La Larve
Lorsqu'Hadria se retrouva accroupie dans le coin d'ombre, dans la crasse, la poussière et les fientes de pigeon, elle songea qu'elle avait sans doute parlé un peu vite. Ashley avait repris son calme habituel, comme si sa minime et temporaire perte de contrôle représentait un aléa des plus négligeables. Elle gardait le sentiment d'avoir été manipulée.
Ashley exerçait sur la jeune femme une surveillance vigilante ; sentir son regard peser sur elle perturbait sa concentration. Toutefois, la jeune femme avait tellement hâte d'en finir qu'elle était prête à déployer un sursaut de volonté pour venir à bout du problème. Elle ôta ses gants et se pencha pour toucher légèrement le sol : elle pouvait capter les émanations des émotions absorbées par les lieux, si elles étaient assez fortes, mais la lecture sur un support demeurait toujours plus fiable, surtout quand les empreintes commençaient à se dissiper.
Cette fois, Hadria s'attendait à ce qu'elle allait rencontrer... Cette créature ne semblait composée que de haine intense. Elle réprima la nausée qui s'emparait d'elle pour se focaliser sur ce qui se dissimulait derrière, comme si elle se saisissait du bout des doigts d'un voile gluant et déliquescent pour le déchirer et découvrir ce qu'il cachait.
Une vision s'imposa à elle : une fosse grouillant de toutes les créatures qui insufflaient le plus de terreur et de dégoût au fond de la conscience humaine. Araignées, scolopendres, scorpions, serpents, crapauds... Un amas noir, brun et verdâtre, qui se tordait et se tortillait, comme pour se fondre en une seule entité, une unique entité dont l'essence brillait d'un jaune écœurant.
Étrangement, ce n'était pas les animaux eux-mêmes qui exsudaient cette haine : ils n'étaient que des êtres parmi tant d'autres, que la nature avait dotés de moyens redoutables de chasser et de se défendre, malgré leur apparence repoussante aux yeux des hommes... C'était l'intention qui avait accompagné cette fusion. Une volonté si maléfique qu'Hadria sentit ses entrailles se tordre douloureusement. Elle ne savait combien de temps elle pourrait encore supporter ce simple contact. Malgré tout, elle devait aller plus loin. Qu'elle écarte cette vermine répugnante, en se persuadant qu'elle ne pouvait pas la blesser...
Regarder au-delà...
Tout cet amas grouillant était contenu dans une jarre, ou un pot... Elle pouvait en saisir les contours arrondis, comme enflés sous l'effet du poison. Et dessus... figurait un sceau, marqué de deux idéogrammes... La jeune femme ne connaissait pas l'écriture chinoise, mais elle devait faire au mieux pour en retenir le dessin, le graver comme au fer rouge dans sa mémoire. En désespoir de cause, elle attrapa le médaillon qui pendait à son cou et le serra de toutes ses forces, en l'inondant de ses perceptions, focalisées autour de l'inscription et d'elle seule.
Enfin, quand Hadria eut l'assurance qu'elle pourrait de nouveau accéder à cette image mentale, elle se permit de lâcher prise. Elle ouvrit les paupières, pour se découvrir à quatre pattes sur le sol crasseux, les yeux noyés de larmes de dégoût et d'épuisement, en proie à un malaise si fort qu'elle arrivait à peine à garder sa lucidité. Elle sentit des bras minces et vigoureux la saisir sous les aisselles et la soulever pour la remettre sur des jambes flageolantes.
« Dehors... Vite », balbutia-t-elle. entre des dents serrées pour empêcher le contenu de son estomac de s'échapper.
Avec l'aide de son partenaire, une main pressée sur ses lèvres et l'autre sur son ventre, la jeune femme gagna la porte de l'entrepôt puis la ruelle qui en longeait le côté. Elle n'aurait pu résister une seule seconde de plus : pliée en deux, elle rendit son dernier repas dans un recoin crasseux. Elle garda juste assez de présence d'esprit pour retenir ses jupes et les garantir des éclaboussures. Même quand elle n'eut plus rien à vomir que quelques filets de bile, les spasmes se poursuivirent, jusqu'à ce qu'enfin son estomac se calmât et qu'elle relevât la tête, tremblante et faible comme un chaton, avec un goût épouvantable dans la bouche.
C'est à ce moment qu'elle s'aperçut qu'Ashley avait continué à la soutenir tout du long. Il fouilla dans sa poche intérieure pour lui tendre un mouchoir propre, blanc et amidonné. Elle le remercia d'une voix inaudible, gênée par son regard inquiet. Comme elle hésitait à l'employer, il déclara avec son pragmatisme habituel :
« Vous n'aurez qu'à le garder. Vous me le rendrez après son passage à la blanchisserie. »
Elle esquissa un pâle sourire, en tamponnant son visage en sueur et ses lèvres souillées.
« Il vaut mieux que nous rentrions au siège, poursuivit-il. Vous pourrez vous reposer avant de m'expliquer ce que vous avez vu... »
Ashley hésita un peu, les yeux baissés sur ses mains jointes, dans une rare manifestation d'embarras, avant d'ajouter :
« Je pense que j'ai commis une erreur en vous obligeant à explorer cette manifestation alors que l'aura de l'apparition était encore trop forte. D'autant moins pardonnable que je connais la nocivité des intentions qui accompagnent toujours l'invocation d'une larve dorée. Il est préférable que vous ne tentiez plus d'utiliser votre don... Nous reviendrons à une investigation classique, même si cela prend plus de temps. »
En dépit de sa tête douloureuse, elle se tourna vers lui, les yeux élargis par l'étonnement.
« Vous croyez donc que je n'ai rien perçu d'utile ? lança-t-elle, mortifié?=.
— Je n'ai pas dit cela... »
Son partenaire laissa passer un temps de silence, puis poursuivit enfin, avec une remarquable ingénuité :
« Vous avez réellement trouvé un élément important ? »
Si Hadria ne s'était pas sentie si mal, elle aurait sans doute cogné le mur de frustration. À sa manière, cet homme était aussi socialement inepte qu'Hector. Certes, pas pour les mêmes raisons ni de la même façon, mais elle n'aurait parié sur aucun d'eux deux pour animer la réception de l'année.
La jeune femme ferma les yeux le plus fort possible, pour bloquer la lumière qui agressait ses prunelles :
« Je vous en parlerai quand j'aurai de nouveau l'impression d'appartenir à l'espèce humaine, si vous le voulez bien.
— Bien sûr. Je vais chercher un fiacre. Souhaitez-vous rester ici ? Je reviendrai vous chercher par la suite. »
Elle sentait dans son dos la présence de la forme terrible de l'entrepôt... Et le regard jaune d'une créature hybride qui incarnait tout ce que l'homme possédait d'instinct mauvais.
« Je vous accompagne », s'empressa-t-elle de lui répondre.
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