Tara emprisonnait les planches de surf et de paddle dans leurs chaînes. Même manœuvre pour les canoés et les pédalos. Elle n’avait pas envie de revivre la tragédie d’il y a trois ans : premier soir que son grand-père lui laissait fermer La Cabane. Une marque de confiance ultime ! Et malgré sa liste des choses à faire, la jeune Tara avait oublié de cadenasser les pédalos. C’est ainsi que les anciens bateaux à tête de cygne s’étaient payés une petite virée, façon croisière.

Le simple souvenir de sa nage folle pour récupérer les faux oiseaux en plastique lui donnait des frissons. Elle enfonça la hanse du cadenas dans le trou jusqu’à entendre un clac sonore. Plus jamais elle ne ferait preuve de tant d’amateurisme.

Alors qu’elle s’apprêtait à ranger la dernière table, celle où reposaient les flyers et les tarifs de location, elle jeta un coup d’œil au verre posé dessus. Il avait été vidé de tout son contenu : liquide, glaçons et tranche de citron inclus. Pourtant, l’odeur sucrée de thé glacé accrochait toujours le verre.

Depuis son altercation avec les trois relous, les deux premiers n’étaient pas revenus à la charge. Le dernier, en revanche, travaillait dans le bar voisin et ne loupait pas une occasion, depuis les deux dernières heures, pour lui montrer son antipathie. Lorsqu’il servait une table en terrasse, il ne manquait pas de se tourner vers La Cabane, de secouer lentement la tête de gauche à droite, les lèvres figées vers le bas. Il ressemblait à une sorte de blobfish avec des cheveux.

Tara souffla, massant du pouce le point nerveux qu’elle avait entre les sourcils, une mauvaise habitude qui lui donnait plus mal à la tête qu’autre chose. Son envie de faire un superbe doigt d’honneur au jeune homme devenait irrépressible. Mais elle devait garder son calme. Elle l’avait promis à son grand-père. Être agréable avec les clients, les enfants et les voisins, c’était le mot d’ordre.

Pour se calmer, elle plongea son regard vers l’horizon. Voilà tout ce dont elle avait besoin : la beauté de l’océan, le son apaisant des vagues et le goût salé de l’air marin.

— Holà, la miss, entonna une voix joyeuse.

Tara salua la nouvelle venue d’un sourire radieux.

— Hey ! Je pensais pas vous voir ce soir. T’avais pas un concours à réviser toi ?

— Tu parles de cette horreur qui me sort par les yeux et me donne des insomnies ? T’inquiète, je fais une pause. Un peu plus et j’en bouffais mes papyrus.

Tara ouvrit grand ses bras et tapota son torse pour inviter son amie à s’y blottir. La jeune femme ne se laissa pas prier deux fois et posa sa tête sur la poitrine rebondie de la blonde. Meilleure consolation au monde.

— Lyly et Flo nous rejoignent ?

— Flo est en date et Lyly va pas tarder. Si tu lisais un peu les messages sur le groupe, tu le saurais, lança son amie en prenant les joues de Tara dans ses mains. Ah bah justement, quand on parle du loup !

Lyly accourait, une serviette de plage et un énorme sac sur les épaules, une sandale dans chaque main. Elle se jeta sur ses deux amies, rouge et essoufflée par sa course dans le sable.

— La prochaine ado qui vient demander des conseils tatouage à deux minutes de la fermeture de la boutique, tout ça pour m’avouer, à la fin, qu’elle a 16 ans, je la brûle sur un bûcher ! s’emporta la tatoueuse en agitant ses sandales en l’air.

— Respire ma fille, je suis quasi sûre que mettre le feu à des ados est punie par la loi, déclara Tara en fermant la porte de La Cabane à clé.

— Bref, peu importe mes élans de pyromane, plaisanta Lyly. Prête à rider les vagues ?

Pour toute réponse, Tara plaça sa planche de surf sous son bras et envoya un baiser d’actrice hollywoodienne vers ses amies.

Au fur et à mesure qu’elle s’approchait de l’eau, le cœur de la surfeuse tambourinait contre sa cage thoracique. Ses yeux s’agrandissaient, comme s’ils voulaient absorber la totalité de l’océan et ses joues rougissaient de plaisir. Encore sur le sable, sa respiration prenait déjà le rythme des vagues.

— Cassie, t’as la bouffe ? demanda Lyly.

— Toujours ! s’enorgueillit la jeune femme. Au menu de ce soir, chères morfales, wraps de saumon, onigiri thon-concombre et pour le dessert, cookies au miel.

Tara et Lyly se tapèrent dans la main, approuvant d’un commun accord les plats préparés par Cassie. Pendant que cette dernière plaçait les serviettes sur la plage, et y déposait les assiettes recouvertes de torchons, Lyly sortit un vieux caméscope de son sac.

— Pourquoi toujours cette vieille chose ? l’interrogea Cassie, en léchant un peu de thon qui était sur son doigt. Ton téléphone a une meilleure qualité que cette antiquité.

— C’est l’hôpital qui se fout de la charité ! Est-ce que je te demande, moi, pourquoi t'apprend des vieilles langues que plus personnes ne parlent ? Non ! Bon, bah laisse Terminator tranquille !

Tara, concentrée sur son objectif, n’entendait même plus les chamailleries de ses meilleures amies. Le vent était un peu fort. Elle devrait faire attention à bien garder l’équilibre. Des mouettes planaient paresseusement au-dessus de sa tête. Au moins, le ciel était dégagé et les vagues de toutes beautés. À cette heure, la plage était presque déserte, et l’eau encore plus. Peu de chance de se prendre un baigneur ou une bouée donut.

— Meuf, l’appela Lyly. Y a un gars là-bas, il arrête pas de te fixer. Je crois qu’il est tombé amoureux !

— Mouais… C’est pas trop les yeux de l’amour ça, fit remarquer Cassie.

Tara détacha son regard de l’horizon pour le porter sur le garçon qu’elle avait aspergé de thé glacé plus tôt. Il avait lavé ses cheveux. Mal, visiblement, car même d’ici, ils avaient encore un aspect poisseux, les mèches collant les unes aux autres. Au moment où leurs yeux se croisèrent, il reprit une moue patibulaire.

— C’est rien. Juste un blobfish avec des cheveux, répondit Tara, sarcastique.

Puis, d’un geste désinvolte, elle porta deux doigts à sa tempe et accompagné d’un clin d’œil, elle salua le serveur. Les épaules de ce dernier tressautèrent. Il tourna les talons dans un 180° parfait et alla se réfugier à l’intérieur du restaurant, le plateau masquant son visage.

Tara devait rester polie, mais elle ne se laisserait certainement pas marcher dessus.

— Tu vas lui faire peur à ce pauvre garçon, s’amusa Cassie.

Tara planta sa planche dans le sable et retira son t-shirt.

— Je l’ai déjà… bien refroidie tout à l’heure… si tu veux mon avis, avoua-t-elle, la tête coincée dans le col.

— Qu’est-ce que t’as fait encore ? demanda Lyly, la caméra au poing, prête à filmer les aveux de son amie.

— Comment ça “encore” ? s’indigna faussement Tara, les jambes au-dessus de son short. Voyons, vous me connaissez !

— Justement ! répliquèrent les deux d’une même voix.

Pour se venger, elle lança ses vêtements en boule dans leur direction. Cassie esquiva en bougeant la tête sur le côté. Lyly, en revanche, prit le t-shirt en pleins sur Terminator, le caméscope.

— Hey ! protesta-t-elle. C’est pas ma faute si tu fais fuir tous tes potentiels prétendants, alors me bombarde pas !

— Tu l’as bien cherché, termina Tara avec un rire éclatant. Et vous n'allez pas vous y mettre, vous aussi  ! J’ai déjà assez avec la famille qui me tanne pour trouver un mec. Maintenant, appuya-t-elle en attachant ses cheveux, si vous voulez bien m’excuser, j’ai un océan à dompter !

Et sur ses mots, elle arracha sa planche d’un coup sec et s’élança vers la grève humide. Les cris des mouettes furent rapidement accompagnés par les éclaboussures de la jeune femme courant dans l’eau.

— Elle trouvera jamais personne avec cette attitude, on est d’accord ? déclara Cassie en croquant dans un onigiri.

— Yep ! Reste plus qu’à espérer que sa famille ne lui mette pas trop la pression là-dessus… ajouta Lyly, la caméra braquée sur leur amie.