Dans le vaste hôtel particulier de Kensinton qui lui servait de quartier général officieux, Gladius Irae mettait à la disposition de ses agents de petits salons aux portes soigneusement calfeutrées. Ils pouvaient y étudier en toute tranquillité les cas sur lesquels ils enquêtaient.

Un domestique discret était passé leur apporter une théière pleine et les tasses assorties. Confortablement installée dans un fauteuil tapissé de velours cramoisi, Hadria se sentait revivre. Le liquide chaud et parfumé adoucissait sa gorge irritée et calmait son estomac.

Assis en face d'elle, Ashley feuilletait un livret sur les démons des montagnes tibétaines, mais il avait visiblement l'esprit ailleurs. La jeune femme se demanda ce qui pouvait le perturber ainsi : était-ce la relation avec les milieux chinois ? Après tout, n'était-il pas à moitié chinois lui-même ? Peut-être rencontrait-il quelques difficultés avec cette part de lui-même – autres que les remarques insultantes dont il faisait parfois l'objet, et qui n'avaient jamais paru l'affecter auparavant.

Ou bien... s'agissait-il de la larve dorée elle-même ?

Hadria porta la main à son médaillon, un simple cabochon de pierre de lune serti dans une monture d'argent ciselé. Elle redoutait d'accéder aux souvenirs qu'elle y avait emmagasinés, même si elle avait fait tout son possible pour se focaliser uniquement sur les idéogrammes. Puisque son partenaire s'efforçait de ne pas la brusquer, elle décida de prendre les devants.

« Laissez-moi encore une petite heure, et je pense pouvoir rappeler l'information à ma mémoire, déclara-t-elle.

— Vous le ferez quand vous vous sentirez prête, répondit-il d'un ton ferme. Pas avant. »

Avant qu'elle ne pût protester, Ashley porta son regard sur le médaillon :

« Vous avez fait preuve de beaucoup de présence d'esprit. Employer votre don pour conserver l'image exacte de votre vision, voilà une solution brillante. »

Il faut bien que je montre que j'ai moi aussi une cervelle en état de marche, songea-t-elle avec une petite grimace amère. Confrontée aux capacités et aux connaissances d'Ashley, elle se sentait tellement surpassée que son esprit se paralysait. C'était d'autant plus frustrant qu'elle savait réfléchir vite et bien : elle possédait un certain entraînement en la matière, à force de tirer Hector des situations difficiles dans lesquelles le jeune journaliste avait le don de se fourrer !

« Eh bien, je vous remercie, murmura-t-elle avec résignation. En attendant, je peux déjà vous faire part de ce que j'ai vu... »

Malgré les frissons qui parcouraient son dos et la nausée qui menaçait de reparaître, elle lui parla de cette masse grouillante, hideuse, dégoulinante de haine. Au fur et à mesure de ses paroles, elle vit les traits d'Ashley se crisper, comme si la seule évocation de la créature lui portait un coup presque physique. Quand elle eut terminé, il finit en silence sa tasse de thé, comme plongé dans une intense réflexion intérieure, avant de déclarer enfin :

« Votre perception est très cohérente. Et la teneur de ce sceau pourrait se révéler capitale pour trouver le perpétrateur. »

Hadria ravala sa frustration : elle n'avait rien dissimulé à son partenaire, mais elle n'avait pas reçu pour autant de réponses à ses interrogations. Si c'était bien la référence à cette mystérieuse larve qui le mettait mal à l'aise, il se devait de l'en informer ! Après tout, elle avait besoin de tous les détails pour que l'affaire pût progresser. La jeune Américaine décida de ne pas tergiverser plus longtemps :

« D'où vient cette fameuse larve dorée ? »

Le normaliste s'immobilisa et baissa les yeux sur sa tasse, scrutant le fond comme pour y trouver des réponses.

« Cette entité est née d'un processus étrange, commença-t-il d'une voix douce et posée, mais un peu hésitante. Au départ, il s'agissait d'un moyen traditionnel de préparer un poison particulièrement mortel connu sous le nom de gu. Cette magie, essentiellement pratiquée par les femmes du Nanyue, consistait à rassembler dans un pot fermé toutes les créatures les plus venimeuses au monde... Araignées, scorpions, scolopendres, serpents, voire certaines races d'amphibiens. Le but était de les faire s'entre-dévorer, jusqu'à ce que ne demeurât que le plus puissant d'entre eux, censé concentrer le pouvoir toxique de tous les autres. Il devenait la source d'un poison si virulent qu'il n'existait aucun antidote. Il pouvait être employé pour tuer, mais aussi pour manipuler les esprits ou susciter une attirance... charnelle... intense. »

Hadria faillit sourire en l'entendant buter sur cette notion, mais elle s'obligea à garder son sérieux : elle était bien trop consciente de la tension qui habitait son collègue, de son regard qui se dissimulait dans l'ombre de ses verres, de ses doigts crispés sur la porcelaine de la tasse. Pour une raison inconnue, il lui en coûtait d'aborder cet aspect des choses. Au point qu'elle commençait à se demander s'il avait été bien judicieux de la part de leur supérieur de lui confier cette affaire.

« Mais entre les mains de véritables magiciennes, ce qui n'était qu'une pratique superstitieuse a pris une tout autre ampleur : elle permet l'invocation de cette fameuse larve dorée. Sa possession attire la chance sur son propriétaire. Cependant, on raconte qu'il est nécessaire de la nourrir... de préférence de vies humaines qui sont tuées à l'aide de son poison... afin d'éviter qu'il ne se retourne contre son maître. »

La jeune femme retint une exclamation d'horreur :

« Est-ce que ce phénomène est avéré ? »

Ashley prit le temps de reposer sa tasse sur la table avant de répondre à contrecœur :

« Il semblerait que cette rumeur ait en effet un fondement.

— Je comprends mieux le rapport avec ma vision, murmura Hadria avec dégoût. Mais ce crapaud... qu'était-il exactement ?

— Cette créature peut se matérialiser à l'extérieur de son contenant sous différentes apparences. La plus courante est celle de la larve dorée... Une sorte de chenille, comme un ver à soie, mais couleur d'or. Mais elle peut aussi emprunter la forme d'un serpent, d'un crapaud, comme celui que nous avons vu... d'un chien ou même d'un cochon, pour réaliser la volonté de son maître. Mais les authentiques esprits gu sont extrêmement rares. Nul ne sait s'ils constituent une projection de la créature conservée dans le pot, des entités préexistantes attirées par le processus, ou la cristallisation de la volonté de nuire de l'invocateur. »

C'était effrayant... et écœurant. À cette pensée, elle sentait sa nausée se réveiller. Malgré son sentiment de trop en avoir entendu, elle pouvait au moins se faire une idée plus claire sur ce qu'ils devraient affronter. La chose était apparue dans le dépôt, envoyée par son créateur, causant mort, maladie et terreur... Tirant sa force de la haine qui l'avait engendrée et de la souffrance de ses victimes.

« Comment peut-on la combattre ?

— D'après les témoignages conservés dans la collection des mémoires, études et rapports de Spiritus Mundi, il est impossible d'éliminer la manifestation de la Larve. Il faut détruire le pot et ce qu'il contient. Intégralement... Votre vision représente une bonne piste pour le retrouver. Ce sceau identifie son maître... ou plus probablement sa maîtresse : à partir de là, nous pourrons la retrouver, la confondre et lui faire avouer où elle dissimule le pot. »

La jeune Américaine remarqua son recours au féminin : l'employait-il parce que ce maléfice découlait à l'origine d'une magie de femmes ? Ou pour une autre raison ? S'était-il vu contraint à une relation non désirée par l'une de ces magiciennes ? Si la seule pensée d'une telle épreuve ne l'avait pas écoeurée, elle en aurait presque ri ! Un coup d'oeil sur sa physionomie suffit à lui faire regretter cette idée parasite. Mister Ashley était son partenaire : elle se devait de le soutenir si quelque chose le perturbait, comme il l'avait aidée après cette effroyable vision.

Hadria se renfonça dans son fauteuil et referma machinalement la main sur le cabochon de pierre de lune : même si elle n'avait aucun don de prescience, cela ne l'empêchait pas de nourrir un mauvais pressentiment à ce sujet :

« Est-ce que ça ne risque pas... d'être dangereux ? » objecta-t-elle nerveusement.

Le normaliste releva enfin la tête, mais déroba son regard vers le côté opposé de la pièce, comme si les gravures aquarellées de symboles alchimiques qui ornaient les murs méritaient toute son attention :

« La larve dorée est létale. La seule chance de réchapper à son venin est d'avoir déjà été en contact avec lui de façon prolongée... d'une manière ou d'une autre.

— Mais comment est-ce possible si on n'y survit pas ? demanda-t-elle, exaspérée par cette absence de logique.

— Le poison gu n'est pas forcément employé à des fins meurtrières... et ceux qui le manipulent finissent par acquérir une résistance contre ses effets.

— Mais ce n'est pas notre cas, grommela l'Américaine. Je n'ai pas envie d'expérimenter une mort pénible et très douloureuse...

— Il faudra agir vite, avant qu'elle ne puisse recourir à l'esprit gu contre nous... ou sinon... »

Il laissa la phrase mourir, mais son attention restait toujours perdue en un lieu qu'elle ne pouvait deviner, encore moins atteindre.

« Je me sens bien mieux, déclara-t-elle d'un ton qui se voulait enjoué, même si elle doutait de sa capacité à faire illusion. Je vais tenter de rappeler ces idéogrammes à ma vision. Pouvez-vous me préparer un crayon et une feuille ? »

Ashley émergea enfin de ses pensées et la scruta du retard, pour déterminer si elle disait vrai. Elle lui adressa un sourire rassurant. Plongeant à l'intérieur de sa veste, il en tira un carnet relié de cuir fauve, auquel était lié un crayon à mine de plomb. Elle le remercia et d'un hochement de tête. Le crayon dans une main, elle attrapa de l'autre son médaillon.

Elle espérait ne pas le décevoir.