Des yeux d'or
Tant de visions...
Tant de sensations...
Hadria s'efforça de pousser sur le côté les images sordides d'enfants livrés à eux-mêmes dans des rues exotiques, dont la saleté repoussante et les taudis branlants n'étaient pas sans rappeler les quartiers les plus misérables de Londres. Elle écarta également celles de maisons peinturlurées et de très jeunes filles trop maquillées, assouvissant le désir d'hommes bien plus âgés qu'elles, chinois, mais aussi occidentaux. La haine pour ces derniers, les démons, les hommes-fantômes, les envahisseurs, enveloppait tout d'une brume rougeâtre...
Elle s'attarda sur le portrait sublime d'une très belle femme au visage d'idole, dont le pouvoir semblait subjuguer tous ceux qui l'entouraient, mais cernée d'une aura de danger intense. Elle passait à travers un groupe de jeunes filles à qui elle transmettait un savoir interdit, un savoir qui n'appartiendrait qu'à elles, cohortes de l'ombre, contre les hommes, contre les conquérants. Les larves dorées pouvaient tout leur offrir. La vie. La mort.
Elle tenta désespérément de garder ce fil... elle n'était pas pressée. Le temps des visions n'était pas celui du monde réel. La belle femme occupait tout l'espace, avec son fin visage au teint pâle, ses cheveux de jais, ses yeux curieusement ambrés... Mais c'était sur la larve dorée qu'Hadria devait se focaliser. Elle comprit que celle qui se faisait appeler Lune Noire avait acquis son art de cette maîtresse étrange, dangereuse et magnifique. De cette sorcière qui trônait dans la pénombre comme une araignée au milieu de sa toile. L'esprit de Hei Yue revenait toujours vers elle : son mentor, son initiatrice, son idole, sa déesse...
Et Lune Noire, la misérable, la dérisoire Lune Noire ne pouvait trahir le savoir qui lui avait été confié, malgré la terrible absence de la femme qui se trouvait au centre de toute sa vie, au centre de tant de vies. Qui avait tout sacrifié pour les siens : son monde, ses traditions, son identité. Se soumettant à l'indignité d'une tenue occidentale, une riche robe de soie, avec de larges jupes évasées... Mais les yeux d'or brillaient toujours par-dessus son épaule, ceux d'un esprit aussi incommensurable que son invocatrice.
Jamais les larves de Hei Yue ne seraient aussi fortes, aussi puissantes, aussi réelles. Et pourtant, elle avait sélectionné avec le plus grand soin les créatures qui étaient entrées dans la constitution de son esprit gu : elle s'en était remise aux marchés parallèles pour récupérer les spécimens les plus venimeux des quatre coins de l'Empire britannique et même au-delà, des êtres dont elle ignorait jusqu'alors le nom, voire l'existence : des grenouilles colorées comme des joyaux, des serpents à la tête cornue, des scorpions gigantesques. Amoureusement assemblés dans ce pot de terre pour créer cette masse grouillante qui fusionnerait pour former l'esprit gu.
Contrairement à la croyance générale, les animaux ne s'entre-dévoraient pas : sous l'influence d'une véritable magicienne, ils finissaient par s'unir en un seul organisme, dont la manifestation sublimée émergeait en tant que larve dorée. Une chimère dont le corps évoquait celui d'un ver à soie, mais dont divers attributs, yeux facettés, crochets, pédoncules, aiguillons rappelaient son effrayante origine...
Dans l'esprit de Hei Yue, la forme éthérée, pulsant d'or ambré comme le regard de la sorcière inconnue, pivotait lentement sur elle-même au-dessus du coffre de bois stuqué et laqué de rouge, juste derrière elle.
Le coffre...
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