant encore, il sembla s’incliner à mon passage.
Un rire foudroyant saisit ma conscience. Comme ivre de ma récente réussite, il m’apparaissait que plus rien ne m’était impossible. Frôler la mort m’avait requinqué et cette soudaine assurance me fit me sentir pousser des ailes. Aucun obstacle n’était infranchissable, j’étais l’incarnation d’une volonté inébranlable.
Je dressais la tête et regardais droit devant moi, le torse bombé et les épaules érigées comme deux remparts qui encadrait mon être.
Si je dois me jeter dans la gueule du loup, je veux que la bête sente mon regard. Que si elle compte me dévorer, qu’au moins mon assurance la fasse douter.
Imbu de satisfaction après cette première réussite, je me décidais à franchir le pallier de cette entrée pour atteindre une sorte de vestibule.
Les poings fermés et les dents serrés, je quittais rapidement le hall d’entrée alors qu’un vague écho résonnait au sein de mon esprit.
Si tu passes ce hall d’entrée, tu ne pourras plus faire machine arrière.
J’écartais mes doutes sans les considérer une seule seconde avant de quitter le porche.
Immédiatement je fus saisi en admirant l’aménagement du lieu et l’atmosphère qui s’en dégageait. L’intérieur ressemblait à s’y méprendre à la décoration d’un salon bourgeois du vingt-et-unième siècle. La pièce était assez grande. On y avait agencé çà et là des canapés confortables, quoique entachés par les affres du temps, un feu réconfortant brulait dans une cheminée et éclairait une partie de la pièce d’une lumière naturelle. En lieu et place de papier peint, les murs étaient recouverts de tapisserie orientales sans qu’il n’y ait de cohérence tant sur le plan des motifs que des couleurs. Un peu plus loin, quelqu’un avait emménagé un coin de salle à manger avec une grande table, entourée de chaises dont aucune ne se ressemblaient entre elles, probablement pillées aux environs. Cette portion de la pièce était quant à elle éclairée par un majestueux chandelier, qui semblait tout droit venir du manoir d’un aristocrate. Non loin de cette table, je devinais une arrière-salle qui devait être une cuisine. L’ensemble me donnait de prime abord, l’impression d’un musée habité.
De prime abord seulement.
A certains endroits du mur où la tapisserie se décrochait sur les coins, je devinais d’horribles formes qui grouillait derrière la pièce de tissu. Des cafards… plus petits, plus « traditionnel » collés entre eux dans un assemblage qui me rappelait la forme de scolopendres. Une forte sensation de malaise m’étreignit le cœur en observant les divans que j’avais trouvé accueillant. Au toucher, le sofa était très agréable pourtant je n’aurais su identifier de quel textile il était composé, s’il s’agissait de fibre synthétique, de cuir ou autre. En observant les coutures apparentes du canapé, je m’aperçus qu’il s’agissait de sutures chirurgicales. Rapidement je fis le rapprochement entre sa couleur rosée et sa nature, cette texture que je connaissais sans connaître était celle de la peau humaine. Le chandelier suspendu au-dessus de la salle à manger semblait totalement normale, au détail près qu’une lanière de chair le maintenait en l’air.
Comble de l’horreur, il me semblait que le sol sur lequel je marchais était mouvant, comme vivant.
Je déglutis péniblement alors que je sentis une sueur froide dégouliner sur mon front.
Depuis l’arrière-salle jaillit un visage familier. Celui qui avait alimenté tous mes fantasmes de pouvoir, mes plans, celui qui terrorisait le dôme des deux sens et régnait en maître sur ces terres. Là où je m’attendais à voir un chef de guerre, sorti de la cuisine un personnage doté d’un tablier, les mains emmitouflées avec des gants de cuisine aux motifs floraux, portant un plateau sortant droit d’un four, remplis de biscuit chaud.
Abiotos n’avait pas pris une ride depuis la projection holographique. Sa chevelure dorée était coiffée sur le côté, dans une coupe mi-longue qui faisait ressortir les traits de son visage et plus particulièrement ses yeux d’un bleu perçant. Nulle imperfection ne venait souiller le tableau que formait son visage, sa peau immaculée semait le doute quant à son âge. Sous son tablier, je reconnaissais la blouse de scientifique que j’imaginais typique du dôme des deux sens. Sa silhouette élancée affichait une certaine élégance, son visage exprimait une sympathie, une affabilité qui contrastait horriblement avec l’hostilité de ces lieux.
-Un cookie pour mon cheval de Troy ?
Mon cœur sauta un battement tant la situation me paraissait lunaire.
Comment suis-je sensé réagir à cela ? Qu’est-ce que je fais ? Je me jette sur lui et lui arrache la carotide avec les dents et je deviens le sauveur du dôme des deux-sens ? ou je le laisse parler ?
Ils sont tout chaud.
En une seule phrase il désamorça mon agressivité. L’espace d’un instant, j’eus même la sensation d’être le plus fou de nous deux.
Je n’aurais su lire les intentions imprégnant son sourire. Aussi énigmatique et insaisissable que ses intentions, il déposa le plat fumant sur la table de la salle à manger.
Je m’éclaircie la gorge pour reprendre d’un ton embarrassé.
-Merci ?
Je ne savais plus quoi faire, comment réagir, pourtant loin de moi l’idée de me laisser déstabiliser, je passais immédiatement à la contre-offensive.
Votre salon est décoré avec…
Je maintins un silence volontaire qui n’avait rien à voir avec de l’hésitation.
Un goût unique pour l’humain.
Je ponctuais mon propos d’un sourire sarcastique.
Si je devais manger un de ces cookies, est-ce que je retrouverais des saveurs similaires à la décoration qui m’entoure ?
Immédiatement il enchaina sans une once d’hésitation.
-Lait, levure, farine, œuf, sucre vanillé, chocolat. Rien d’autre. Je t’en fais la promesse.
Il me tutoie… Il essaye d’induire une proximité. Je devrais peut-être en faire de même.
En signe de bonne foi, je saisis l’un des biscuits pour y croquer à pleine dent.
Avant même d’en avoir eu le goût, je me sentis obligé de rajouter.
-Délicieux.
Je pensais lui dire cela pour adoucir mon entrée en matière, mais le goût était vraiment exquis.
Le scientifique s’empara d’un cookie soupesa le produit, l’examina minutieusement et le porta à ses lèvres.
-Pas ma meilleure fournée, mais on atteint des standards satisfaisant. La pâtisserie n’est-elle pas un domaine formidable ? A bien des égards, on peut comparer sa pratique à celle d’une science. Alors que la cuisine ordinaire laisse une part à l’approximation, ici, il s’agit systématiquement de mesures, de dosages millimétrés, de rigueur. Toutefois, son usage laisse également place au rêve et à l’expérimentation, oui… précisément comme la science.
C’est ça un chef de guerre ? J’ai imaginé tant de fois notre rencontre, pas une seule chose je ne m’étais projeté pareille scène.
-Oui, je suppose.
Mon ton laissait largement paraître mon malaise. Il ne sembla pas en tenir compte puisqu’il se tira une chaise et vint s’assoir confortablement.
-Quel bon vent t’amène ?
Est-il complètement fou ? S’agit-il d’une farce ? C’était comme s’il simulait les retrouvailles entre deux vieux amis, alors même que je ne l’avais jamais rencontré.
Je le regardais s’assoir, complètement sidéré par son attitude décomplexée. En guise de réponse, je fixais le chandelier maintenu en l’air par des viscères humains.
Il quitta des yeux le plateau de sucrerie pour suivre mon regard.
On finit par s’y habituer…
En une seule phrase il était parvenu à saper tous les efforts qu’il avait employé pour s’humaniser.
-Pourquoi quelqu’un de sain d’esprit voudrait s’habituer à cela ? Tu n’y vois peut-être plus le côté malsain, mais poses toi la question suivante, devrais-tu seulement t’en satisfaire, t’y « habituer », qu’est-ce que cela dit de toi ?
Il pouffa de rire, comme un enfant enthousiaste, comme s’il attendait ma question.
-Au contraire, j’aime beaucoup ce que cela raconte. Là où tu ne vois que la mort, je n’y vois que profusion de vie. J’appelle cela une architecture vivante. Les anciennes villes humaines, mêmes le dôme sont tous sinistre à mes yeux. Ici… il y a, oserais-je employé un jargon si peu scientifique, une âme dans ces lieux.
Interloqué, j’eus du mal à dissimuler ma colère. Son point de vue offensait tant ma moralité qu’il provoqua une réaction viscérale, immédiatement mon ton bascula vers une forme de provocation.
-Tu ne vois pas le problème, ça ne te gêne pas ? Aimerais-tu finir en chandelier ? En canapé ? En mur ?
Nullement affecté par mes sermons, il reprit d’un ton parfaitement serein.
-Quand je vois un humain, je rentre en empathie avec lui. Lorsque je vois un cadavre, je vois de la matière, de la matière exploitable. J’observe le monde avec les yeux d’un cafard, là où l’homme observe une décharge avec culpabilité et dégoût, je n’y vois qu’opportunité.
Alors que mon approche s’était avéré agressive et moralisatrice, qu’il aurait pu m’infantiliser dans son explication, il n’en fit rien.
L’espace d’un instant, je me sentis totalement touché par sa maîtrise de lui-même, en réalité, il me rappelait ce que j’étais il y a quelques années. Flegmatique, imperturbable. Au détail près qu’il ne s’interdisait pas l’émotion en général, seulement le négatif : il ne cédait pas à la colère mais s’abandonnait volontiers à la joie. Je voyais régulièrement dans les traits de son visage, une certaine candeur, un éclat, une fraicheur, un enthousiasme qui me faisait cruellement défaut.
Au fond de moi, je ressentais une profonde jalousie, dans une moindre mesure, une forme de dégoût mais avant tout une profonde curiosité à l’égard de cet esprit.
-Comment peux-tu être aussi frivole avec la mort ? Les cadavres ne t’inspirent donc aucun dégoût ? N’as-tu donc aucune morale ?
Il délaissa son attention du plateau pour planter son regard dans le mien. Il joignit ses mains entre elles et son visage se durcit subitement.
-Es-tu venu ici pour m’insulter ? Il faudrait être imbécile ou suicidaire pour provoquer ma colère. Fort heureusement pour toi, je suis la patience incarnée et je vais prendre la peine de te répondre une dernière fois avec calme. Gardes à l’esprit que ta prochaine offense ne restera pas impunie.
Quelque part en moi et malgré cette promesse d’une mort épouvantable, quelqu’un soupirait de soulagement.
C’est lui. C’est bien lui. Aucun doute.
-Je te prie de m’excuser, ma langue a précédé mon esprit, je ne voulais pas être aussi agressif. Je souhaiterais te poser la même question mais cette fois sans insulte déguisée.
Les traits de son visage se détendirent alors qu’il perçut ma volonté d’accalmie.
-Excuses acceptées. Pour répondre à ta question. Ma moralité m’interdit de laisser des ressources naturelles flétrir et pourrir là où je sais qu’elles pourraient servir. Le gaspillage est immoral, pas moi.
Il laissa un moment de suspension avant de terminer sa phrase.
Je comprends ton malaise. Sache simplement que l’on s’y fait.
Je brulais d’envie de lui poser la question de s’il mangeait également de la viande humaine au nom de la survie, au nom de la lutte contre le gaspillage, puis j’écartais cette question en imaginant qu’il en donnait la plupart aux cafards.
-Tu m’as demandé tout à l’heure quel bon vent m’amène. Permets-moi de te répondre. Comme je te l’ai dit tout à l’heure, je suis Zachary Tempès, du dôme de la vision.
J’étudiais les réactions de son visage à la mention de mes origines, dans l’expectative de la moindre réaction d’étonnement. Malgré son flegme, je crus déceler une lueur d’intérêt éclairer son visage.
Quand j’ai appris qu’il y avait d’autres dômes que le mien, je me suis engagé dans un pèlerinage pour voir comment était la vie ailleurs, si elle était meilleure ou pire.
Plus je lui en dévoilais, plus le sourire qui s’installait sur ses lèvres s’élargissait.
Toi, qui es un homme de science, tu serais fasciné par ce qu’ils auraient à t’offrir. Chaque dôme a pris un chemin différent, chacun de ces chemins est en raccord avec le sens rattaché à son foyer. Le savoir issu de l’ouïe n’a rien avoir avec le savoir de la vision, aucune discipline n’est explorée de la même manière.
Ses yeux s’écarquillaient comme si se modeler devant lui, de nouvelles perspectives, de nouveaux desseins, une nouvelle raison de vivre.
Un frisson d’excitation me parcourut l’échine alors que mon sourire répondit au sien.
Je savais que je jouais à un jeu dangereux mais je me délectais de ce rôle de catalyseur. J’avais totalement conscience que cet échange avait le potentiel de totalement changer la surface du monde.
Je sens déjà couler dans mes veines le pouvoir qu’il va m’offrir, je ressens son ivresse… et j’adore ça.
-Radicor ne s’est pas contenté d’un bête cheval de Troy en bois mais a décidé de le parer d’or, de diamant, de platine et de rubis pour attiser mon intérêt. Et je crois bien qu’il réussit. Cependant.
L’expression de son visage changea du tout au tout, comme si sa joie s’était brusquement tarie.
As-tu seulement une preuve de ce que tu avances ? Tu parles de sciences d’autres contrées, as-tu quelque chose, n’importe quoi qui me prouverait que tu dis vrai.
L’Imponere, c’est l’occasion ou jamais !
Je brandis l’engin modifié par Insitivus.
-Ceci ne devrait pas manquer de t’intéresser.
Abiotos haussa un sourcil.
-C’est une plaisanterie ? Je sais reconnaître mes propres …
Il s’interrompit dans son propos en observant la gemme de télépathie.
Qu’est-ce que ça ? Un simple rajout ? Une décoration ?
L’antenne est pointée vers ma cible, je suis certain d’avoir le temps de m’exécuter avant qu’il n’ait le temps de réagir.
-C’est une gemme de télépathie, qui vient tout droit du dôme de l’ouïe. Quant à l’appareil de base, je présume qu’il n’y a nul besoin de le présenter. On m’a simplement aidé à le modifier.
Le rythme de mes battements cardiaques s’accélérait dangereusement à mesure que je sentis la tension monter en moi. Des gouttes de sueur perlait sur mon front alors que l’instant fatidique se rapprochait à grand pas.
-D’accord et quel est la nouvelle uti…
Instantanément, il comprit la menace qui pesait sur lui. L’addition entre un dispositif de contrôle à distance et une gemme de télépathie devint une équation évidente. Alors que je lus la prise de conscience dans les traits de son visage, je martelais le bouton de l’Imponere en hurlant.
-Ne me tues pas, ordonnes à tes cafards de tous partir sans qu’aucun ne me touche. Je veux qu’aucun mal ne me sois fait.
Abiotos resta figé de surprise un moment, l’expression de son visage affichait une mine déconfite, comme s’il savait qu’il avait perdu.
C’est fini… C’est enfin fini. Maintenant je vais enfin pouvoir me reposer.
De l’écran d’affichage de l’Imponere, je lus ce message qui d’un seul coup fit voler en éclat toutes mes promesses de pouvoir.
« Aucune puce détectée à proximité. »
Le scientifique claqua des doigts et instantanément, les parois de la pièce se déformèrent pour révéler leur vrai nature. Les tapisseries murales se gondolèrent jusqu’à se retrouver éventrée par des dizaines de mandibules géantes. Du plafond jaillit une pluie de cafard qui instantanément se relevèrent en une forme cauchemardesque, du même genre que la scolopendre cafardeux mais lui doté d’un appendice scorpioïde.
Soudainement, mon cou se retrouva sous le joug de trois paires de mandibules chacune prête à me décapiter, devant moi se présentait le dard proéminent du « scorpion artificiel », prêt à déchirer ma chair.
Abiotos se fendit d’un rire à gorge déployé. Une hilarité jubilatoire qui affirmait sa victoire à mon encontre.
-C’est tout ? Et que comptais-tu faire après ?
C’est ici où meurt tous tes rêves de grandeur. C’est par sa main que ton hubris sera jugée. La mort me fera revenir les pieds sur terre. Quelque part, j’en suis presque soulagé.
-Attendre.
Les yeux du seigneur des cafards ressemblaient à deux charbons ardents qui brulaient de fureur. A tout moment, ma vie pouvait prendre fin. Je n’étais ni désespéré, ni déçu. Je n’avais plus rien à espérer, plus rien à perdre, quelque part dans ces courts instants, je goutais à une forme de paix mentale, une sérénité que je n’espérais plus.
C’est bientôt fini…
-Attendre quoi ?
Je soupirais de découragement.
-Pendant mon pèlerinage, j’ai rencontré une personne extraordinaire. Une personne que ton Radicor détient en otage. Quand il a mis la main sur nous, il nous a choisi pour être les deux prochains tributs. Il avait demandé à ce que nous te ramenions au dôme, dans le pire des cas nous achetions un peu de répit pour son peuple. Mon ami était plutôt partisan de te tuer, conscient que te livrer à Radicor revenait à lui offrir ta ruche et le contrôle sur les cafards.
Je gardais mon calme, je parlais avec la résignation de l’homme qui n’avait plus rien à perdre. Si mon regard était jusqu’alors perdu dans le vide, ce fut le seul moment où je rétablis un contact visuel avec lui pour le laisser entrevoir la fermeté de mes convictions.
On ne pouvait pas se permettre cette option.
A nouveau mon visage reprit naturellement un air absent. Comme si plus je lui racontais mes plans, plus je me désincarnais.
Sur le trajet, un nouveau plan s’est dessiné avec l’apparition d’une opportunité. Une aide extérieure s’est manifestée. Un frère de mon propre dôme, qui a déjà exécuté le pèlerinage que je mène, m’épiait. C’est lui qui a modifié l’Imponere et, par la même, modifié mes plans.
Je serrais les dents alors qu’il m’en coutait de lui avouer cette ultime confession.
Ce que je voulais alors, c’était simplement de te parler. Je voulais comprendre.
Un sourire triste aux lèvres, je poursuivis.
Puis, quand j’ai commencé à imaginer ce que je pouvais faire avec ce nouvel Imponere, la folie des grandeurs s’est emparée de moi. J’ai commencé à imaginer comment je pouvais changer la face du monde, comment je pouvais le rendre meilleur, comment tous mes problèmes auraient pu se résoudre avec ton aide.
Je déglutis péniblement.
Si j’avais déterminé que tu étais une menace, un fou dangereux capable de génocider gratuitement et sans une once de regret, je t’aurais asservi à ma volonté.
Si je m’apercevais que malgré des dehors sordides, il y avait un vrai fond de pertinence. Que tes actions, si peu lisibles qu’elles soient, auraient contribuées à faire de cette terre un monde meilleur, alors… je t’aurais laissé faire.
Je conclus mon exposition d’une voix à peine plus forte qu’un murmure, si peu convaincu par ma capacité à convaincre.
Nous aurions attendu une semaine, que mon ami captif de Radicor soit désigné comme tribut et alors j’aurais tout donné pour le convaincre que te tuer n’était pas la solution.
Je sentais courir le long de ma gorge la caresse d’une mandibule qui frôlait délicatement ma peau. Si le contexte avait été différent ou que mes yeux avaient été bandé, j’aurais été subjugué par l’érotisme de ce toucher. Toutefois, ici, cette tendresse était synonyme de mort.
Je n’avais plus tout à fait peur, j’étais plutôt soulagé. Des semaines à concevoir un plan dont l’infime chance de réussite ne laissait planer aucun doute quant à l’échec. Des semaines à espérer une issue, à craindre que les choses n’empirent.
Maintenant, il n’y avait plus rien à espérer, je me sentis soulagé d’être défait. Mon désespoir me libérait du stress de la réussite.
-Et qu’aurais-tu fais si ton ami refusait de t’écouter, malgré la bonne opinion que tu aurais de moi ? Qu’aurais-tu fait ? Est-ce que tu l’aurais laissé me tuer ? Ou m’aurais tu libéré de l’emprise de l’Imponere ?
Sa question avait beau me plonger dans un certain embarras, je lui répondis immédiatement. Je n’osais pas me l’avouer, mais inconsciemment mon inconscient avait dû envisager cette option.
- Ta mort aurait signé la libération des cafards et tu nous aurais entrainé dans ta chute. J’aurais donc tout donné pour essayer de le neutraliser. Même si… Cyclope, puisque c’est le nom de mon ami, est un « mutant » de trois mètres de haut, tout en muscle et en puissance. Je ne lui aurais opposé qu’une résistance futile. En réalité, je n’aurais aucun autre choix que de te libérer.
La fureur d’Abiotos sembla s’atténuer. Son regard s’adoucit pour reprendre les traits de l’humble pâtissier qui m’avait accueilli.
-Tu me sembles sincères, mais jamais je ne me fierais à une impression. Ce que je veux ce sont des preuves.
Les idées fusaient dans ma tête, en faire le tri aurait normalement requis un examen approfondi. Or je me découvris d’un esprit particulièrement vif en situation de crise.
-Pas une seule seconde je ne t’ai menti. Je ne te demande pas de me croire puisque je peux te le prouver, et ce, sans que cela ne te mette en danger.
Un sourire amusé aux lèvres, le seigneur des cafards me répondit en laissant transparaître sa curiosité dans le ton de sa voix.
-Comment ?
Serais-je… en train d’échapper à la mort ? Tu y réfléchiras plus tard, s’il y a bien un « plus tard ».
-La gemme de télépathie. Extrais-la de l’Imponere. Prends-la et mets la contact avec ma peau. Je te montrerais directement mes souvenirs.
Abiotos pencha la tête de côté, comme s’il étudiait sérieusement la question.
-Je ne me montrerais pas imprudent au point d’expérimenter par moi-même. Les anciens tributs seront probablement amusés par l’expérience. Si j’estime qu’il n’y a aucun danger et qu’il ne s’agit pas d’un subterfuge éhonté, nous procéderons alors au contact.
-Tu veux dire que tu ne les as pas tués ?
J’écarquillais les yeux de surprise et me sentis instantanément honteux de l’avoir aussi mal jugé. Un sourire amusé aux lèvres, il me répondit.
-Tu n’as vraiment aucune idée de à qui tu as affaire, n’est-ce pas ?
Abiotos remua la tête en signe de désapprobation et fit glisser les paumes de ses mains entre elles. Comme en réaction à ce dernier geste, les cafards s’écartèrent de moi, pour mon plus grand soulagement.
Me prenais tu pour un scientifique fou ? Un génie malade ? Oh certes, à bien des égards, je peux l’être. Peut-être pas au niveau que tu l’imaginais. Il reste encore un peu de raison dans l’être dépravé que je suis.
Il toisait mes réactions avec un air las, manifestement blasé par ce que son image renvoyait de lui. Après quoi, je perçus dans son regard implacable la marque d’une résolution inflexible.
N’oublie pas que tu es libre de tes mouvements mais que la menace pèse toujours sur toi. Si je découvre que cette gemme est un mensonge, je considérerais que la totalité de ton discours est erroné. Si cela s’avère être le cas…Mes protégés ne gâcheront pas une miette de ton cadavre.
Le scientifique appuya son propos d’un silence pour me laisser mesurer sa détermination.
Maintenant suis-moi. Laisse-moi te montrer le sort que j’ai réservé avec aux autres « élus de Radicor ».
Abiotos se dirigea alors vers l’arrière salle et m’invita à le suivre. J’y découvris une cuisine sommaire avec un tas d’équipement électro-ménager dont j’ignorais l’utilité. Il avança jusqu’à une porte qui menait à un large escalier. Notre progression me parut interminable, j’en vins à me demander si ces marches débouchaient réellement sur quelque chose ou s’il s’agissait d’une méthode de torture élaborée.
Ne sois pas trop choqué par le comité d’accueil qui nous sera réservé mais tous les tributs devraient être là pour accueillir ce qu’ils pensent être leur nouveau frère.
Quelques temps plus tard, notre ascension prit fin et nous arrivâmes au seuil d’un étage pharaonique, démesurément long, large et haut.
Zachary, voici la première réserve « naturelle » d’humain.
Ce niveau de la ruche me rappelait un dôme à lui tout seul. Un écosystème tout entier y proliférait. La pièce était éclairée par une lumière naturelle qui perçait au travers des nombreux interstices laissé par l’agencement hasardeux des matériaux dont été constitué la tour insectoïdes. Un lac d’une eau claire serpentait sur une plaine magnifique, verdoyante. L’horizon était masqué par une forêt de pin qui entourait les lieux. D’un coup d’œil, je pus observer des habitations humaines rustiques, des chaumières simples qui pourtant habillaient superbement le paysage.
Quand Abiotos me parlait de ces lieux, ses yeux étaient illuminés par un reflet d’espoir. Je pus lire la sincérité de son cœur alors qu’il me décrivait le fonctionnement de ces lieux.
J’essaye de m’impliquer le moins possible dans leurs vies. Je ne leur fournis le logis, de l’eau et un espace et tout le reste est de leur ressort. Pas de nourriture puisque comme tu dois déjà le savoir, nous n’en avons plus besoin. D’un commun accord, ils ont décidé de ne pas avoir de chef.
A cette dernière mention, je cru déceler dans son regard comme un élan de fierté.
Avec tout cela, j’essaye de voir… comment réagit l’homme en société lorsque l’on élimine des choses tels que la recherche de nourriture et d’eau, l’argent, le travail. J’étais curieux de voir comment allait s’organiser leur société.
Mon regard se hasardait dans toutes les directions et partout où il allait, j’avais envie d’explorer un pan de ce monde.
-Est-ce concluant ?
Le scientifique haussa les épaules.
-Pour l’heure oui, à cette échelle, les résultats sont assez époustouflant. Mais plus les années passent, plus leur nombre grandit et plus leur société change. Je m’attends à ce que leur monde finisse par décliner. Je m’interroge encore sur quel facteur aura le plus d’importance dans leur décrépitude ? Le nombre ? Le temps ? Une combinaison subtile des deux ?
Malgré la situation toujours fragile et la tension de circonstance, je commençais à ressentir une certaine admiration pour le seigneur des cafards.
Pour éviter que ce moment n’arrive trop vite, je les stérilise tous à leur arrivée ici.
Je suppose que l’on pourrait percevoir ça comme cruelle… J’imagine aussi que c’est selon lui nécessaire. En réalité, c’est un maigre prix à payer pour le paradis, non ?
Quand le temps sera venu, je fragmenterais les tributs en plusieurs communauté, peut-être même que j’édifierais d’autres réserves dans d’autres étages. Après tout ce n’est pas la place qui manque ici.
Nous empruntions un petit chemin de terre qui nous menait droit à un village. Je fus saisi par le charme foisonnant des lieux. Des libellules curieuses accompagnaient nos pas, le chemin était parsemé de fleurs que je n’avais jamais vues, l’air y était pur et la vie y semblait facile.
On en oublierait presque que l’on est dans l’antre des cafards.
Alors que nous arrivions aux abords du village, je découvris une communauté d’environ trois cent personnes qui n’attendaient que notre venue.
La plupart des personnes affichaient un air excité, d’autres fronçaient les sourcils en essayant de reconnaître mon uniforme quand d’autres demeuraient dans une stupéfaction muette. Tout le monde était vêtu simplement, par des tuniques tissées à la main ou des robes aux motifs floraux. Certains qui cherchaient à s’extirper de la masse, l’avaient fait en modifiant la coupe de leurs vêtements, quand d’autres avaient cousu des rajouts ornementaux mineurs. Contrairement au dôme des deux sens, chacun ici était vêtu dignement, personne ne portait des lambeaux en guise de linge.
La foule se fendit en deux pour nous permettre de progresser jusqu’à ce qu’Abiotos rejoignit un promontoire et m’enjoignit de se tenir derrière lui. Il prit la parole en s’exprimant d’une voix puissante.
Mes frères. Cette semaine déroge légèrement à nos entrevues hebdomadaires. Le tribut de cette semaine est un peu particulier. Il ne vient pas de notre dôme.
Chacun dans la foule était frappé de stupeur. En une phrase, il venait d’ouvrir les horizons d’un monde qu’ils pensaient fini.
Il prétend avoir visité d’autres mondes, desquels il aurait ramené des inventions qui défient notre compréhension.
Le seigneur des cafards brandit alors le bijou du dôme de l’ouïe.
Ceci est, selon lui, une gemme de télépathie. J’ignore comment elle fonctionne, ni même si l’expérience sera sans danger. C’est pourquoi j’ai besoin de volontaires.
Immédiatement, des dizaines de mains se levèrent.
Abiotos me lança un regard du coin de l’œil qui semblait me demander si j’avais quelque chose à signifier. Je pris alors la parole en m’efforçant d’étouffer mon inquiétude.
-Les volontaires devront être des personnes qui se considèrent comme stable mentalement. L’expérience ne durera qu’une fraction de seconde, pourtant vous aurez l’impression d’avoir vécu une éternité.
Suite à mon premier avertissement, un certain nombre de volontaires se ravisèrent.
Vous ne pourrez rien cacher à l’autre, l’autre pourra accéder à vos souvenirs, vos mémoires, vos émotions. Soyez prêt à cela.
Plus je m’efforçais de leur faire comprendre les risques, plus certains semblaient montrer de la ferveur dans leur volonté, même si évidemment, d’autres déchantèrent.
Au dôme de l’ouïe, chaque personne était entrainée au contact télépathique, or à chaque fois que j’ai établi une liaison d’esprit à esprit, du simple fait que je n’y étais pas entraîné, ce fut un bouleversement pour eux. J’ignore ce qu’il se passera entre deux personnes néophytes.
Les gens commençaient se regardaient entre eux, curieux de savoir ce qu’ils pourraient découvrir dans la tête des autres.
Pour rompre un contact télépathique, c’est un peu compliqué et très simple à la fois, il suffit de vraiment le vouloir.
Je fis un pas en arrière pour signifier à Abiotos que je n’avais rien à rajouter.
Le seigneur des cafards examina les volontaires les plus tenaces.
Amel. Lucas. Rejoignez-moi, je vous prie.
Il n’y a aucune raison que ça se passe mal, il n’y a aucune raison que ça se passe mal.
Intérieurement, je priais pour que le nouvel assemblage de l’Imponere qu’avait réalisé Insitivus n’avait pas altéré la gemme de télépathie.
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