Chapitre 29 : Prisonniers du Talion
-Amel et Lucas. Rejoignez-moi, je vous prie.
L’appel d’Abiotos sonnait comme une sentence, désormais mon destin dépendait de ces deux inconnus. Je priais intérieurement pour que les arrangements d’Insitivus n’aient pas altéré le fonctionnement de l’Imponere.
Alors que mon inquiétude culminait à son paroxysme, je sentais le regard pesant de la foule alternant entre la surprise, la curiosité et la méfiance.
Celui nommé Lucas avait un port altier et se drapait d’une expression sure-d ’elle, comme pour se donner confiance en lui. Derrière sa mine imperturbable, je devinais qu’il serrait les dents à mesure que l’appréhension le dévorait. Amel ne cachait rien de ses craintes, laissant deviner qu’elle mesurait les risques qu’elle prenait, elle s’avança jusqu’à l’estrade, parfaitement hagarde.
L’un et l’autre s’estimaient du regard, se demandant s’ils pouvaient faire confiance à l’autre.
Amel soupira pour décompresser quand Lucas s’efforça de rester stoïque.
Le seigneur de ces terres posa la gemme de télépathie sur le pupitre d’ordinaire réservé à l’orateur.
J’interpellais les deux intervenants du regard. Je m’évertuais à maintenir un ton bienveillant malgré mes craintes de dysfonctionnement de l’appareil.
Chacun de vous va poser un doigt sur la gemme et la transmission d’esprit à esprit commencera. Si vous souhaitez l’interrompre, vous n’aurez qu’à vraiment le vouloir, vous l’imposer à votre esprit. Essayez de ne pas fouiller trop loin en l’autre. Pour un premier contact, demeurer en surface sera amplement suffisant. Pour faciliter les choses, je vais vous demander de penser au lieu le plus rassurant que vous puissiez imaginer, cela peut être une situation que vous avez déjà connue ou un lieu qui vous inspire, sinon un rêve.
Je ponctuais ma phrase d’un moment de silence pour les laisser s’imprégner du sens de mes mots.
Vous pourrez commencer dès lors que vous vous sentirez prêt.
Immédiatement et comme s’il ne m’avait pas écouté, Lucas posa son doigt sur la gemme. Cet être était, je le sentais, animé par une idée fausse de ce qu’était le courage : une opportunité de briller en public. Amel ne craignait pas que l’on sente sa peur, l’assumant avec autant de conviction que sa bravoure en éclatait au grand jour. Je ressentais sa peur, elle me donnait de l’empathie, elle me faisait croire en elle.
Après quelques secondes, Amel apposa son doigt sur la pierre précieuse.
Le contact ne dura que quelques instants.
En une fraction de seconde, c’était comme si le rapport de force s’était inversé.
Amel fixait Lucas d’un sourire satisfait alors même que le jeune homme avait des airs d’enfants effrayés.
En un murmure, elle glissa d’une voix seulement audible au sein de la tribune.
-J’en étais sûre…
Je sentais que Lucas était partagé entre son devoir et l’envie de se fondre dans la foule. Amel ne voulait aller nulle part. Quand Abiotos leur adressa son attention, seule elle eut la force de ses convictions.
-Alors, qu’en est-il ? Est-ce que l’étranger dit vrai ?
Amel hocha la tête, triomphale.
-Oui, il dit vrai. Ce n’est pas une supercherie. Je vous prie de croire que c’est simplement magnifique et très loin d’être anodin. Je ne peux pas vous dire qu’il n’y a rien à craindre, que cela devrait être placé entre toutes les mains. Mais il y a assurément beaucoup à apprendre de cet objet.
Lucas demeurait silencieux alors qu’il tentait visiblement d’étouffer ses larmes. Abiotos se tourna vers lui d’un regard dénué d’empathie, en bon homme de science qu’il était.
-Et toi Lucas, que peux-tu m’apprendre de cette expérience ?
D’une voix chevrotante, Lucas exécuta son rapport.
-Non, ce n’est pas un piège. Mais qui voudrait se révéler autant ? Qui voudrait s’exposer autant à autrui à part un écervelé ? Vous appelez ça télépathie… c’est une intrusion, un sacrilège. Personne ne devrait avoir autant accès à la psyché de l’autre. La magie des rapports humains résident dans ce que l’on ignore de l’autre, dans ce que l’on est forcé d’imaginer. Ici, cela révèle tout ce que l’on n’a jamais cherché à dissimuler.
Sa voix mourut en un sanglot à peine étouffé.
-Merci mes enfants de vous être prêtés au jeu, ce n’est pas quelque chose que j’oublierais. Je dois maintenant me retirer.
Abiotos se tourna ensuite vers moi.
Viens, Zachary, nous avons à parler.
Toutes considérations vis-à-vis de ma trahison semblait s’être évaporée.
J’eus à peine le temps d’être soulagé qu’Abiotos me mena à un nouvel escalier en colimaçon. Le silence de cette escapade était chargé de fantasmes et d’espoirs. Comme moi par le passé, je présumais qu’il se demandait ce que la télépathie impliquait et comment elle pouvait changer une société.
Tant qu’il ne s’est pas livré à l’exercice, il ne pourra pas jamais comprendre l’étendue de ce pouvoir.
Nos pas nous menèrent vers une pièce plus étroite, à échelle humaine. La pièce semblait fonctionnelle et adaptée au travail de scientifique.
La pièce était éclairée par de longs néons blanchâtres qui baignaient la pièce d’une lueur froide, artificielle, procurant ce sentiment paradoxal d’être dans un lieu sans personnalité alors même que les lieux fourmillaient de trésor. On y sentait des odeurs curieuses composé de médicaments, de terre, et le plus souvent de cette odeur caractéristique de menthe artificielle que l’on retrouve dans les salles de soin.
La salle était richement décorée pour qui appréciait l’entomologie, les murs étaient placardés de d’insectes s de toute variétés et de toutes les couleurs. J’y reconnus à d’autres endroits un tableau périodique des éléments, différentes tailles de tubes à essais, béchers et autres bec bunsens.
Mon regard s’attarda cependant sur ce qui m’apparaissait être un musée des horreurs. Je toisais une étagère remplis de bocaux, classé par ordre de grandeur. Chacun de ces contenants renfermait diverses trouvailles dans du formol : des organes dont j’ignorais la fonction, des spécimens entiers qui flottaient dans le vide et même… un fœtus humain. Jamais la mort ne me parut si tangible, comme prisonnière de ce liquide ambré.
Le scientifique tira deux chaises de bureau pour les positionner face à face.
Assieds-toi.
Au vue de mon malaise, il se voulut rassurant.
Tu n’as rien à craindre ici. Si tu avais dû mourir, ce serait déjà fait.
J’imagine que l’image qu’il se fait du mot rassurant est quelque peu biaisé.
Tu n’es pas le premier à essayer de me destituer. Et tu ne seras sûrement pas le dernier.
Il parlait avec décomplexions et sincérité, comme s’il ne craignait pas particulièrement d’envisager cette possibilité.
Penses-tu que les tributs acceptent chacun sagement leur sort et qu’aucun n’a tenté de m’abattre ? Ce n’est pas parce qu’ils viennent d’un monde qui a accepté de les sacrifier qu’ils sont prêts à accepter la main que je leurs tends.
Ses yeux roulèrent dans ses orbites, il reprit d’un ton désabusé.
Dans l’absolu… eux, je les comprends. Mais les autres.
Son regard s’abattit sur moi comme la charge dévastatrice d’une cavalerie en colère.
Ceux qui briguent mon pouvoir simplement pour l’appât du gain, égocentrisme ou par but politique. Ceux-là… j’ai plus de mal.
Il affichait un sourire dont je ne parvenais pas à identifier sa tonalité, entre sardonique et espiègle.
Parfois pourtant, je me demande qui serait assez fou pour vouloir assumer cette charge. Quiconque la considère avec légèreté ne devrait jamais posséder un tel pouvoir. Mais même parmi ceux qui l’estiment avec gravité, ils n’imaginent pas ce que cela représente… La charge morale est si insoutenable, l’étendue de ce pouvoir si intangible, que tous finiraient par s’y perdre. Cela dit, je ne t’apprends rien, n’est-ce pas ?
Abiotos s’éclaircie la voix comme pour tourner une page dans la discussion.
Alors que toi, Zachary, tu as plein de choses à m’apprendre. Parles moi donc de ton pèlerinage.
Il croisa les jambes et joignit ses mains, dans une posture décontractée alors que je commençai mon récit.
Je lui parlais de tout. Des dômes, des Radicor, de leur technologie respective, de ma traversée du désert, des Tocards, de la station des cannibales, des autres colonies de cafards que j’avais rencontré, en épargnant aucuns détails fussent-ils immoraux ou dégradant pour mon image.
Le seigneur des cafards maintenait une écoute attentive et passionnée, il buvait mes paroles comme un savoure un paysage. Au travers de mes mots, son esprit voyageait vers des horizons qu’il n’aurait su imaginer. Je dois bien avouer qu’être le vaisseau de ses songes avait quelque chose de satisfaisant.
Revenons-en au sujet de la télépathie, si tu le veux bien. As-tu déjà essayé avec un animal par exemple ?
Je répondis dans la seconde, presque instinctivement. Etait-ce une mauvaise plaisanterie ou un cri du cœur, je n’aurais su le dire, quoiqu’il en soit, je ne pus réprimer ces tristes paroles.
-Oui, le pire de tous.
Abiotos soupira d’impatience.
-Permets-moi de reformuler, as-tu essayé avec un animal autre que l’humain ? Et pourquoi pas une plante ?
Je niais de la tête.
-Non et pour être honnête je n’en ai même pas eu l’idée. Il est difficile de trouver des animaux approchables dans les Terres Mortes. J’aurais peut-être pu essayer au sein d’un dôme mais même là, le contexte n’était guère propice à l’expérimentation. Tu penses que cela pourrait avoir une pertinence ?
L’espace de quelques instants son regard se fit absent, arborant un air songeur.
-Le simple fait de trancher cette question est pertinent à mes yeux.
Tout au long de cette conversation, il en avait appris plus sur moi, mon parcours, ma philosophie, alors que lui demeurait inaccessible. Il y a pourtant des sujets qui me brulent les lèvres : que deviennent les tributs dissidents, ceux qui ont tenté de l’assassiner, ceux qui ont voulu son pouvoir et ceux qui ont voulu partir, où sont-ils ? Sont-ils seulement en vie ? à quel point peut-il s’appuyer sur les tributs ? Le soutiennent-ils ? Comment contrôle t’il les cafards ? As-t-il des amis en cette terre ? Ou est-il complètement seul ?
Je savais que je n’étais pas en position de force, pourtant je disposais d’un moyen simple pour avoir immédiatement réponse à toutes ces questions.
-Puisque tu es aussi curieux que cela à propos de la télépathie, que dirais-tu d’essayer ?
Son sourire disparut de ses lèvres.
-J’ai bien écouté lorsque tu m’as évoqué le dôme de l’ouïe. Tu m’as parlé de la difficulté que tu as pu ressentir à cause de tes maux intérieurs. D’à quel point tes angoisses pouvaient se répandre sans que tu n’aies de contrôle dessus. Es-tu bien sûr de vouloir rentrer dans ma tête ? Je ne te garantis pas que tu en ressortiras indemne.
Je ris à gorge déployé devant cette démonstration d’arrogance.
-Je te garantis que la réciproque est vraie. Pourtant je ne jugerais pas que l’effort n’en vaut pas la peine. J’ai déjà eu affaire à des esprits retors, je suis parfaitement prêt à subir ce que j’ai à subir et à infliger ce que je dois infliger.
L’espace d’un instant je l’entendis marmonner dans sa barbe.
-Après tout la science exige des sacrifices…
Je sortis de ma besace la gemme de télépathie.
-Les instructions sont presque identiques à celles que j’ai pu donner à Amel et Lucas. A la nuance que je vais te demander de penser à quatre moments importants de ta vie. Qu’ils soient réels, fantasmés, regretté ou renié. Ce peut être un rêve, un moment, un sentiment ou une pensée. Disons que… cela t’aidera à poser un cadre rassurant à un moment qui pourrait te dépasser.
Parallèlement à la discussion, je m’efforçais de faire le vide dans ma tête. Pour une fois, j’y parvins sans mal et lui glissai nonchalamment.
Qui sait, l’un de nous deux pourrait bien s’en sortir grandi.
L’expression de son visage et sa voix semblaient assorti dans la lassitude :
-Préservons nous de l’espoir et profitons de l’instant présent.
Je me levais délicatement de ma chaise, puis, glissais la gemme de télépathie dans le bracelet qui la maintenait dans le creux de la main. Après quoi, je la lui tendis avec un sourire aux lèvres.
Abiotos approcha une main hésitante de la mienne, ses doigts légèrement tremblants finirent par trouver le chemin de la fraternité et je sentis, dans sa poigne moite, toute ses craintes mais également la confiance qu’il plaçait sur mes épaules.
Après des semaines dans l’incertitudes à échafauder de vaines intrigues ou encore à ruminer sur ma solitude en cellule, je retrouvais mon lieu de prédilection avec une sollicitude toute particulière.
La pureté virginale de cette espace immaculée gorgea mon cœur de sérénité. Cependant, je n’avais pas pour projet de me blottir dans ces ombres réconfortantes.
J’appelais ces terres à prendre forme, comme si cela avait toujours été de soi, et qu’inéluctablement cet espace n’avait d’autre choix que d’engendrer nos consciences, malgré son vide. Immatériel et éphémère, mon esprit était comme un enfant sur le point de naître, assoiffé de vie.
Les quatre cercles caractérisques de mon lieu de prédilection se dessinaient déjà sur le sol pur de cette ombre primordiale. L’enfant, l’adolescent, l’adulte et le vieillard prirent bientôt forme et se préparaient déjà à la formation de mon être. Leurs chants emplirent bientôt le vide de ces lieux d’un chœur anarchique et tumultueux, au diapason de mon humeur.
J’impulsais à mon subconscient des sommations qui les pressaient de faire le travail, de façonner le vaisseau de ma conscience dans lequel je m’incarnerais bientôt. Je n’étais pas encore achevé que déjà ma curiosité me commandait de regarder comment cela se déroulait pour Abiotos.
Alors que mon âme prenait forme, je regardais d’un œil nouveau ces terres que j’avais moi-même sculptée. De prime abord, c’était un sentiment de malaise qui me gagna à la vue de ces terres familières, quelque chose n’allait pas, sans que je ne parvienne à mettre de mots dessus. Tout se déroulait pourtant comme à l’accoutumé, tous les engrenages habituels se mettaient en place pour donner le spectacle psychique auquel je m’attendais. Les ondes émanant de la formation de ma conscience s’amplifiaient et venaient remplir le vide de ces terres mystérieuses. Visuellement, ces ondes ressemblaient à d’improbables encyclies², elles étaient le prolongement de chaque mouvement, chaque émotion, chaque pensée.
Les ténèbres se dissipèrent bientôt pour révéler un paysage désertique, assez similaire aux Terres Mortes, à ceci près que d’épais nuages noirs menaçaient de faire peser leur courroux sur ces terres arides. Un orage sans précédent était en pleine formation, une tempête dont l’ampleur menaçait de liquéfier le désert de mon esprit. Le gigantisme de ces nuages cyclopéens mettait en valeur notre vacuité, comme si la différence de taille révélait notre insignifiance. Ces épaisses formations brumeuses crépitaient d’une électricité menaçante et verdâtre, laissant deviner l’ampleur du choc à venir.
² : Cercles concentriques se formant à la surface de l’eau lorsque l’on y plonge un corps.
Un premier flash de lumière s’abattit sans ménagement sur ces terres vierges. Un éclair d’une teinte vert émeraude m’aveugla, puis un deuxième, bientôt ce fut le concert ininterrompu d’un vacarme assourdissant. La violence de cette tempête sonnait comme une revanche de la nature sur l’arrogance des hommes.
Mon regard commença à s’habituer à la virulence des éclairs, bientôt je pus constater de quoi il en retournait.
Les nuages ne venaient pas de nulle part. Cette tempête avait été fabriquée par l’entrechoquement de nos ondes. Ces nuages, ces éclairs, cette colère relevait de la fusion de nos deux âmes. Toute la modestie qu’inspirait la virulence de cet orage s’était évanouie. Cette tempête, c’était moi, une partie en tout cas. De l’humilité, je basculais vers la fierté. Cette violence était la matérialisation de ce dont j’étais capable.
Perdu dans la contemplation de cette beauté primordiale, l’excitation m’avait fait perdre de vue d’importants détails. Quand j’observais de nouveau ces terres, il me semblait de moins en moins reconnaître mon domaine.
Un nouvel éclair frappa, alors je compris.
Chaque fois que la foudre s’abattait sur le sol, elle en faisait jaillir des portions de souvenirs, des moments ou des lieux importants. Tous les endroits que j’avais pu visiter dans mon périple reprenaient formes devant moi. Les dunes de sables vinrent émerger autant de dômes, de repère des tocards, de station des cannibales, de ruches que je pouvais en concevoir. Par moment, la foudre creusait la terre, pour en faire émerger l’océan, ce même océan dans lequel j’avais manqué de me noyer. A d’autres occasion, la tempête labourait le sol à grand renfort d’éclair pour reconstituer l’horreur qu’a été cette plantation vivante. Le paysage que ma psyché avait dessiné était entaché par mes propres traumatismes pour au final former une mégalopole géante formées de souvenir marquant.
Les simulacres de ma conscience s’effacèrent, comme à l’accoutumé, ma création avait couté leur vie, me laissant désormais une totale liberté mouvement. Comme si je cherchais à fuir mes propres souvenirs, je me mis à courir. Aussi loin que mes jambes me portaient. Poussé par le déni et en me repérant sur les ondes, je parviens à estimer la position du chef de guerre. J’étais encore à des kilomètres de lui, pourtant je pouvais le voir comme s’il était juste à côté de moi. Mon empressement à « naître » avait porté ses fruits puisque je pu voir de mes propres yeux quelles étaient les clés de sa formation, comment sa conscience choisirait-elle d’élaborer son être.
Tout comme pour moi, il y avait un enfant, un adolescent, un adulte et un vieillard.
De chacun émanait une sorte de brouillard, un souffle nacré qui gorgeait l’âme en devenir de vie. Quand la conscience du seigneur des cafards absorbait une part de cette énergie, son psychisme déclenchait une puissante impulsion, dont la résonnance contribuait à faire s’épanouir l’orage grondant au-dessus de nos têtes. Le simple fait que je sois capable d’observer tout cela alors que j’étais à des kilomètres de distance ne faisaient pas sens, mais ce que j’y vis l’était encore moins.
La béatitude me condamna rapidement au silence.
Des volutes de fumée argentées qui s’échappaient de sa « famille intérieur » se devinaient quatre scènes.
La première provenait de l’enfant, elle mettait en valeur un groupe de scientifique, dont le seigneur des cafards, travaillant d’arrache-pied pour prouver leur valeur. Je ressentais l’envie de chacun de repousser les frontières du possible, chacun était animé par une envie pure, sincère. Une intuition surnaturelle me faisait dire qu’il s’agissait là du moment qui avait changé en profondeur le dôme des deux sens, cet instant où le dôme s’est affranchi de la faim. L’émanation d’énergie blanche semblait provenir des lèvres de l’enfant, plus exactement de son sourire.
La deuxième scène découlait de l’adolescent, elle représentait un Abiotos extatique, en plein travail sur un cafard, le fameux spécimen « AX003 ». Je ressentais simultanément l’appréhension du cafard et l’exaltation d’Abiotos, son envie d’impressionner ses pairs, son désir d’étudier les Terres Mortes, de repousser les frontières du possible. Cette première relation entre le scientifique et un cafard marquait le début d’une toute nouvelle existence. Cette fois la nuée aux reflets brillants provenait du cœur de jeune homme.
J’eus beaucoup de difficulté à regarder la troisième scène. Celle-ci était issue d’un homme dans la fleur de l’âge, il semblait produire en se frottant directement les mains un panache de fumée duquel je pus contempler l’effroyable spectacle. Le seigneur des cafards présentait un sourire narquois alors qu’il contemplait sa victoire. Il se tenait devant lui un Radicor ligoté à une table d’opération chirurgical, seul et nu face à son ennemi. Horrifié, je compris qu’Abiotos exécutait une vivisection sur le maître du dôme. Plus Radicor se lamentait devant son bourreau, plus le scientifique exultait. Le seigneur des cafards prenait le soin d’extraire un à un les organes qui se présentait à lui, puis en les pressant contre lui-même, les intégrer à son propre corps. Instinctivement je compris qu’il ne se n’agissait non pas d’un souvenir mais d’un fantasme.
La dernière apparition demeurait pour moi un mystère. Elle découlait du vieillard qui semblait figé dans une posture de réflexion. L’épaisse fumée blanche qui émanait de son front laissait à penser qu’il s’agissait d’une concrétisation de sa réflexion. La scène que je pus y lire, représentait, il me semble, les derniers étages de la ruche. Au sommet de la tour insectoïdes, je vis un Abiotos avec un sourire jusqu’aux oreilles en train d’interagir avec une curieuse toile de chair étirée. Malgré le dégoût que cette abomination m’inspirait, il m’apparaissait évident qu’en plus d’être vivante, cette aberration était consciente. Aussi difficile qu’il était d’évaluer si cette scène relevait du fantasme ou du réel, je me gardais bien d’oublier ce qui semblait primordiale pour le seigneur des cafards.
Je me forçais à regarder les instants les plus durs, les plus marquants, les plus atroces des quatre scènes devant moi. Par-dessus tout, je voulais le comprendre, peu importe ce que cela me couterait. Je sentais que l’apparition d’Abiotos était proche puisque la tempête au-dessus de ma tête regagnait en vigueur. La foudre s’abattit de plus belle, dilapidant sur son passage des vestiges d’un passé lointain, faisant éclore des myriades de dôme des deux sens, des cohortes de ruches insectoïdes, des vestiges de cette même colonie qui semblait tant avoir marqué le chef de guerre.
Mon confrère finit par renaître de ses souvenirs, sa silhouette précisa et, avec elle, disparu les simulacres responsables de sa création. Emerveillé, il balaya les environs du regard et s’attarda longuement sur ce que notre tempête avait forgée. L’orage avait façonné ce que l’on pourrait appeler la cité des souvenirs, formé de la fusion de nos esprits, ponctué par des lieux qui nous avaient eux-mêmes façonné. Enfin il contempla sur ses propres mains, comme incrédule, avant de rediriger son attention sur moi.
-Incroyable, en effet. Amel avait raison, c’est magnifique ici.
Un sourire admiratif aux lèvres, il semblait incapable de réfléchir autrement qu’à haute voix.
Mon corps est toujours dans mon laboratoire, il n’y a que mon esprit qui s’est réfugié en lui-même… ? en nous-même ?
Je riais de son inexpérience et me montrais sous un abord le plus rassurant possible.
-Tu n’es pas au bout de tes surprises, notre session ne fait que commencer. Je vais te laisser le temps de te remettre avant d’aller plus loin. Jusqu’alors, l’expérience correspond à tes attentes ?
Abiotos s’approcha lentement de moi.
-Elle les dépasse largement. Et ce corps … enfin ce dans quoi ma conscience est actuellement, c’est solide ? Je veux dire, nous sommes solides, là ?
Malgré moi, un sourire amusé se forma sur mes lèvres.
-Il ne tient qu’à toi de le souhaiter, ce temple onirique est à nous, c’est notre terrain de jeu, nous le concevons selon notre bon vouloir tout comme nous pouvons le refaçonner si nous le souhaitons.
En un instant à peine, je mobilisais une fraction infime de mon esprit pour lui prouver mes dires. Un immense banc de sable s’éleva dans les airs, comme si le sol voulait éclipser le ciel. C’était une sorte de dune mobile qui ne cessait de se nourrir des environs, en quelques secondes à peine, la dune devint un tsunami destructeur qui atteignit des hauteurs défiant la compréhension humaine. Ce tsunami s’accompagnait d’une tempête de sable qui semblait la diriger droit vers la cité des souvenirs.
Qu’en dis-tu ? Souhaites-tu visiter ce monde ou préfères-tu en modeler un autre, peut-être plus à ton image ?
D’un geste de main, je provoquais un séisme d’une amplitude telle qu’elle sembla sur le point de faire chavirer cet univers. Mon désir soumettait la terre, celle-ci se tordit et s’étira en autant de fissures que ma passion lui en imposer. D’épaisses flammes jaillirent des crevasses, comme si la nature rugissait son courroux. Il ne me suffisait que de le vouloir pour provoquer l’implosion de ce monde. Cette démonstration de puissance n’avait pas pour seul but de lui faire l’étalage des possibilités offertes par la télépathie, mais bien entendu également une franche tentative d’intimidation.
Il répondit naturellement à mes provocations par le flegme qui le caractérisait.
-Non. Ce sera très bien, ici.
En un claquement de doigt et d’un seul regard, j’arrêtais le raz de marée et le tremblement de terre.
-Comme il te plaira.
Je dévisageais le seigneur des cafards.
Se présentait-il tel qu’il voulait se montrer ? Ou enfin avais-je droit à une facette plus transparente de son être. Dans cette sphère onirique, il me semblait que je parvenais à le cerner un peu plus. Il avait toujours l’air de ce petit homme affable, les traits de son visage offraient une mine nimbée de bienveillance et gorgée d’une sincère placidité. Pourtant derrière les reflets de ses lunettes se devinaient les regrets et l’amertume. C’était précisément ce que je cherchais. La clé qui me permettrait de comprendre cet être. Cette douleur renfermait la solution aux mystères que cet homme dégageait.
Par mimétisme, le scientifique se mit à expérimenter ses nouveaux pouvoirs et tester ses propres limites. Se désintéressant totalement de moi, il redressa légèrement les montures de ses lunettes sur son nez, mobilisa son attention sur le sable et se mit à y sculpter un écosystème tout entier. Sa volonté était son pinceau, le sable sa peinture, ce monde sa toile.
Au départ, son ambition bégaya en s’attachant à la création de gazon, de lichen et de micro-organisme. Puis, poussé par ses propres succès, sa passion gagna en ambition, façonnant fleurs, arbres, et roches ainsi tout une faune correspondant à son écosystème. Plus il Infusait de sa personne en ses créations, plus ses créatures paraissaient sophistiquées, indépendantes. Certaines me faisaient penser à des automates organiques, d’autres à des esprits plus libres, quand d’autres encore semblaient vivre en meute. J’y reconnus des espèces qu’on ne croise plus que dans les livres d’histoires, des singes, des ours polaires, des tigres, des reptiles de formes et de tailles diverses. Le plaisir qu’il trouvait à donner la vie sur un simple souhait me donna une intuition.
Abiotos avait l’air de s’épanouir dans la création, puis quand il fut à court d’inventivité, il se perdit dans la contemplation de ses enfants. Son visage exprimait tout l’amour, la passion et la sérénité qui l’animait en cet instant.
Je m’adressais à lui d’un ton volontairement obséquieux, souhaitant provoquer le malaise.
Dis-moi si je suis de trop. Tu veux peut-être que je te laisse seul ?
Qu’il était cruel de lui refuser cette paix intérieure à laquelle il gouttait enfin. Cela faisait bien longtemps que l’empathie ne guidait plus mes pas, en cet instant précis que j’en pris conscience et m’en désolais.
Tu es aux premières loges et pourtant tu rates le spectacle.
Un large sourire aux lèvres, je pointais mes deux pouces dans ma direction.
Ça se passe ici.
Le scientifique délaissa ses rejetons pour se tourner vers moi.
-Que se passe-t-il si l’on se blesse dans ce monde ? Subit-on également les dégâts dans notre réalité ?
Je haussais les épaules en guise de réponse.
-Tu sais au dôme de l’ouïe, ils n’ont pas exactement ce genre de préoccupations, ils sont … enfin étaient plutôt pacifiste.
Abiotos haussa un sourcil, manifestant son intérêt pour le sujet, pourtant dans l’ordre de ses priorités, d’autres affaires pressaient.
-Alors c’est ça la télépathie ? C’est un terrain de jeu fascinant. Cela dit, à la réaction d’Amel et Lucas, je m’attendais à quelque chose de plus… Intimiste.
Le sourire qui déformait mes lèvres manqua de décrocher ma mâchoire tant mon enthousiasme atteignit son point culminant.
-Tu veux de l’intime ?
Le rire qui s’échappa de moi marquait malgré moi un enthousiasme malveillant quant à sa curiosité.
Je t’en prie viens, explores ma psyché. Je n’attends que ça. Contemple mon désespoir, embrasse ma solitude, partages ma haine. Nourris-toi de mes tourments, de mes dilemmes, de mes peurs. Considère-les à l’aune de leur origine, après quoi, je serais avide de connaître ton verdict.
Je savais que mon discours pouvait avoir des accents cryptiques, aussi, je m’empressais de lui montrer comment rentrer en résonnance avec mes ondes. Les mains d’Abiotos s’agitèrent dans une spirale de mouvement circulaire qui émulèrent la fréquence des vibrations psychiques. Tout comme je l’avais déjà expérimenté par le passé, je voyais l’enveloppe physique du scientifique se désincarner pour se fondre dans les séquences vibratoires émergeant de mes pensées.
Mon empressement trahissait ma volonté de me mettre à nu, d’être estimé par lui, d’être jugé et approuvé par cet être exceptionnel. Je ne saurais dire pourquoi sa considération m’importait autant, quoiqu’il en soit, je guidais son esprit de sorte à lui offrir un parcours cohérent dans mes souvenirs. Non pas que je lui imposais un ordre dans mes souvenirs puisqu’il devait à présent être parfaitement libre de naviguer dans mes songes. Je ne faisais que lui montrer la voie que j’aurais voulu qu’il emprunte.
De mes premiers souvenirs de nourrices robotiques jusqu’à mon arrivée à sa ruche, Abiotos vécu toute ma vie en une fraction de secondes. Il ressenti toutes mes peines, mes joies, mes fautes, mon ennui de la vie de sédentaires, mes velléités révolutionnaires, la manière dont ce voyage m’avait profondément changé.
Cette escapade dans ma psyché représentait également quelque chose de spécial pour moi. Il y a moins d’une heure, le couteau sous la gorge alors que ma tromperie fut démasquée, je lui avais garanti qu’au moyen de la télépathie, il pourrait s’assurer de ma bonne foi. C’était une opportunité de laver mon honneur.
Pendant son voyage introspectif dans mon esprit, un fil de pensée s’imposa à moi et guida son périple.
Qu’il voit la totalité de mon plan, qu’il comprenne pourquoi j’en suis arrivé là, qu’il s’assure de ma bonne foi. Si après il devait juger que je ne suis qu’un avorton assoiffé de pouvoir, qu’il en soit ainsi.
Je sentais sa progression en moi, j’éprouvais l’horreur qui l’accablait en contemplant mon voyage dans la station des cannibales. Il partagea ma colère lorsque mon Radicor me renia, il se joignit à mon enthousiasme à ma rencontre avec Cyclope et les Tocards, son émerveillement fut total quand il put voyager au sein du dôme de l’œil ou encore de l’ouïe.
Avec effroi, il put observer comment les affres de mon périple participèrent à la création de ma bête intérieure, comment je pouvais être totalement dépassé par ses apparitions et à quel point je me sentais impuissant face à moi-même. Il comprit bien plus rapidement que moi, qu’une part de ma personne s’était éteinte en condamnant les cannibales, qu’en entrant dans cette sinistre mine qui avait permis mon évasion, une fraction de ma psyché avait été dévorée par la naissance de la bête.
Le jugement du seigneur des cafards à mon égard ne cessait de se moduler au fil des évènements qu’il observait.
Il put admirer des choses que je n’osais pas totalement m’avouer. Au travers de mes envies contestataires, de mon désir de révolution, il y découvrit également un pendant négatif, une culpabilité jamais assumée issue d’une simple question : Et si ces envies étaient nés d’une impossibilité de m’intégrer ? Si le problème n’était pas systémique mais venait de moi ? Aucune de ces questions n’appelaient à une réponse absolue, pourtant j’y refusais d’y voir toute forme de nuance en niant totalement le peu de légitimité que pouvait avoir ces pensées.
Je pensais naïvement que le voir souffrir de mes maux me ferait me sentir moins seul. C’était plutôt l’exact inverse. Je n’avais pas envisagé à quel point sa compréhension avait un prix. Sa présence dans mon esprit était une charge mentale dévastatrice. Revivre tous les évènements traumatiques de ma vie était déjà insupportable, l’idée même de les partager me paraissait désormais aussi égocentrique que cruel. Le voir endurer et subir injustement le fardeau de mon existence, me préoccupait d’autant plus, que derrière viendrait le couperet de son jugement.
Ne suis-je pas dans l’erreur en surchargeant un esprit novice dans la télépathie d’autant d’élément traumatique ? J’aurais dû me poser la question avant… Ce n’est qu’un regret de plus à ajouter à cette interminable liste d’erreurs qu’est ma vie
Aussi concerné que je fus par l’impact que cette télépathie aurait sur Abiotos, cela ne semblait pas freiner la course du scientifique.
Le seigneur des Cafards était animé par une détermination sans faille et prenait tout le temps qui lui fallait pour satisfaire son avidité de connaissance. Quand il s’attarda plus longuement sur le dôme de l’ouïe et sur mon action là-bas, il examina les répercussions de mon arrivée selon un prisme de pensée que je n’avais pas envisagé.
De manière égocentrique, j’estimais avoir été le catalyseur d’un conflit provoqué par ma simple présence. Abiotos était convaincu de l’inévitabilité de cette guerre. Sa bonne foi et sa neutralité écarta d’un revers de l’esprit ma culpabilité. Ce souvenir était la source de tourments qui avait scellé une promesse entre Cyclope et moi, celle d’interférer le moins possible avec les sociétés que l’on découvre, celle de se faire discret. Une promesse que nous n’avions jamais pu tenir, une culpabilité qui ne s’était jamais tarie, une source de maux qui dévorait mon âme. Un regard extérieur avait suffi à annihiler ma souffrance, et de prendre conscience qu’en ce cas, je n’avais jamais été fautif.
Aussi terrifié que je pouvais l’être, quelques secondes auparavant, la réalisation qu’un contact télépathique pouvait m’aider à aller mieux me rasséréna et éclipsa nombre de mes angoisses.
L’opération de déculpabilisation se poursuivi quelques temps plus tard quand, après avoir estimé le lien qui m’unissait avec Cyclope, il constata le piège et le chantage dans lequel son Radicor m’avait enfermé.
Quand il eut terminé de faire le tour de mes souvenirs, il se replongea dans l’exploration de mon âme et se décida d’opérer une relecture critique des évènements, se demandant ce qu’il aurait fait à ma place, s’il était moralement acceptable d’agir comme je le faisais, quel était ma part de responsabilité dans les expériences que j’avais vécu. Une fois cette deuxième spéléologie introspective terminée, il exécuta un ultime tour pour cette fois-ci uniquement pour observer la faune et la flore que j’avais pu contempler.
Je me sentais disséqué, étudié avec une intensité qui confinait avec le malsain. Bientôt, je me fermais à son avis pour mieux me protéger. Voir défiler devant soi sa propre vie à trois reprise avait quelque chose d’aliénant, je le laissais donc vagabonder dans mon esprit sans plus de surveillance.
Quand Abiotos fut rassasié, il utilisa la canal d’une onde pour sortir de mon esprit et se matérialiser devant moi.
-Quel appétit… quelle soif insatiable. Tu m’impressionnes, seigneur des cafards. Je n’aurais jamais cru que quelqu’un redemanderait de mes supplices.
Le scientifique s’exprima d’une voix paternelle, empreinte d’une chaleur réconfortante.
-Ton esprit est encore jeune, Zachary. Cela dit, tu es un objet d’étude fascinant. Comment un esprit aussi rationnel, cartésien que le tien peut se laisser autant guider par l’instinct, la pulsion, la rancœur. Tu as perdu ton flegme au profit d’une forme de confiance en toi, c’est intéressant mais si tu veux mon avis, c’est parfaitement stupide. Peut-être plus confortable mentalement parlant, mais profondément stupide. Enfin … après tout ce n’est pas comme si l’on t’avait réellement laissé le choix. Tu n’as qu’un contrôle partiel sur la manière dont ta personnalité évolue, la tienne a été profondément influencé par les différentes personnes qui ont voulu te manipuler.
Le rire qui secoua mes entrailles fit trembler ces terres tant l’impétuosité de mes émotions me privait de tout contrôle. Je vociférais ma réponse avec une haine tangible, l’onde qui s’échappait de mes lèvres fit redoublait d’intensité la tempête au-dessus de nos têtes.
-Confortable mentalement ? CONFORTABLE MENTALEMENT ? Es-tu aveugle ? Sourd ? Attardé ?
D’une admiration sans faille je basculais dans une aversion sans borne. Je sentais l’aigreur monter et bientôt prendre possession de mon esprit. Plus ma haine enflait, plus elle altérait mon corps : ma musculature gagna en volume, je sentis mes dents se distendre pour se muer en une rangée de sinistre couteaux, mes ongles devinrent de longues serres prêtes à lacérer la chair, ma peau se durcit à force de tension pour devenir recouvertes d’écailles à la lueur vermillon, de mes yeux injectés de sang, l’on pouvait apercevoir mes pupilles qui perdirent de leur arrondi naturel pour se muer en un vertical reptilien.
Malgré moi, je me préparais à bondir sur lui et ne faire qu’une charpie de cette déjection à forme humaine. Je ne prêtais plus aucune attention à ma propre douleur, alors même que serrer ma mâchoire me provoquait désormais d’important saignements, ma propre souffrance n’avait plus aucune importance, seul comptait la sienne.
Au-delà de nos têtes, la tempête battait la pulsation de nos humeurs. Le ciel n’était plus qu’un gigantesque nuage noir, en qui germait le crépitement d’un orage dévastateur. Désormais une pluie diluvienne s’abattait sur ces terres. Bien que sans effet sur nos corps éthérés, la cité des souvenirs, elle, commençait à être engloutie par les flots.
Pour la première fois, je lus la terreur dans ses yeux.
Ma voix, comme déformée par une puissance insondable, n’avait plus rien d’humain et ne ressemblait plus qu’à une distorsion gutturale, un grognement rauque formé de pur mépris.
Ta raison t’a coupé de l’empathie, je vais te ramener à elle.
Je me jetais sur lui et la gueule béante, exposant des lames acérées qui menaçait déjà la chair de ma victime. Lorsque je plantai mes « crocs » dans son bras gauche, aucun sang n’en sorti. J’étais parvenu à percer sa peau, je sentais que mes lames dentaires avaient pénétré son bras de part en part.
De manière concomitante à mon assaut, de nombreux éclairs vinrent embraser la cité des souvenirs d’un feu ardent. L’eau et les flammes collaborèrent dans la destruction, alors même que certains bâtiments étaient emportés par le déluge, les quelques structures restantes seraient réduits en cendre. En ce monde onirique, me fermer à la raison, m’abandonner à ma colère revenait à détruire mon identité.
Comme je ne voyais nulle expression de douleur, ma colère s’accentua à son paroxysme. Par tous les moyens, il devait mesurer ce qu’il en coutait d’éveiller la bête. Je cherchais à creuser des sillons de chair avec mes dents, remuer le couteau dans la plaie, sculpter sa douleur.
En dépit de réaction, lorsque que je me reculais pour observer mon œuvre, Abiotos me regarda d’un air sincèrement peiné et son émotion attendri partiellement ma colère. Je regagnai bientôt forme humaine et me désengageait de l’étreinte que je lui imposais.
-Excuses-moi Zachary, je ne pensais pas totalement ce que je disais. Je voulais juste voir ta bête humaine.
Un soubresaut de colère me poussa à lui répondre d’une voix totalement sarcastique.
-Oh ? Tu voulais me voir souffrir pour ta propre satisfaction ? Il fallait le dire plus vite… tu es entièrement pardonné. Alors ? Satisfait ? Tu as eu ce que tu voulais ?
Ma masse musculaire désempli pour retrouver forme humaine, mes écailles de disloquèrent en autant de tendon et de muscles qu’il avait fallu pour les composer.
-Satisfait ? Non. Impressionné ? Oui.
Il ne prenait plus de gants à formuler sa réponse, l’expérience devait tout de même l’avoir secouée. Quant à moi, j’avais beau essayé d’amortir ma déception, rien n’y fit : son jugement n’avait désormais plus aucune importance à mes yeux.
-Tu sais quoi ? Tu avais un peu raison, tout à l’heure. Je quitte parfois mon flegme pour m’abandonner à la colère. Alors qu’accompagner ma rage d’un semblant de contrôle permets d’obtenir de biens meilleurs résultats.
Le seigneur des cafards me lança un regard incrédule, ne sachant pas où je voulais en venir alors qu’un rire abominable germait dans les tréfonds de mon gosier.
Pardonne cette attitude de néophyte, c’était indigne de moi. J’ai perdu mon sang-froid. Je me suis laissé dépasser par les émotions et j’ai sincèrement voulu te faire du mal physiquement.
Un rire qui appelle aux tourments, au sadisme, comme si mon esprit se satisfaisait déjà de sa propre cruauté.
Alors que tous les profanes savent que c’est ainsi que l’on inflige les pires tourments.
Je n’avais jamais eu autant soif d’atrocité. Rien ne lui serait épargné, il ne méritait pas mon ménagement. Lui qui avait été si prompt à me juger, subira le courroux de ma juste vindicte.
C’était ainsi que je répliquai la même série de mouvement ondulatoires pour me fondre dans son esprit, comme si mes bras étaient pris dans les remous d’un courant invisible. Alors que mon corps se disloquait en ondoyant, l’écho d’une hilarité malsaine parvint aux oreilles d’Abiotos et sema la terreur dans son esprit.
J’entrais en résonnance avec les fréquences émises par son cerveau pour m’infiltrer dans ses connections synaptiques. De là, je n’eus qu’à me laisser porter, de neurone en neurone, par les différents courants électriques qui traversait son cortex cérébral.
Les premières traces de souvenir remontaient à ses quatre ans. J’y ai découvert un enfant aimé par ses parents, un jeune garçon indiscipliné, seulement capable de se dissiper et n’ayant aucune autre prétention que celle de s’amuser. Tout le contraire de ce qu’il était devenu.
Je naviguais de souvenirs en souvenirs pour avancer directement au moment où un scientifique du dôme des deux sens, le fameux Lord Eka, découvrit comment se prémunir définitivement de la faim. Abiotos devait avoir dans les quatorze ans et cette expérience le marqua à jamais. Eka devint une figure de proue du dôme et accéda instantanément à la célébrité.
Alors même que Radicor louait publiquement son intelligence, ce dernier craignait de plus en de plus de voir son influence sapée par les découvertes miraculeuses de cet humble scientifique et entama une campagne pour le dénigrer.
En une poignée de jours, le suzerain du dôme parvint à discréditer Eka et à s’accaparer les bienfaits de sa découverte.
Bien qu’adolescent, Abiotos demeurait lucide quant aux exactions de Radicor, il garderait de ce temps une admiration sans faille pour ce scientifique déchu et une aversion sans borne pour son chef suprême.
Ce n’est qu’une décennie plus tard qu’il put réaliser ses fantasmes.
Au terme d’études absolument brillante en biologie et en sciences physique le seigneur des cafards façonna l’opportunité dont il rêvait.
On lui avait confié un projet inédit, celui de revitaliser les Terres Mortes.
Aussi louable que cette entreprise fut, ce fut également une occasion inespérée pour le scientifique d’opérer les bases de son plan. Il avait été nommé scientifique en chef de la colonie et c’est par ce biais qu’il explorerait sa vengeance.
Au début, il faisait ce que l’on attendait de lui. Il étudiait la roche, mesurait les taux de radiations, végétalisa les rares terres arables pour redonner un semblant de vie à ces terres qui ne connurent que le silence pendant des décennies.
Pour connaître la mesure de la tâche qui lui incombait, la colonie avait été divisé en deux groupes. Un premier groupe était dédié à la revitalisation du sol, une autre à l’exploration des environs. La première équipe connu un succès encourageant, la seconde connut plutôt un destin tragique.
L’unique rescapé de l’escouade d’exploration raconta le récit tragique du massacre de ses pairs et de l’existence de cafards géants. De prime abord, l’histoire dépeinte par le survivant laissait à penser que les évènements lui avaient fait perdre la raison, que son discours ne pouvait être que fantasmé et qu’au fond, il n’était jamais totalement revenu de l’expérience qu’il venait de vivre.
Aussi fantasque que ce récit pouvait apparaître, Abiotos était convaincu de la véracité de son témoignage. Il le fut d’autant plus, lorsque le survivant apporta des preuves matérielles de l’existences des cafards : des traces de pas d’une meute indénombrable, des sécrétions visqueuses qui à l’évidence ne pouvait être que d’origine animale, etc. Malgré la pertinence de ces indices, les membres de la colonie se refusait à y croire, et l’homme fut conduit à un hôpital psychiatrique au sein du dôme des deux sens.
En apprenant l’existence de cette faune inespérée, le scientifique zélé se fit un devoir d’analyser les sécrétions des cafards. Que de telles créatures aient pu survivre à la Grande Débâcle faisaient d’elles un sujet d’étude idéal. De là naquit une passion qui jamais ne fut tarie.
Je n’étais pas ici pour raviver de vieux souvenir aux yeux du seigneur des cafards. Mes seules ambitions étaient de comprendre et de persécuter, or un pressentiment m’indiquait que l’un amenait à l’autre. Avec cet objectif en tête, je poursuivis mon exploration de sa psyché jusqu’au déclin de cette entreprise que fut la colonisation.
Je retrouvais la colonie dans l’état dans lequel je l’avais trouvé initialement : à l’abandon, dépeuplée et en ruine. Abiotos en était l’unique survivant. Isolé dans le dernier bâtiment qui tenait encore debout, recroquevillé sur lui-même, serrant contre lui l’Imponere. Il en était arrivé à la conclusion qu’il devait sa survie uniquement à cet appareil.
L’Imponere avait été conçu de sorte à produire un champ magnétique qui interférait avec les ordres reçus par les cafards. A l’origine, l’appareil ne devait agir que sur un seul cancrelat à la fois, remplaçant un ordre par un autre. Toutefois l’unique survivant de la colonie avait dans l’urgence modifié sa création pour la transformer en un brouilleur d’onde très efficace à courte portée.
Le jeune homme connaissait l’efficacité de son invention puisque c’était la seule explication à sa survie. S’il avait pu survivre dans un lieu isolé, il n’avait aucune idée de l’efficience de l’appareil en extérieur.
Conscient de cette anomalie et du danger qu’elle représentait, les Cafards demeurèrent des jours, des semaines au seuil du laboratoire d’Abiotos, prêt à dévorer sa chaire si tôt que l’appareil cessa de fonctionner.
Je fis raisonner dans l’esprit de mon partenaire de télépathie, une pensée menaçante articulée en ces termes :
-Je sais maintenant où fouiller pour te faire du mal. Est-ce ici que tu as perdu la raison ? Seul dans ta misère? Défait dans tes ambitions ? Acculé par la menace et sans espoir de recevoir une aide extérieure. Je vais savourer ce moment.
Je sentais monter en lui l’effroi de revivre cet évènement et l’enfermait dans une boucle temporelle cauchemardesque, le condamnant à revivre cette solitude, cette peur encore et encore. Je n’aurais su dire combien de fois je lui avais fait endurer son traumatisme. Qu’importe ses suppliques, qu’importe ses appels à l’aide, je ne ferais preuve d’aucune clémence. Pas tant que je n’aurais rétabli l’équilibre dans la balance des souffrances que nous nous infligions mutuellement.
Je le sentais retrouver ses réflexions de l’époque, ses doutes, comment la folie l’avait gagné, comment la paranoïa l’avait consumé et comment il en était ressorti « grandi ». Je sentis sa gêne et à quel point il était humiliant de se revoir aussi mentalement friable.
Lui qui était devenu un seigneur de guerre, un chef redoutable et craint de tous, de se revoir aussi fragile lui donnait la sensation malaisante de contempler une autre personne. Comme si sa faiblesse d’antan niait la puissance qu’il était devenu.
Être aussi brutalement confronté à un reflet du passé, aussi vulnérable, revenait à nier tout le chemin qu’il avait parcouru pour dépasser sa propre faiblesse. Pourtant, tout au fond de lui, je pouvais le sentir, une part de lui voulait se reconnecter avec la personne qu’il avait été.
Je ne parvenais pas à identifier ce qui lui causait le plus grand tourment : de voir ce qu’il avait été, ou ce qu’il était devenu.
Le calvaire auquel je le soumettais devait être insupportable. Je poursuivis jusqu’à ce qu’enfin sa souffrance émousse ma colère et me reconnecte avec mon empathie.
Effaré par mon inhumanité, je revins totalement à moi. Immédiatement je me sentis obligé de me confondre en excuses dans un flux de pensées confuses.
J’ai honte… si honte de céder aussi facilement à mes pulsions. Je te conjure de croire que ça n’a pas toujours été ainsi. Je… je n’y arrive plus, je ne comprends plus les hommes, je ne me comprends plus moi-même… Cela fait bientôt une décennie que la souffrance me façonne. J’ai tant peur d’y avoir pris goût. Si seulement ça n’avait pas était aussi satisfaisant...
Après un profond soupire de désespoir, je poursuivis.
Mon déshonneur est ma pénitence. Je suis sincèrement désolé, Abiotos, pour autant je ne peux pas m’arrêter de fouiller maintenant.
Je sentais son soulagement autant que sa méfiance alors que je poursuivis le fil de sa mémoire.
Dans un accès de désespoir, le scientifique acculé ouvrit la porte qui le séparait de l’extérieur, préférant finalement la mort rapide que pouvait lui offrir les cafards à l’agonie solitaire dans laquelle il perdurait depuis des jours.
Quand il franchit le seuil de la porte et contempla les blattes s’écarter sur son passage, Abiotos mourut et le seigneur des cafards s’éveilla de son cadavre.
Prenant conscience de l’étendue de ses possibilités, sa première résolution fut de trouver l’origine de ces prétendus « nuisibles ».
Quelques semaines plus tard, le scientifique déluré fit la découverte de toute une existence.
Au sommet de la ruche où nos corps se trouvaient physiquement, dans une salle gigantesque et quasi-vide où régnait une odeur abominable et dont les murs palpitants n’étaient faits que de chair et de bile insectoïdes se trouvait le l’objet de tous ses fantasmes.
Avant même de s’y intéresser et malgré l’extrême fougue qui l’avait déjà conduit jusqu’ici, Abiotos passa un nouveau cap dans l’horreur et dû conditionner son esprit à ne pas observer son environnement.
Si tôt qu’il flanchait, si tôt que son regard se hasardait à observer les parois innommables de cette galerie terrifiante, il n’en ressortait que d’autant plus terrifié.
Ce n’était pas comme un assemblage uniforme de tissu musculaire, non, plutôt une combinaison anarchique de bubons, de viscères, de fibres, de muscles et de pulpe indéfinissable. Le tout constellé par des veines abominables qui abreuvait la chaire en énergie. Le comble de l’horreur fut atteint lorsqu’il lui parut évident que chacune des nombreuses aspérités incarnant ces parois s’agitaient régulièrement en d’abominables et sporadiques tressaillements.
Si l’architecture insectoïdes avait jusqu’alors était aussi surprenante qu’inventive, il n’avait jamais douté de sa nature artificielle. En ces lieux, tout lui indiquait l’inverse, à bien des égards, c’était comme s’il explorait quelqu’un ou lieu de quelque chose.
Au centre de cette chambre effroyable émergeait les contours d’une silhouette immobile. Une silhouette d’apparence biologique, ancrée dans le sol et suspendu en l’air par un ensemble de tissus musculaires me rappelant vaguement la forme de nerfs optiques. Régulièrement, ces derniers étaient secoués par les mêmes soubresauts inqualifiables qui agitaient les « murs » de cette galerie, laissant entendre une synergie entre ce décor cauchemardesque et cette absurdité centrale. Aux yeux du biologiste, cela ne laissait aucun doute d’une part sur la nature vivante de cette abomination, d’autre part que cet environnement, si ce n’est la ruche toute entière, avait été façonnée en son nom.
Quoique ce fut, le spectacle qu’offrait, l’habitat qu’elle avait fait façonner en aurait répudié plus d’un. Cela ne fit que renforcer la curiosité d’Abiotos.
Là où d’autres auraient reculé face à l’ignominie, le scientifique s’avança prudemment. Incapable d’écouter son instinct de survie qui lui commandait de s’arrêter, il atteignit le paroxysme de sa soif d’apprendre. Il DEVAIT savoir, il DEVAIT comprendre. Qu’était-cette chose ? Il était probablement le premier humain à pouvoir contempler ce mystérieux amalgame de chair.
Alors qu’il s’approchait, sa vision de l’horreur s’affina et il put détailler avec plus de précision les contours de cette aberration. Il s’agissait d’une toile de chair tendue qui ressemblait à s'y méprendre à un réseau neuronal. Une toile d'araignée complexe qui tressaillait au rythme de ses liens, comme traversé par un courant électrique. Manifestement, elle recevait et diffusait des informations, pourtant, Abiotos suspectait déjà qu’il ne s’agissait pas simplement d’un émetteur et d’un récepteur mais bien que la chose était consciente.
Je comprenais maintenant pourquoi l’un de ses simulacres exposait une scène avec cette entité. Je saisissais maintenant l’importance qu’elle revêtait à ses yeux. Etait-ce simplement le système nerveux de l’essaim ? Son cerveau ? Le berceau de cette conscience collective ?
A bien des égards, cette rencontre avait pavé le chemin emprunté par le seigneur des cafards. Jusqu’alors le scientifique pouvait être qualifié de jeune homme ambitieux, méfiant certes mais promis à une brillante carrière. Au fil des années, il devint tout autre chose. Au nom de la compréhension de cette amalgame de chair informe, Abiotos avait perpétré bien des horreurs.
Sa première initiative fut de neutraliser la toile de chair, c’est-à-dire de fabriquer un nouvel appareil dont la seule fonction serait de brouiller les communications issues de cette salle. Une fois réalisé, plus rien ne pouvait l’empêcher de prendre le contrôle de la ruche, les ordres qu’il imprégnait via l’Imponere étaient enfin exécuté.
Cette étape franchie, il eut tout le temps d’élaborer en toute sérénité la suite des opérations.
En sa qualité de scientifique, Abiotos mena des expériences sur les arthropodes, testant leur robustesse, leur intelligence, leur docilité, leur habilité à résoudre des problèmes en solitaires puis en groupe. A chaque fois, les résultats dépassaient les attentes.
Pour accroître sa compréhension de cette espèce fascinante, il entreprit alors d’opérer de sordides opérations de dissections et de vivisections.
Jusqu’alors, je me limitais à observer les différents éléments de sa vie, sans qu’aucun jugement moral ne vienne embarrasser ma vision. Toutefois ici, selon moi, une ligne avait été franchie et je ne pouvais plus rester silencieux.
-Tiens ? Toi aussi ? C’est fou… fou de constater à quel point il est simple de faire rimer science et barbarie.
Je sentis une fluctuation dans ses pensées, un écoulement émotionnel de culpabilité qu’il s’empressait de combattre en la refoulant derrière un voile de pragmatisme.
-Jugement inutile, c’était nécessaire.
Avant même que cette conversation ne se prolonge, je savais parfaitement où elle mènerait. Ma répartie acérée ne ferait qu’une bouchée de ses arguments. Je savais qu’il s’enfoncerait dans ces sables mouvants, qu’il tenterait de se dépêtre pour au final mieux s’enfoncer.
-Nécessaire ? Foutaises. La cruauté n’est jamais nécessaire. C’est d’ailleurs toujours pour ça qu’on la regrette.
-Tes projections subjectives ne sauraient freiner le progrès.
Je fis raisonner un rire moqueur dans son esprit.
-Déjà à court d’arguments, on bascule sur un procès d’intention. Je m’étonne que le progrès n’est jamais été en le sens du bien-être animal. Je pensais que le futur de la radiographie nous aurait séparé de ce genre de pratique barbare.
En cet instant, si j’avais eu des lèvres, il aurait contemplé le sourire victorieux s’étendant sur mon visage.
-Tu as raison. Je voulais simplement que l’influence du dôme n’atteigne pas la ruche.
Je n’aurais pas rêvé meilleure opportunité pour planter le dernier clou dans le cercueil et lui asséna un coup fatal d’un ton inquisiteur.
-Mensonges. Tu peux peut-être te mentir à toi-même mais pas à moi. Quand tu as franchi le pas de cette tour, c’est bien le dôme qui est entré dans la ruche. Tu ne voulais pas que l’influence du dôme ne contamine la tour pourtant, tu as réduit ses habitants, une race toute entière, en esclavage. C’est peut-être le premier et le plus grand de tous tes crimes. Ce qui m’intéresse, c’est au nom de quoi tu l’as perpétré.
Je m’étonnais et me félicitais de la sévérité de mon jugement. J’étais aussi impitoyable avec les autres qu’envers moi-même, n’était-ce pas cela, la justice ?
Abiotos s’apprêtait à me répondre qu’il avait substitué un maître à un autre, qu’un jour il les libèrerait de son joug, pourtant, conscient de la vanité et de l’illégitimité de son propos, le seigneur des cafards resta muet.
Son silence éloquent devint l’écho retentissant de ma victoire. Le débat désormais achevé, je repris l’exploration du souvenir.
Au travers de la vivisection, il apprit ce que je subodorais déjà depuis des mois. Au dernier coup de scalpel, le scientifique pu confirmer ses hypothèses et compila ses conclusions dans son journal :
« Trop de nocicepteurs. Il y a plus de récepteur synaptiques que d’émetteurs. Cela confirme ma thèse selon laquelle ils reçoivent des informations sensorielles qui ne sont pas issues de leurs corps. En d’autres termes, leurs neurones répondent parfois à des stimulus extérieurs à leur environnement. Je pense que c’est par ce biais la que la toile de chair diffuse ces informations. Il est encore trop tôt pour l’affirmer, mais ce pourrait être un canal possible. »
Afin de prolonger ses recherches, il demanda d’abord aux cafards de piller la totalité des environs pour lui ramener tout ce dont il avait besoin pour se construire un véritable laboratoire. Après quoi, il passa une nouvelle transgression de son humanité.
Sans qu’il n’en prenne parfaitement conscience, Abiotos fut profondément changé par ses propres expériences, excluant sa moralité en vertu des sacrifices exigés pour la science.
Il était difficile de faire la part des choses entre sa volonté sincère de mieux comprendre les cancrelats et ses velléités de vengeance contre Radicor. Quoiqu’il en soit, il n’hésita à plonger bien plus profondément dans l’horreur. Cet instant fatidique marquait le début des expéditions sur le dôme des deux sens et notamment le massacre décrit par Khárôn puis la mise en place du système de tribut.
La seule finalité de ce système macabre était l’hybridation entre les cafards et les hommes qui pour l’heure ne s’était toujours soldé que par un échec.
Dans mon esprit, l’effroi se disputé au scandale.
-C’est… c’est pour ça ? Pour ça que tu as réellement crée ce système de tribut ? Pour satisfaire ton besoin égoïste de compréhension ?
Si j’admirais sa résolution, je ne pouvais que répudier ses méthodes. Devant moi défilèrent bientôt le produit de ses expériences ratées : des monstruosités à forme vaguement humaine. Les résultats les plus prometteurs donnaient des humains pourvus de mandibules en lieu et place de mâchoires, les plus aberrants étaient proprement innommables, des formes de vie dont l’existence même était une véritable insulte à la création.
-Je sais ce que tu penses. Au fond de moi, une partie de mon être saisit parfaitement ton point de vue. Pourtant, je te défends de croire que j’ai fait tout cela pour moi. Au même titre que… la télépathie, la société des cafards est susceptible de nous permettre de créer un nouveau jardin d’Eden. Un monde parfait ou tout le monde vivrait en symbiose. Je n’ai pas fait cela « pour moi », je le fais pour le bonheur de tous. S’il faut sacrifier une poignée pour que littéralement l’humanité toute entière accède à cette jouissance, je n’hésiterais pas une seconde. Si c’était à refaire, je le refais des dizaines et des centaines de fois. Peu importe à quel point cela peut me dévaster personnellement.
-Il n’est pas impossible que tu sois sincère. Mais n’ait pas l’outrecuidance de te poser en martyr, les sacrifiés sont ceux qui sont tombés sous les coups de tes scalpels, les sacrifiés, ce sont les gens que tu as arraché à leur famille.
-Je parle toujours à Zachary ? Ou à une excroissance de moralité fermée qui empêche toute vision novatrice ?
L’ondulation dans laquelle je m’étais incarnée fut secouée par un rire intérieur. Par ce rire, je louais sa répartie. Une fois n’est pas coutume, je ne trouvais rien à lui répondre. Pendant quelques instants, je cessais de réfléchir au travers du prisme de mon éthique personnelle pour me fondre dans son point de vue. Je ne pouvais que lui reconnaître des intentions louables.
-Soit. En admettant que toutes les choses abominables que tu as pu commettre se faisait au nom d’un intérêt supérieur de l’humanité, je peux presque… te comprendre. Pour que je l’accepte, réponds à cette question. Si tu avais eu une autre option, est-ce que…
Il avait déjà largement anticipé mon interrogation et ne se priva pour y répondre avant même que je n’ai terminé de la formuler.
-Evidemment que si j’avais eu les possibilités que tu m’offres maintenant… Si j’avais pu communier dans la télépathie avec cette entité. Jamais je n’aurais fait tout cela. Si je parviens à communiquer avec elle, comme je le fais maintenant avec toi, tu as ma garanti que ce système de tribut, je l’abrogerais. Garde toutefois à l’esprit que tous les tributs sont libres de partir depuis longtemps. Si par le passé, j’ai pu les garder captif, désormais, s’ils restent c’est par choix. Mes cafards ont pour instructions de laisser partir qui le souhaite.
A l’image de ma colère, l’épais nuage noir qui recouvrait les cieux finit par se dissiper. La brume se dissipa au diapason de ma compréhension d’Abiotos.
Au terme de son discours, je pris la décision de me réincarner physiquement en dehors de son esprit.
-Maintenant je peux comprendre. Ça ne veut pas dire excuser, ni légitimer. Mais au moins je peux comprendre. C’était aussi bouleversant qu’intéressant, et pour cela, je le dis sans aucune malice, Abiotos, je te remercie.
Sans lui laisser l’opportunité de me répondre quoique ce soit et dans un effort de volonté qui m’était maintenant familier, je brisais la connexion télépathique.
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