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Fut un temps, pas si reculé, où la vie d’un homme pouvait valoir moins que son cadavre. C’est lors de cette époque troublée que j’ai franchi pour la première fois la grille de ce temple de la mort, royaume de pierre et de larmes, orné de fleurs qui n’appellent aucun printemps : le cimetière aux cent mille âmes.
La carriole brinquebalait le long de l’allée, ses roues cerclées de fer crissant dans les gravillons. Emmitouflé dans sa cape, capuche rabattue sur le museau, Mortimer fouettait sa mule, pressé d’atteindre la zone de tombes fraîches indiquées par Svalta. Assise sur le banc de conduite, à côté de lui, la jeune femme à visage de lapin blanc grelottait sous sa pèlerine. Mortimer aussi se les gelait. Le crachin, ajouté au froid mordant de cette fin de journée d’automne, faisait trembler ses mains.
— Tu as les chocottes, Mortimer ? s’inquiéta Svalta. Je croyais que c’était ta spécialité, le trafic de cadavres ?
La belle lapine, frêle et délicate, tranchait sur ce paysage lugubre. L’albâtre éclatant de son pelage jurait entre les ombres de sa capuche. On aurait difficilement pu trouver acolyte plus voyante. Mortimer avait bien dit à Renzo que la conille n’était pas taillée pour ce genre de mission, mais le patron n’avait rien voulu savoir. “C’est toi qui l’as recommandée, montre-moi ce qu’elle vaut”. Certes, il l’avait introduite dans le gang, mais pas de son fait. C’était une directive de l’Organisation, la société secrète des lycaons, à laquelle il était tenu d’obéir — et sans poser de questions.
Heureusement, Svalta avait su s’y prendre avec les gardes. Une reine de l’embrouille. Faut dire qu’avec sa petite frimousse d’ange, pas facile de lui résister. Mais une fois dans l’action, qu’est-ce qu’elle vaudrait ? Ici, c’était la ville haute, le domaine des hyènes, un terrain de chasse interdit au gang de Renzo. S’il y avait du grabuge, Mortimer craignait de devoir se débrouiller seul. Pire, Svalta risquait de limiter ses options.
— La ramène pas trop, chérie. Ça me ferait de la peine d’avoir un jour à déterrer le tien, de cadavre.
La capuche lui masquait la vue sur le côté, mais le silence de Svalta parla pour elle. Il regretta aussitôt sa brusquerie. La petite n’était pas responsable des choix du patron.
Les tombes défilaient autour d’eux, au milieu d’une bruine qui flirtait avec le brouillard. Un temps de chien, idéal pour déterrer des macchabées. Arrivé près de la fosse commune, il tira sur les rênes et sauta dans la boue.
— Allez, poulette, le temps est compté. Sitôt la nuit tombée, il ne restera plus que la grille principale pour sortir. Je préférerais passer par la porte sud, tant qu’elle est dégagée.
Il tira deux pelles du plat-bord et en planta une dans la terre meuble. Svalta ne bougea pas de sa banquette.
— Alors ? insista-t-il.
— Débrouille-toi tout seul, Mortimer. Moi, je ne descends pas d’ici.
Il serra les poings autour du manche de sa bêche. L’affaire commençait bien. Récupérer deux corps sans aide, avant la nuit, mission impossible. Incapable de contrôler ses nerfs, il frappa la carriole du plat de sa pelle. Svalta poussa un cri d’effroi.
— Putain ! cracha Mortimer. Faudrait pas que la damoiselle se salisse les escarpins ! La bouche, d’accord, mais les mains, ça non !
Svalta lui darda un regard assassin.
— Tu n’es qu’un porc.
— Et de l’espèce que tu préfères, poupée, susurra-t-il en retrouvant son calme. Celle qui se vautre dans la fange.
Après un grognement fataliste, il noua son foulard autour de son museau et lui tourna le dos. Pourquoi fallait-il toujours qu’il tire le gros lot ?
Attiré par un parfum de terre fraîchement retournée, il grimpa sur un mamelon herbu. Arrivé au sommet, le panorama du cimetière déploya sous ses yeux l’immensité de son sinistre quadrillage. Non loin, une ligne de silhouettes noires s’étirait depuis un caveau jusqu’à la sortie principale. Des hyènes. Sans doute la fin d’un cortège. Il mémorisa l’emplacement et flaira l’air, rassuré de se trouver contre le vent. Leurs odeurs sauvages se couvraient de fragrances fleuries, masques de la racaille en col blanc. Un cadavre de hyène ferait un plat de gourmet.
En attendant que les hyènes aient quitté le cimetière, il s’attaqua à la tombe toute fraîche qu’il avait repérée. Dans le cercueil, à peine recouvert, il trouva un dogue bien conservé. Sans doute un militaire de la garde du bourgmaestre. Il détela sa mule et s’en servit pour extraire le cadavre, qu’il glissa ensuite dans un sac de jute. Il reboucha la tombe et traîna sa prise jusqu’à l’arrière de la carriole. Svalta l’ignora, courbée sur sa banquette, grelottante.
En s’aidant d’un palan bricolé sur le plat-bord, Mortimer parvint à hisser son bonhomme et à le fourrer dans une caisse. Épuisé, il releva son foulard pour reprendre son souffle, crachant des jets de vapeurs tel un dragon furieux. Il préférait visiter les caveaux. Les gisants et les sarcophages lui donnaient moins de travail de terrassement. Mais, à moins de surveiller le cimetière, impossible de savoir quelle sépulture contenait un client frais. Là, pour une fois, il tenait une opportunité.
— Attelle la mule, princesse, et rejoins-moi de l’autre côté du cimetière, au grand caveau surmonté des statues de la meute de hyènes.
Svalta tourna vers lui un regard inquiet.
— Tu ne vas pas t’attaquer aux hyènes, Mortimer ?
Ignorant la remarque, il récupéra sa bêche et s’éloigna à travers les parterres de tombes.
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