Première journée

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 Notre héros marchait d’un pas décidé en direction des champs, faisant chanter les pavés sous ses sabots lourds. Il traversait machinalement la ville pour commencer le labeur de sa journée. Son esprit vagabondait d’une idée à l’autre, ses yeux allaient du sol aux vitres élaborées des riches maisons. Sans cesse il repensait à l'évènement de ce matin, à la fois fier et apeuré d’avoir pu arrêter cette horloge. Il n’avait pas pu contrôler ce pouvoir, et puis il se doutait qu’il n’était pas bon d’être trop différent des autres dans cette ville aux rues - et aux esprits - si étroits…

 Son esprit chassa rapidement ces pensées lorsqu’il arriva enfin aux champs. Chaque jour demandait son labeur, mais aujourd’hui était encore plus vorace : c’était le temps des moissons.

 Couper, avancer, couper. Du matin jusqu'au soir, il manierait la faux jusqu’à en avoir des ampoules à chaque doigts, à ne plus sentir les crampes, à subir le feu du soleil. Le travail faisait cependant partie de l’éducation barbare : tous les jeunes devaient apprendre un travail qui les rendrait utiles à la société lorsqu’ils seraient devenus adultes. Cela faisait déjà quelques années que notre héros s’usait dans les champs, mais étrangement, il appréciait cela ; il se sentait fier de son travail. Et puis... il savait que le blé qu’il coupait serait travaillé au moulin, amené chez le boulanger, et finalement arriverait dans son assiette ! D’autre part, le travail dans les champs était aussi l’occasion de rejoindre ses amis, de les voir se former et grandir par le travail.

 Justement, le jeune héros arrivait au point de rendez-vous habituel de son groupe d’amis. Il n’était pas le premier, un autre jeune l’interpela :

— Paul ! appela-t-il, en le saluant de la main. C’est bien la première fois que tu n’arrives pas premier pour les moissons !

— Ça oui, Jean ! Il faudra que je te dise ce qu’il m’est arrivé d’ailleurs… répondit-il secrètement.

 Paul et Jean se connaissaient depuis leur enfance, ils ne s’étaient jamais quittés depuis ce temps. Le physique de Jean ne méritait aucune description, si ce n’est qu’il était un peu moins grand et musclé que notre héros. C’était surtout son esprit qui méritait d’être décrit. Chez les barbares, un esprit tel que le sien était plutôt rare : littérature et mathématiques étaient deux mots qui faisaient trembler tout barbare normalement constitué, mais chez Jean, cela provoquait à l’inverse une sorte de joie interne. Tout petit déjà il s’amusait à compter les sacs de blé que récoltaient ses frères et son père ; plus grand il s’amusait à prévoir les quantités ramenées par chacun. Ce savoir, quoique nécessaire, était plutôt mal vu chez les barbares : cela leur rappelait leur propre ignorance et le savoir des civilisés…

 Paul n’avait pas peur de Jean, à l’inverse, il était presque fasciné par sa connaissance de la théorie et son amour des sciences. Parfois Jean subissait les moqueries des autres jeunes, mais il suffisait de voir apparaitre l’ombre de Paul pour que cesse toute critique ! Les deux amis semblaient se compléter : Jean distillait à Paul un peu de connaissance, Paul protégeait son ami et lui montrait comment bien faire le travail physique. C’est d’ailleurs cette amitié qui avait poussé Jean à faire lui aussi le travail des champs.

 « Tous prêts, s’il vous plaît ! » avait crié le chef de travail, pour lancer la journée. Nos deux amis commencèrent donc à couper à la faux les hauts blés du champs. Tel un tableau de la vie paysanne, les deux amis faisaient face à un mur jaune d’épis, qui s’éloignait à chaque coup de faux. Senteurs de blé, sol piquant d’épis mal coupés, soleil sans trêve : pendant de longues heures, ce serait ce travail harassant.

 Enfin, comme une libération, le chef lança : « la pause » !

 Jean, exténué, s’allongea à même le sol. Paul le rejoignit :

— Ça y est, plus que la moitié ! laissa échapper Jean, haletant.

 Il respirait avec force, fier du travail déjà accompli.

— Oui, le plus dur est fait ! répondit Paul, pas vraiment convaincu de sa propre phrase. Je crois que c’est le moment que je te dises ce qui m’est arrivé ce matin, Jean.

Son ami tourna la tête de son côté et calma sa respiration.

— Ce que je vais te dire, essaie de ne le répéter à personne. Tu sais, on dit que les civilisés peuvent moduler le temps, l’accélérer, le ralentir ? Eh bien, je crois que j’en suis aussi capable. dit-il d’une traite, pour ne pas être tenté de s’arrêter.

 Jean était muet d’étonnement. Lui, son ami qu’il pensait tant connaître, qui aurait pu devenir un vrai barbare, un comme il faut, était en fait fondamentalement différent des autres. Et quelle différence ! Il n’y avait rien de plus civilisé que de pouvoir moduler le temps ; les sciences faisaient presque barbares face à ce pouvoir formidable.

 Les deux amis continuèrent de discuter pendant le reste de la pause méridienne. Peut-être auraient-il dû en parler plus discrètement, car derrière ces murs si faibles de blé un autre jeune, le fils du chef de travail, les écoutait. L’oreille dans laquelle était malencontreusement tombées les confidences de Paul était vraiment la pire. Informer le Roi des barbares de ce pouvoir eût été moins terrifiant, pour dire…

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