Chapitre 1 - Disparition
Toulon, le 1er août 2020, 5 h 57 minutes.
Les premières lueurs de l’aube chassèrent les ténèbres. La Méditerranée s’agitait jusqu’à la ligne d’horizon nimbée d’une lumière orangée. Un éclair bleu cingla les flots au début de l’ascension du soleil. Un bateau de plaisance, l’Éole, venait de jeter l’ancre. Son capitaine, Fred Lenoir, était en train d’émettre un message d’urgence.
Le crachotement de la radio VHF extirpa Thierry Dendieu d’un sommeil comateux. Il avait en bouche l’odeur caractéristique de l’acétone, révélatrice d’une soirée trop arrosée. Un haut-le-cœur le força à relever la tête. Il se trouvait à la poupe du navire, affalé au milieu des matelas de bronzage. Une voix lointaine et cotonneuse provenant de la cabine, d’abord inaudible, se précisa au bout de quelques secondes.
— Mayday, Mayday, Mayday ! Ici l’Éole, immatriculé Tango Lima Foxtrot F 347383… Fred Lenoir, commandant de bord. Signalement, femme à la mer… Ma position, GPS est 43° 7’ 1.308… Sept personnes à bord.
Déséquilibré par l’oscillation, Thierry retomba. Pris de vertiges, un spasme violent lui crispa les lèvres, il vomit sur le pont avant d’atteindre le bord. Il leva alors les yeux vers le ciel gris où un jet de lumière avait percé une trouée. Sous le halo opalescent, une hallucination l’assaillit tout à coup. La prêtresse de Delphes descendait sur les flots, les cheveux aux vents, vêtue d’une toge noire. Elle délivra son oracle incompréhensible du bout des lèvres puis s’éclipsa comme par magie.
Hagard, il dirigea son regard à bâbord où des taches colorées dansaient dans la lumière naissante. Écarquillant les yeux, il identifia les deux silhouettes. Il se releva et entreprit de les rejoindre en titubant à chaque pas. Arrimé à la filière comme à une bouée de sauvetage, il essayait de faire glisser ses mains l’une après l’autre méthodiquement pour avancer. Ayant atteint péniblement son but, il se figea devant Fred et scruta son regard grave et déboussolé. Derrière lui se tenait Hubert Fish, champion mondial d’apnée, ruisselant et le visage cyanosé, qui reprenait lentement son souffle.
— Pourquoi on est arrêté ? Une avarie, un accident ? Que se passe-t-il ?
— Thierry… c’est Stella. On… on… la… recherche ! On ne comprend pas !
Thierry recouvrit d’un coup ses esprits et une sueur froide parcourut son corps. Il jeta un coup d’œil par-dessus le bastingage et aperçut le ballet macabre du trio qui s’affairait, plongeant puis remontant à la surface sans relâche.
Vacillant, il enjamba le garde-corps pour se jeter à l’eau. Des bras l’immobilisèrent avant qu’il ne commette l’irréparable.
— Non Thierry, t’es cinglé, n’y va pas !
— Lâche-moi Fred, bordel de merde ! Il faut sauver ma fille !
Fred l’obligea à s’asseoir sur le sol. Le cœur de Thierry cognait dans sa poitrine. Il couvrit son coéquipier d’insultes, l’écume au bord des lèvres. Il perdit la notion du temps jusqu’à l’arrivée d’un hélicoptère de la sécurité civile qui s’immobilisa en vol stationnaire au-dessus du navire. Une demi-douzaine de plongeurs se précipita dans le tourbillon créé par les pâles de l’autogire. Un deuxième appareil médicalisé se joignit aux recherches.
Tout-à-coup, quelque chose entrechoqua le bateau et attira le regard des plaisanciers. Une vedette de la gendarmerie maritime avait accosté. Deux militaires en descendirent lestement.
— Bonjour, messieurs. Lieutenant Dupuis et médecin-chef Sarrade. Nous souhaitons nous entretenir avec le commandant de bord et le guide de palanquée.
— Je suis Fred Lenoir, commandant de bord et voici Hubert Fish, chef de palanquée. Je vous présente, Thierry Dendieu, le père de la victime. Nous avons célébré le titre de champion du monde d’Hubert avec trois autres apnéistes. Pendant la baignade, Stella a disparu. C’est incompréhensible !
— Présentez-nous les documents de bord du navire, je vous prie. Permis hauturier, certificats médicaux récents des plongeurs ainsi que les licences et cartes de niveau 4.
Soudain, Thierry aperçut un des deux hélicoptères qui larguait un câble du treuil avec la nacelle.
— Regardez ! Regardez ! Ils l’ont retrouvée !
— Calmez-vous, monsieur ! Je me renseigne tout de suite, ordonna le lieutenant.
— Nous prenons en charge un des trois apnéistes de l’équipe de Fish qui s’est évanoui, cracha le pilote dans le talkie-walkie VHF.
— Désolé, monsieur. Ce n’est pas votre fille !
— Lieutenant ! Il est en train de convulser ! Vite ! Tenez-le pendant que je prépare la piqure d’antiépileptique.
Après l’injection, le timbre des voix humaines devint subitement grave et lent. La dernière image que Thierry conserva en mémoire avant de défaillir fut celle des gendarmes qui soulevaient les bâches sous lesquelles étaient dissimulées les bouteilles d’alcool vides.
Vers midi, le médecin militaire reconduisit Thierry pantelant à son domicile. Le poids de la culpabilité lui écrasait la poitrine au fur et à mesure que les images repassaient en boucle dans sa tête. Sa femme, Stéphanie, resta tétanisée sur le pas de porte. Son mari ne put lâcher le moindre mot. Le médecin-chef Sarrade la prit délicatement par les épaules et la fit asseoir dans le canapé. Thierry s’effondra dans le fauteuil au même moment, et une salve de sanglots l’empêcha de parler.
Stéphanie s’arcbouta puis se boucha les oreilles quand le médecin lui appris la vérité. Ses paroles étaient comme des coups de fouet qu’elle tentait désespérément d’éviter. Soudain, elle se redressa et hurla à tue-tête pour rendre inaudible la voix qui lui vrillait le cerveau.
À vingt-mille kilomètres de là, Clément, l’ex-conjoint de Stella, s’apprêtait à quitter son bureau quand son portable sonna.
Il rentra précipitamment de Sydney deux jours après la disparition de Stella. Les nerfs à vif, libérant sa hargne sur Thierry, il le secoua.
— Tu sais que tu ne supportes pas l’alcool. Alors, pourquoi tu t’es soûlé comme un ivrogne ? La notoriété de notre entreprise risque d’en pâtir si la presse à sensation publie un article sulfureux. Et dire que si Stella m’avait suivi en Australie, nous n’en serions pas là aujourd’hui. Quel gâchis !
L’autre fille de Thierry, Paolina, se dressa entre eux avant que son père ne soit sonné comme un boxeur. Furieux, Clément se retourna contre le mur et le défonça d’un coup de poing. Il se précipita ensuite au commissariat pour déposer plainte contre Hubert et Fred, au motif d’homicide involontaire.
Pendant sept jours, malgré d’intenses recherches sur plusieurs miles au large des côtes toulonnaises, on ne retrouva pas Stella. Thierry s’accrochait à l’espoir insensé de la découvrir vivante sur l’île d’Hyères ou un îlot quelconque, mais les secouristes du Crossmed secouaient négativement la tête. Le lieutenant Dupuis le reçut dans son bureau, l’air solennel.
— Monsieur Dendieu, je suis au regret de vous annoncer que nous arrêtons les recherches. Des dizaines de plongeurs disparaissent chaque année sans que leur corps soit retrouvé. Hélas ! c’est une terrible réalité à laquelle sont confrontées les familles. Il n’est pas exclu que dans les jours ou les mois à venir, quelqu’un, un pêcheur ou un plaisancier, découvre son corps par hasard. Dans ce cas, un prélèvement ADN nous confirmera son identité. Veuillez m’excuser de vous annoncer aussi brutalement cette hypothèse, mais c’est mon devoir. Vous allez recevoir dans quelques jours un jugement déclaratif de décès du TGI de Toulon. Ce document tiendra lieu d’acte de décès. Nous sommes désolés pour cette terrible épreuve, monsieur Dendieu. Veuillez accepter nos sincères condoléances pour votre fille.
Stéphanie fut hospitalisée en clinique psychiatrique et placée sous sédatif. Elle demeura aphasique pendant deux mois. Thierry aurait préféré qu’elle l’inonde de reproches ou qu’elle le frappe plutôt que d’être confronté à son regard perdu dans les limbes de l’inconscient. L’alcool était son pire ennemi.
Après plusieurs séances d’électrochocs, Stéphanie prononça enfin quelques mots.
— Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Stella. As-tu réservé une table chez Bollywood Boulevard, Thierry ?
— Ma chérie, Stella ne viendra pas nous rejoindre aujourd’hui. Tu sais qu’elle nous a quittés. Nous avions tous bu, trop bu, ce soir-là. Je ne cherche pas à obtenir ton pardon, je ne le mérite pas.
Stéphanie, les yeux dans le vague, ne répondit pas tout de suite.
— Il te reste Paolina. Elle est ta fille, pas la mienne. Alors ne compte plus sur moi. À l’avenir, je ne ferai aucun effort pour t’être agréable.
La psychologue de l’établissement, Madame Lecœuvre, frappa à la porte puis entra. Visiblement, elle avait saisi quelques bribes de la conversation.
— Stéphanie, votre fille restera éternellement présente dans votre cœur et dans votre mémoire, mais vous ne la verrez plus physiquement. Maintenant, ma mission est de vous accompagner dans le travail du deuil. J’anime un groupe de parole constitué de veuves et de mères de marins. Vous partagez la même douleur, celle d’être privée du corps du défunt. Stella était pleine de joie de vivre, et je ne pense pas qu’elle accepterait que vous sombriez dans le désespoir sans faire l’effort de vous battre.
— Qu’est-ce que vous comprenez à ma douleur, Madame, vous qui savez tout ? Votre bureau est un album photo rempli de rires d’enfants. Le sourire de votre mari rayonne sur bon nombre d’entre elles. De toute façon, si les secouristes n’ont pas remonté son cadavre, c’est qu’elle est toujours vivante !
Thierry attendit le rétablissement de Stéphanie avant d’organiser les obsèques de Stella à la Toussaint. Selon l’usage des marins d’Ouessant, sa « proëlla », une croix de cire figurant une personne disparue en mer, fut déposée sur un drap blanc représentant le cercueil. Ensuite, elle fut glissée dans une urne en bois. Deux semaines plus tard eut lieu la cérémonie religieuse, consistant à placer l’urne à l’intérieur du monument funéraire consacré aux disparus. Ensuite, elle rejoignit le cimetière marin de Toulon, parmi les parterres d’hortensias, de tamaris et de canisses, face à la baie des Canebiers que l’artiste Blanche Augustine Camus avait immortalisée sur ses toiles. Thierry en possédait une à la maison. Le lendemain, il décrocha le tableau dont la vue décuplait son sentiment de culpabilité.
Quinze jours plus tard, Thierry fut convoqué au tribunal correctionnel de Toulon. L’instruction sur la disparition de Stella fut qualifiée d’homicide involontaire. Il souffrit le martyre en écoutant les réquisitoires des avocats. De toute façon, il s’estimait aussi coupable que Fish et Fred. Considérant sa présence insupportable et inutile lors des audiences, il fut autorisé par la cour à ne plus y assister jusqu’au jugement final, prévu un an plus tard.
Début décembre, le couple endeuillé reprit son activité professionnelle au sein de sa PME de confection de combinaisons de plongée, « Barreleye ». Paolina, qui avait été sermonnée par Stéphanie suite à une faute grave, s’était montrée ingérable la semaine précédent la disparition de Stella, s’était ensuite adoucie. Elle prêta assistance du mieux qu’elle put malgré son ressentiment. Clément avait regagné Sydney depuis le 1er septembre afin d’inaugurer la succursale australienne.
La sonnerie du téléphone rappela Thierry à la dure réalité.
— Bonjour, monsieur Dendieu, c’est Jérôme du cabinet d’expertise Lecoffre. Au nom de ma direction, je vous prie d’accepter nos sincères condoléances. Vous m’avez demandé de m’occuper de la comptabilité de votre épouse pendant son arrêt-maladie. M’autorisez-vous à vous restituer les livres comptables cet après-midi ?
— Bien sûr, monsieur Lecoffre, je ne bouge pas du bureau aujourd’hui.
Stéphanie n’avait pas le cœur à travailler et regagna le domicile pour jardiner en milieu de matinée. Pourtant, c’était l’hiver. La saison ne se prêtait guère à ce genre de distraction. Quand son mari ouvrit la grille, le soir, il resta stupéfait devant la débauche de créativité de son épouse. Une dizaine de sigles ésotériques ornaient chaque parterre.
— Merde, c’est quoi ce truc ? Pourquoi tu as mis le bazar dans les massifs d’arbustes ?
— Qu’est-ce que tu racontes, Thierry ? Tu m’agresses ? J’ai pris trois ou quatre somnifères en rentrant puis je me suis endormie sur le canapé. Je viens juste d’émerger.
— Hé bien, viens voir !
— Mais…. qui a fait ça ?
— Tu as laissé la grille ouverte ? Quelqu’un est entré pendant la journée ?
— Non, elle s’est refermée automatiquement après mon passage et je n’ai croisé personne.
— Tu me racontes des balivernes ou quoi ?
— Je découvre ces motifs, comme toi. Je ne sais pas qui les a assemblés, je te le jure !
Le lendemain, Thierry essaya d’élucider ce mystère en contactant la thérapeute.
— Bonjour, madame Lecœuvre, pardonnez-moi de vous déranger à cette heure matinale mais ma femme fait des trucs bizarres en ce moment.
— Bonjour, monsieur Dendieu, je vous écoute ?
— Quand j’ai regagné mon domicile hier soir, mon jardin était couvert de signes cabalistiques. Stéphanie me soutient qu’elle n’en n’est pas l’auteure.
— Vous ne devez pas vous inquiéter, c’est sa façon de matérialiser le corps de votre fille. C’est caractéristique des deuils sans défunts.
— J’ai compté les cachets de somnifère qu’elle a avalés, pensez-vous qu’elle ait agi inconsciemment ou qu’elle soit devenue somnambule ?
— Euh… Je n’avais pas connaissance de cette information. C’est impossible qu’elle ait réalisé cela sous sédatif ! Je vais contacter son psychiatre aujourd’hui et je reviens vers vous rapidement.
Afin d’en avoir le cœur net, Thierry installa une caméra le soir même à l’entrée de la propriété. Il entreprit de visionner le lendemain l’enregistrement et resta muet de stupeur. Stéphanie avait passé une dizaine d’heures agenouillée devant un massif de plantes vivaces, à placer chaque caillou l’un après l’autre selon un schéma précis. La figure évoquait un poisson se tenant debout comme un bipède. La température frôlait zéro degré et elle n’était que légèrement vêtue. Son époux relata les faits à la psychologue qui lui suggéra de l’hospitaliser à nouveau.
— Monsieur Dendieu, le service de psychiatrie souhaiterait procéder à de nouveaux examens sur votre épouse afin d’établir un protocole de soins plus efficace.
— Madame Lecœuvre, Stéphanie est sous traitement depuis quatre mois. Excusez-moi d’être désagréable, mais elle ne va pas mieux ! J’essaye de comprendre aussi de mon côté. Hier, j’ai passé la soirée à consulter des dizaines de sites d’archéologie sur internet. J’ai le sentiment qu’elle a reproduit un rite funéraire africain ou australien archaïque.
— J’ai en mémoire une histoire différente mais comparable sur certains points. Connaissez-vous l’histoire du facteur Cheval ?
— Non, c’est quoi ?
— C’était un homme, qui un jour a ramassé une pierre d’une forme curieuse après une chute mémorable qui avait failli lui couter la vie. Il s’est alors mis en quête d’autres roches similaires avec lesquelles il a édifié un palais surréaliste pendant trente-trois ans. Malheureusement, sa fille est morte de la tuberculose en 1894. Fou de chagrin, il a transmuté son œuvre en chapelle funéraire, mais l’administration a refusé d’y enterrer Alice. Âgé de plus de quatre-vingts ans, il a érigé pendant huit années supplémentaires un tombeau égyptien dans le cimetière d’Hauterive, qui a accueilli sa dépouille et celles de sa famille.
— Madame Lecœuvre, j’espère qu’avec le temps ça s’arrangera ! Et vous savez quoi ? j’ai flanqué à la poubelle ces satanées pilules. Stéphanie ne verra pas le bout du tunnel dans un tube de tranquillisants. Après tout, si l’animisme est sa thérapie, qu’on lui fiche la paix. Peut-être que demain, vous me verrez dresser un mausolée dans mon jardin pendant que ma femme y dessine des mandalas !
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