Blok 61
La voix de Clara est une caresse qui m’effleure à peine.
« Comment tu te sens ? »
Vaseux. Mal au ventre. Froid.
Et incapable de répondre.
« Avale ça. »
Je sais ce qui m’attend. Le goût épouvantable vous arrache un cri étouffé, et c’est parti pour quelques minutes de calvaire. Après, au moins on se sent en pleine forme. Presque. Ça suffit.
*
Le Blok 61 (en serbe cyrillique : Блок 61) est un quartier de Belgrade, la capitale de la Serbie. Il est situé dans la municipalité de Novi Beograd.
Le Blok 61 est situé sur la rive gauche de la Save, dans le quartier de Bežanijski blokovi. Il est contigu aux Blok 72 et 62. Il est délimité par les rues Jurija Gagarina, Dr Ivana Ribara, Vojvođanska et Dušana Vukasovića.[1]
Je frissonne, incapable de me réchauffer ou d’oublier les contractions douloureuses de mon estomac.
On ne s’habitue pas.
Après plusieurs fois les effets secondaires s’estompent. Mince satisfaction.
Plus tard vient le plaisir, qui augmente à chaque retour.
L’école maternelle Istok est située dans le blok au no 168 de la rue Jurija Gagarina.
Sérieux, ça me fait toujours une belle jambe. D’accord on est allé voir aussi là, il fallait bien ratisser systématiquement le secteur. Mais il n’y avait pas la moindre chance qu’on trouve quoi que ce soit.
Le blok est desservi par la société GSP Beograd, notamment par la ligne de bus 89 (Vidikovac – Čukarička Padina – Novi Beograd Blok 61), qui y a son terminus. D’autres lignes passent par le quartier : les lignes 45 (Blok 44 – Zemun Novi grad), 602 (Novi Beograd Blok 45 – SRC Surčin), 604 (Novi Beograd Blok 45 – Preka kaldrma) et 610 (Zemun Kej oslobođenja – Jakovo).
Après trois ans à traîner dans les parages, je les connais par cœur, ces lignes. Notre petite équipe avait pour couverture la maintenance du réseau électrique, ce qui devait nous permettre d’examiner le moindre recoin du Blok. Il avait fallu apprendre le serbe, le parler comme sa langue maternelle. Difficile ? Même pas. Un casque, des électrodes, quatre mois de séances quotidiennes d’instruction. Du gâteau, avec un mince nappage de migraines.
Pour rien. Ce n’était pas là qu’il fallait chercher.
On aurait dû s’en douter.
*
Le Blok 61 est un célèbre hôtel de Belgrade, situé sur les rives de la Save. De 1977 à 2003, il devait accueillir le siège du gouvernement après le coup d’État du " Premier mai de Plomb ", durant lequel allait périr le maréchal Tito, alors sur le point d’envahir la Roumanie.
Mon premier saut. J’ai failli ne pas m’en sortir vivant – mais on revient toujours, même si on se retrouve éparpillé en petits morceaux. Devant les miliciens sanguinaires qui m’avaient attrapé au bout d’une semaine, mon serbe ne devait pas me servir à grand-chose : je ne comprenais rien de leurs vociférations, celui que je parlais s’apparentait à un dialecte ancien. Heureusement, ils n’ont jamais eu le temps de me torturer, parce que je m’étais évaporé avant qu’ils aient l’idée de se faire plaisir.
Il n’y avait rien à dénicher là-bas. D’ailleurs, c’est bien simple : quand on tombera sur un monde recelant ce qu’on y désire, on le saura (presque) tout de suite. Enfin, c’est ce qu’on veut croire.
*
Stjepan Stanković s’était jeté par la fenêtre un jeudi d’avril, laissant bien en évidence sur son bureau une page imprimée, copie d’un vieil article d’une de ces encyclopédies virtuelles qui avait fait le bonheur de nos grands-parents, avec griffonnés à la hâte ces quelques mots : La clé est dans le Blok 61. Fausse piste, blague douteuse, indice ? Cette simple feuille devait coller des sueurs froides à tous ceux qui de près ou de loin s’intéressaient aux questions sur les déplacements dans le multivers.
Malgré plusieurs témoins d’une partie de sa chute, son corps ne serait jamais retrouvé, soixante étages plus bas. Curieusement, personne n’avait vu le moment où il s’était proprement évaporé.
Les circonstances de cette disparition devaient être décortiquées sans délivrer le moindre indice. L’équipe dépêchée à Belgrade connaîtrait, elle aussi, un insuccès total. Il faudrait se nourrir d’extrapolations, et la moins insensée voulait qu’il soit venu d’ailleurs et qu’il y soit retourné après avoir accompli chez nous une mission dont la nature resterait définitivement mystérieuse.
La navigation dans les multivers les plus voisins était acquise depuis une dizaine d’années : trois hamsters l’avaient déjà expérimentée. L’idée de se déplacer à loisir dans cet univers-ci en faisant juste un indécelable passage dans un autre avait surgi dans la foulée. L’effet Feldstein (qui provoque le saut) pouvait théoriquement être maîtrisé par le biais des champs de Kreisner (générés par la matière noire, ils la rendent indétectable directement), ce qui nécessiterait une énergie minime, quelques menus ajustements devant permettre d’atteindre la destination de son choix. La bonne aubaine. Sauf qu’après des efforts désespérés on ne contrôlait toujours rien, et qu’on revenait toujours à son point de départ, après une escale forcée dans un ailleurs imprévisible.
Stanković avait déjà fourni des travaux qui étaient un début de réponse. Prometteurs, pour autant que pouvaient l’être ses maigres ébauches de refonte des théories. Quand un beau matin il avait brisé la vitre de son bureau avant de sauter, venait juste de paraître son papier sur les « Interactions modulées non standard avec les champs de Kreisner », avancée d’un millimètre dans la bonne direction où il laissait entendre qu’elles permettraient de maîtriser l’effet Feldstein, si et seulement si on trouvait le moyen adéquat d’y générer les interférences nécessaires – ce dans quatre dimensions exotiques de notre bon vieil univers. Un moyen qui, bien entendu, faisait défaut.
Et alors, trois ans passés à suivre les indications des quelques lignes laissées en héritage, traquant vainement le moindre indice dans des immeubles désormais délabrés. Du temps perdu ? Pas si sûr. Durant ces trente-six mois, ce qu’on appellera plus tard la Salle noire allait être construite en Suisse, et la Boîte – capsule ovoïde essentielle pour transiter d’un monde à l’autre – être largement perfectionnée. Je suis convaincu qu’il savait que ce délai nous serait nécessaire, au moins pour que soient conçus mieux que des instruments expérimentaux capricieux, et que nous puissions tenter de nous lancer à ses trousses. Car, après tout, qu’est-ce que nous faisons d’autre ?
Obtenir la réponse à l’énigme laissée par Stanković, autrement dit finir par tomber sur l’univers où il se cache, est désormais l’activité à plein temps d’une centaine d’unités de recherche qui ignorent si on le dénichera demain ou, plus probablement, s’il faudra plusieurs générations avant de réussir. Au mieux.
Sur cet objectif principal se sont greffés quelques buts secondaires, afin de rendre une opération coûteuse relativement rentable. Documenter le mieux possible ces différents univers, pour exploiter ce qui en est exploitable, nous a été demandé. Sachant qu’après cent soixante-sept heures vingt-deux minutes trente-neuf secondes – faisons grâce des précisions plus fines – le sujet est ramené dans sa réalité natale, délai trop court pour être exhaustif voire pour engranger les informations les plus pertinentes. C’est malgré tout ce qui rend les missions dangereuses. Le temps passé sur place est toujours source d’inquiétude, quand on ne sait pas dans quoi on va tomber, et si on va pouvoir s’en retourner intact. Quel que soit l’univers, dans la plupart des cas le monde est pourri. Rarement paradisiaque. Parfois on se pointe lorsqu’il n’y a plus rien à sauver. Le souffle d’une bombe H, je sais ce que c’est. Je ne m’en suis jamais remis. Le regard de cette fille quand l’éclair nous a éblouis, cette panique pure, instantanée, juste avant qu’elle se fasse emporter par l’onde de choc sans que je ne puisse rien faire pour la retenir… J’ai eu de la chance, cette fois-là. Deux mois en caisson de régénération et j’étais rétabli. En surface. Parce qu’au fond, j’aurais préféré y passer.
L’équipe de Belgrade (dite aussi Blok 61), en raison de son entraînement, avait d’emblée été impliquée dans ce projet. Des troupes plus fraîches deviendraient nécessaires, recrutées selon des critères stricts. Mémoire photographique. Capacités d’adaptation. Maniement des armes. Une fois la première sélection effectuée, serait étudiée la compatibilité des agents entre eux afin d’établir des binômes. Puis des équipes de binômes. Cent cinquante-six personnes au total pour la branche opérationnelle, installées au bord du Léman.
*
On enregistre mes souvenirs. Procédure habituelle. Ma tête est recouverte d’un casque qui me fait ressembler à un hérisson mutant. Les électrodes me picotent le cuir chevelu, j’essaie de ne pas bouger, de ne surtout pas avoir la tentation de me gratter le crâne.
« C’est bon. Allez dormir, maintenant. » Le médecin fait claquer ses gants de silicone en les ôtant, me fixe pour que je dégage sans tarder. Il doit encore s’occuper de trois camarades à peine rentrés, dont deux novices qui pour l’instant rampent dans leur vomi. Je file sans demander mon reste et sans dire au-revoir. On ne s’aime pas, tous les deux, alors on ne se fait pas de simagrées.
Une mission pour rien. Encore une. Pas la plus désagréable. On parlait une sorte de français pratiquement dans toute l’Europe, dont Genève était la capitale fédérale. La dernière guerre remontait à 1875, date d’achèvement de la conquête continentale par l’Empire français, qui s’était soldée trente ans plus tard par une unification politique assez déroutante, dans laquelle la Suisse avait si bien tiré son épingle du jeu qu’elle était devenue le pivot d’une Fédération souple et résistante.
Le Blok 61 est un groupement politique fondé en 1861 à Belgrade par quelques intellectuels (écrivains et philosophes) qui, combinant pacifisme et sens aigu de la diplomatie, allait infléchir les stratégies de Napoléon II jusqu’à ouvrir la voie aux métamorphoses profondes qui mèneraient, une fois l’abdication de l’empereur obtenue en 1889, à une consolidation de l’Europe définitivement acquise en 1905 avec les conférences de Trieste et Dresde, puis par le Traité de Berne.
Il faut s’y faire. Le Blok n’est pas forcément un lieu. Il peut aussi bien être un mouvement artistique, un service de renseignement intérieur, un groupuscule extrémiste, le titre d’une sculpture. On ne sait jamais. On est toujours un peu désemparé.
*
« Voyage surprise. » Elle sourit. J’avais oublié que c’était à notre tour de prendre le large. Dix jours de vacances, et Clara passera dans la Boîte, tandis que je resterai de garde aux pupitres – une de ces fonctions inutiles dont j’ignore la raison.
« Tu ne me diras pas où.
— Hors de question. Il te faudra un maillot de bain et des chemises légères. Et aussi un pull, enfin de quoi avoir vraiment chaud.
— Tu m’intrigues. »
Agacement léger et contenu. Chaque retour offre quelque chose comme une gueule de bois. On pense mollement pendant une journée, on trouve parfois que sept plus neuf c’est bien dur à calculer. Elle lâche enfin : « Vingt-cinq degrés sur la plage, un peu au-dessous de zéro au sommet, avec de la neige si on a de la chance. »
Tenerife mon amour. Chez elle. Ça fait un bail qu’elle voulait qu’on y retourne.
« J’achèterai des godasses sur place. Les autres ne survivront pas à tes vacances. » Réponse assez rituelle. Est-ce qu’elle ne m’a jamais emmené dans des voyages où je n’usais pas jusqu’aux semelles les plus résistantes ?
Clara précise : « Paquetage habituel. » Avec un sourire malin. Donc on va dormir dehors la plupart du temps. Je jette un œil par la fenêtre. Blizzard crépusculaire sur Lausanne. Tenerife, même en bivouaquant sous une tempête tropicale, ce sera toujours mieux que supporter ça.
*
Une bourrasque soulève de la poussière sur le chemin. Depuis une petite heure, le sommet du Teide[2] s’orne d’un nuage en accent circonflexe qui grossit de minute en minute. La pluie arrive du côté nord. J’aimerais sortir de la caldeira avant le milieu de l’après-midi pour entamer la descente avant que nous devions nous emballer dans des ponchos imperméables, mais Clara n’est pas pressée. Après tout, je le comprends : demain nous rentrons, autant savourer cette dernière journée.
« Tu quittes ta réalité pour une autre. À ton retour elle te punit de lui faire des infidélités. Ensuite elle te récompense de lui revenir à chaque fois avec une grosse gâterie.
— Tu penseras à fredonner ça en réunion de direction. Ils seront tous enchantés de connaître cette théorie.
— Une idée absurde en vaut une autre. On peut toujours en rajouter une à la collection. »
Elle n’a pas tort. Depuis le début circulent les théories les plus ineptes sur le Saut et les étranges réactions du métabolisme qu’il entraîne. Celle-ci est assez dingue pour me plaire et je souris avant d’ajouter :
« Quant à la réalité qui nous accueille, elle ne sait pas ce qu’il faut penser de l’intrusion soudaine, alors elle reste neutre. »
Premières gouttes. La tempête nous a rejoints bien trop tôt, se jouant de mes pronostics. Et, pour bien souligner qu’elle au moins sait faire preuve de partialité et d’ironie, en quelques instants l’averse se change en neige lourde.
*
Aucun univers n’est fondamentalement dissemblable aux autres. Mêmes constantes physiques. L’histoire de chacun est cependant divergente, quoique les différences soient parfois imperceptibles ou anodines. Nous avons donc cette première certitude : tous les univers que nous visiterons sont vivables. Mais d’autre part jamais nous ne nous y rencontrerons. Le principe de non-simultanéité a été mathématiquement établi, et jusqu’ici rien n’est venu le contredire. Le Saut s’effectue donc soit dans un univers où nous n’existons pas et d’où un autre vient de partir, soit dans un univers que notre double vient de quitter. Dans chaque cas le Saut y a aussi été découvert. Toute la difficulté est de déterminer s’il est contrôlé ou pas, et si oui comment.
Ce que les mathématiques n’expliquent pas, c’est le point de chute. Ceux qui font partie des explorateurs de la première heure, ceux qui ont auparavant été fouiner dans le Blok 61 et connaissent sur le bout des orteils la rue Jurija Gagarina, tombent toujours à portée de Belgrade. Les autres débarquent soit dans une autre Suisse, soit sur leurs terres natales. Ce qui ne change rien : c’est toute une planète qu’il faudrait explorer, pour bien faire. On se contente de commencer par compulser frénétiquement dans les bibliothèques universitaires, l’espoir est toujours que la langue ne sera pas trop incompréhensible. Et si on ne trouve rien, on vadrouille comme on peut, observateur de mondes aux familières étrangetés.
Deux des problèmes auquel il faut faire face, l’habillement et le ravitaillement. L’idéal serait de se fournir sur place, mais avec quoi payer ? Pour chaque Saut, on nous offre une nouvelle tenue, qui fait la synthèse stylistique de celles rencontrées dans toutes nos missions. Et un sac à dos avec le nécessaire pour se rassasier, se laver, prendre des notes ou des photos. On ne m’a jamais regardé de travers, à deux ou trois exceptions près. Ces derniers jours, j’ai plus souvent été dévisagé avec hostilité par des Helvètes pâlichons qui n’appréciaient pas un bronzage indûment récolté en plein Atlantique.
*
C’est un Belgrade où l’on parle un latin bâtard. Je m’en sors plutôt bien, oubliant parfois qu’il n’a plus de déclinaisons. La langue a quelque chose qui me fait penser au roumain. Je n’aurai pas le temps d’approfondir la question, il ne me reste que quelques heures.
J’ai discuté avec un chauve calé en cosmologie qui m’avait surpris en train de déchiffrer un article pointu. « Mauvais papier. Il ne tient pas debout, je ne vois pas comment ils ont pu publier ça. Parce que franchement, si le multivers est un empilement d’illusions, qu’est-ce que la réalité ? » Avec un sourire il m’a pris la revue des mains et l’a posée n’importe où. « Vous perdez votre temps. Même une partie d’Universalia est plus intelligente, soyez-en sûr ! » Il a regardé sa montre, m’a fait un petit geste de la main et s’est esquivé dans le labyrinthe des rayonnages. Ici, le Saut donne donc aussi lieu à des spéculations oiseuses. Je me serais étonné du contraire.
Le Blok 61 désigne un ensemble d’instructions secrètes au sein du programme du jeu Universalia, qui se déclenchent de façon aléatoire au cours de chaque partie. Ces instructions dupliquent l’espace de jeu, en y insérant des modifications légères. Une commande cachée permet d’accéder à cette dimension supplémentaire, prenant la forme d’un objet anodin auquel le joueur ne fera généralement pas attention, bien que cet objet apparaisse dans des circonstances où il devrait sembler incongru. Le second univers de jeu, qui interfère de façon discrète avec l’univers principal, est lui-même soumis à l’intervention des mêmes instructions masquées.
Par boutade, « se faire un Blok 61 » est devenu dans les milieux informatiques une expression équivalente à « tourner en rond ».
Noir sur blanc.
J’oscille entre envie de rire et amertume. Bien des fois on aura cru trouver la réponse au mystère Stanković. Une de plus ? Aucune n’a jamais été dénuée de sens. Considérées toutes ensemble, peut-être forment-elles la solution escomptée.
La pendule marque vingt heures. Il est temps pour moi d’aller m’enfermer aux toilettes en attendant d’être aspiré par mon univers.
*
C’est la première fois que le retour se passe bien. D’abord, je ressens comme une caresse. Aussitôt suivie d’une légère vague de volupté.
Encore cinq sauts et j’arrête. De toute façon à partir d’un moment on n’a plus le choix : le plaisir devient insupportable. Je préfère renoncer longtemps avant que les voluptés charnelles paraissent fades en comparaison. Il faudra convaincre Clara d’arrêter en même temps que moi. Ce ne sera pas trop difficile : elle ne rêve que de retourner vivre à La Orotava[3].
« On va refaire l’enregistrement de vos souvenirs. Il y a des parasites. »
J’ai un regard mauvais.
« Vous vous fichez de moi, docteur ?
— Pas le moins du monde. C’est souvent le cas avec ceux qui ont passé le cap des désagréments. »
Très curieux.
Est-ce qu’il n’y aurait pas un rapport avec le fait de se rapprocher de la vérité ? Est-ce qu’on a déjà envisagé cette possibilité, qu’après un certain nombre de sauts on tombe toujours sur un élément décisif, et que le plaisir au retour soit une manière de brouiller sinon la mémoire, en tout cas sa transmission ?
Une façon pour la réalité – ou univers, au fond c’est la même chose – de protéger son intégrité. D’empêcher que nous arrivions à passer de l’une à l’autre à notre guise.
Mais je n’évoquerai à personne ce genre de réflexions. À Clara peut-être, quand elle en sera au même point que moi. Pas aux autres. Ils accumulent des hypothèses, mais ils tiennent aux leurs, celle-ci signifierait qu’il n’y aura jamais rien à faire, que toutes nos agitations resteront inutiles.
Stanković, créateur de cercles vicieux. Au moins, de ça je suis sûr. Un sacré plaisantin, au fond.
*
« C’était bon ? »
Clara, le regard qui pétille et une bouteille de champagne dans la main. Histoire de fêter la première fois que je reviens dans un état normal.
« Pas mal.
— Et tu vas tout lâcher.
— Qu’est-ce qui te fait imaginer ça ?
— Je te connais bien. » Une pause. Elle fait sauter le bouchon, remplit deux coupes, m’en tend une et lève la sienne en direction du plafond avec un geste cérémonieux. « Buvons à cet univers qui fait preuve de tellement d’affection. Et à toi. Et à nous deux. On est à égalité maintenant, tu sais ? »
Elle avait gardé le secret. J’aurais dû m’en douter, elle était tellement en forme, la dernière fois…
« Toi aussi, alors.
— Triste ton de reproche. On a le même nombre de sauts à notre actif, et c’est moi qui ai fait le premier. Donc, c’était normal que ça m’arrive avant. Et tu devrais te réjouir. On va bientôt pouvoir se sauver d’ici. »
Je hoche la tête. Sur ce coup, elle m’a grillé. Pour une fois que je pouvais faire preuve d’initiative…
« D’accord. Combien de temps avant la désertion ?
— Trois sauts. Pas plus. Ça nous même à la fin du mois. Ensuite, ils pourront se faire un Blok 61 éternel sans nous. »
Un silence. Je regarde la bouteille en fronçant les sourcils.
« Répète ?
— Tu m’as entendu. Et si tu me demandes de répéter, c’est que tu sais très bien de quoi il s’agit. Tous ceux qui ont déjà arrêté les sauts savent la même chose. Nos souvenirs commencent à devenir illisibles, les enregistrements sont parcellaires et jamais, jamais ils ne dévoilent l’essentiel. Qu’il est hors de question de révéler à n’importe qui.
— À ton avis, Stanković était conscient que ça tournerait comme ça ?
— Toi, tu n’as pas lu la notice d’Universalia jusqu’au bout. Tu manquais de temps ?
— Un peu. Et alors ? »
Elle me fait asseoir, s’agenouille devant moi, me tapote la joue et soupire.
« Mais mon petit, ce jeu, c’est lui qui l’a créé. Et ma foi… ce qu’il est venu faire ici me semble évident. »
Le silence qui suit est une invitation à ce que j’apporte la conclusion.
« Il se sert du Saut pour introduire le Blok 61 dans tous les univers possibles. Par sa seule présence. Et lorsque celui-ci est bien implanté, il repart, recommence ailleurs.
— Et j’imagine alors que chacun de nos sauts favorise aussi la dissémination.
— Le jeu devient ainsi peu à peu infini.
— Les participants innombrables.
— Le premier jeu multiversel massivement multijoueurs qui ait existé.
Elle grogne, me tapote l’avant-bras.
— Le premier, tu es sûr ? Quelqu’un n’en aurait pas conçu un avant lui ? Un certain… Dieu ? »
Je hausse les épaules.
« Clara, je veux bien te suivre. Pourquoi pas. Mais alors, à quoi bon inclure un nouveau jeu dans le jeu ? Hormis pour faire étalage d’un orgueil démesuré ? »
Elle me considère avec l’air de prendre ma remarque au sérieux.
« Ma foi, répond-elle doucement, quel est l’intérêt, je ne sais pas. Il faudrait pouvoir interroger Stanković. » Un blanc. Elle remet en place une mèche rebelle, hésite. « Ou Lucifer. »
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[1] Source Wikipedia, tout comme les deux extraits suivants.
[2] Pico del Teide : volcan de Tenerife, île principale des Canaries. Avec ses 3715 (ou 3718) mètres d’altitude, il constitue le plus haut sommet d’Espagne.
[3] Ville sur la côte nord de Tenerife (Canaries).
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