Chapitre 1
Mot de l’auteur : Ce chapitre commence après qu’Aconia ait refusé d’épouser Arthur — livre 6, épisode 5 —.
À peine, le nouveau Centurion fut-il sorti de la superbe demeure qu’on frappa à la porte. Drusilla la gouvernante alla l’ouvrir d’un pas excédé, estimant qu’Arthur avait dû oublier quelque chose.
― Qu’est-ce qu’il y a encore ? dit-elle d’une voix blasée. Vous êtes décidément aussi con que ce que je pen...
La domestique ne finit pas sa complainte, maintenant obsolète, car ce n’était pas Arthur qui se tenait devant elle, mais un homme encapuchonné et au regard farouche : Méléagant. Celui-ci pencha la tête sur le côté, avant de s’exprimer.
― Belle de nuit.
― Pardon ?
― Ce sont de petites fleurs rouges, qui ont la particularité de se fermer le jour, afin de se protéger du soleil et ne s’ouvrent que dans l’obscurité. Mais, je conçois que vous ne les connaissiez pas, car elles proviennent de pays lointains.
― Je sais ce que c’est, vous voulez en vendre. C’est ça, hein ?
― Pas vraiment. Allez dire les trois mots « belle-de-nuit » à votre maîtresse… rien de plus, rien de moins. Pendant ce temps, je vous attendrai ici.
― Ben voyons, encore heureux. Je ne vais pas vous laisser entrer pour que vous piquiez un truc ! D’ailleurs monsieur « je sais tout », apprenez que cette demeure est celle des Aconii et que la maîtresse de maison s’appelle Aconia Minor — mineur — ; or son frère jumeau Aconius Maior — majeur — fut un grand général et c’est lui qui importa les belles-de-nuit à Rome, il y a treize ans. Ça t’en bouche un coin… Hein, mon gars !
― C’est à croire qu’on en apprend tous les jours, indiqua Méléagant en souriant d’une manière un peu forcée. Et pour ma requête ?
― On n’en veut pas de tes fleurs. Si tu en avais une charrette entière, on pourrait s’en servir pour donner une teinte rouge à des vêtements, ce qui est très demandé, mais manifestement, tu n’en possèdes pas, déclara Drusilla en examinant la rue à la recherche d’un éventuel véhicule rempli de fleurs.
― J’ai peur que vous m’ayez mal compris, indiqua Méléagant d’une manière de plus en plus crispée. Faites ce que je vous ai demandé et dites simplement les trois mots « belle-de-nuit » à vous maîtresse ?
La domestique haussa les épaules, puis ferma la porte au nez du visiteur et après une seconde d’hésitation s’exécuta en ronchonnant. Mais contrairement à ce qu’elle avait anticipé, Aconia se présenta immédiatement et seule à son « invité surprise ».
― Il n’y a que mon mari qui me surnomme ainsi. Vous le connaissez ? C’est lui qui vous envoie ?
― En quelque sorte.
― Et qui êtes-vous ?
― La réponse à vos longues nuits.
― C’est à dire ? demanda Aconia avec un soupçon d’inquiétude.
― Pour les fleurs maudites qui ne peuvent que dépérir dans la lumière, les ténèbres sont une bénédiction et le seul moyen de forcer leur insipide destin. Dans votre cas, il s’agit d’un événement que vous attendez depuis longtemps et qui est maintenant à votre portée, je parle de celui qui vous permettrait d’enfanter, étant donné que je suis en mesure de vous faire revenir votre mari : le naïf, mais fidèle Manius.
Immédiatement après ces propos, une vingtaine de garçons et de filles d’environ cinq ans et à l’aspect fantomatique apparurent dans la pièce. Ils se mirent à rire et jouer sans s’apercevoir de la présence des deux adultes. Aconia les appela, mais aucun ne lui répondit, puis ils prirent ensemble un air mélancolique, avant de disparaître dans un brouillard orangé. La maîtresse de maison resta bouche bée face à cette apparition, comprenant que le sorcier en face d’elle avait d’immenses pouvoirs.
Il y eut un moment de silence où les deux protagonistes se toisèrent d’un regard noir. Finalement, Aconia demanda à Méléagant de la suivre dans le salon où ils purent s’asseoir et s’exprimer plus à leur aise. « Enfin, une solution à mon problème. Mais si ce sorcier est la réponse à mes prières, il semble en savoir beaucoup sur moi, peut-être trop. Mieux vaudrait découvrir ce qu’il veut exactement, avant de s’engager » estima à juste titre la maîtresse de maison.
― Combien ?
― L’argent ne m’intéresse pas.
― Alors, que voulez-vous ?
― Un service... et je vais être franc, car je sais de quoi vous êtes capable en tant que femme du Monde. Pour fédérer la Bretagne, Arthur devra trahir Rome, mais surtout se marier avec la fille du roi de Carmélide, une nommée Guenièvre ; or je désire qu’ils ne consomment jamais cette union.
― Et en quoi puis-je vous aider à atteindre cet objectif ?
― Je voudrais que vous fassiez simplement promettre à Arthur de ne jamais coucher avec elle ?
― Un engagement de sa part ? C’est ce que vous me demandez ?
― Mais oui, ma Chère, c’est tout... Si vous vous en sentez évidemment capable.
La remarque insidieuse du sorcier toucha l’orgueil de la maîtresse de maison, ce qui lui fit hausser le ton.
― Apprenez que dans ma jeunesse, les hommes venaient s’entretuer dans l’espoir de m’impressionner, jusque sous mes fenêtres.
― Je le sais bien, répondit Méléagant avant de regarder négligemment sur sa droite, puis sa gauche et de n’y trouver personne pour obéir à ses caprices. Aconia ne put nier être maintenant seule, mais heureusement pour elle, son esprit était toujours aussi vif.
― Pour que je fasse promettre à Arthur de ne jamais coucher avec cette Guenièvre, je vais devoir revenir sur ma parole et accepter sa proposition de mariage ; or j’ai déjà un époux et Rome n’autorise pas la polygamie. Si je m’unissais avec Arthur, ce serait secrètement, mais même dans ce cas, cela me ferait prendre de gros risques. Si cela s’ébruitait, Manius ou n’importe quelle grande famille serait en droit de me mettre au ban de la bonne société, ou pire.
Méléagant plissa les yeux, puis s’exprima avec un air rassurant.
― Sur ce point, vous n’aurez qu’à dire à Arthur la vérité : votre mariage avec lui devra être secret, sans quoi votre réputation, voire votre vie, pourrait être mise en danger. Mais ne vous inquiétez pas pour ces détails, car ce petit jeu ne devrait durer que quelques jours, le temps que votre ancien élève soit nommé chef de guerre et muté en Bretagne… pour remplacer Manius.
― Pardon ?
― Quoi ? Vous ignoriez cette information. Sallustius, l’éminence grise de César avait gardé cet argument en réserve, au cas où vous auriez refusé de former Arthur à devenir Dux Bellorum — chef de guerre —. Je m’étonne qu’il ne vous ait rien avoué, quand vous avez accepté de lui obéir, dit le sorcier avec un air malicieux.
― Peu importe, indiqua la maîtresse de maison, avant de se mordre les lèvres afin de ne pas montrer son désarroi. Après quelques secondes de réflexion, la belle Romaine se recoiffa et prit une grosse inspiration, ce qui mit en avant sa poitrine.
― Donc, vous voulez que j’épouse secrètement Arthur, en échange de la promesse qu’il ne couche jamais avec celle avec qui il devra se marier publiquement. En échange, Manius, coincé en Bretagne, me sera rendu. C’est bien ça ?
― Vous êtes une vraie Aconii, dit Méléagant en comprenant que son interlocutrice avait assimilé tous les paramètres de sa proposition.
― J’ai l’impression de ne pas avoir le choix, dit la maîtresse de maison sur un ton langoureux.
Aconia avait l’habitude de faire semblant de se poser en victime, afin de mieux négocier dans un second temps ― quitte à user de ses charmes ―, mais son invité ne tomba pas dans le piège.
― Ma chère, je suis aveugle à vos gesticulations inutiles, alors évitez de me faire perdre mon temps. Vous êtes à la croisée des chemins et deux possibilités s’offrent à vous… tant que je me trouverais entre ces murs. Soit vous me rendez ce service, vivrez avec Manius et vos éventuels enfants, soit vous mourrez de vieillesse, avec l’autre cerbère pour vous tenir compagnie. À vous de choisir aussi judicieusement que rapidement.
Aconia se leva et marcha un peu, afin de mieux recentrer sa pensée, car même si la proposition était tentante, elle paraissait aussi suspecte que dangereuse. Il fallut plusieurs minutes à la maîtresse de maison pour se décider et un élément clé fit pencher la balance : Manius étant parti pour la Bretagne il y a treize ans, elle était maintenant une femme d’âge mûr, d’où le fait qu’elle ne pouvait attendre plus longtemps pour enfanter.
La Romaine allait accepter, quand Drusilla entra dans la pièce et déposa sans manières un plateau de fruits, entouré de petites fleurs rouges... Les bien nommées belles-de-nuit.
― Tenez. Comme vous semblez être de vieux amis, j’ai pensé que cela vous ferait plaisir.
― Merci, Drusilla, tu peux nous laisser, indiqua Aconia sur un ton sec.
― Au contraire, répondit Méléagant en riant et en tapant des mains. Je suis sûr que cette brave gouvernante voudrait savoir pourquoi sa parfaite maîtresse romaine est sur le point de trahir ses principes.
― Drusilla, sors de cette pièce... C’est un ordre.
Comprenant que les négociations étaient beaucoup plus importantes que ce qu’elle avait imaginé, la domestique s’exécuta sans dire un mot. Une fois seule avec son invité, Aconia s’exprima sur un ton plus apaisé.
― Manius vous a-t-il parlé de mon passé ? Par exemple mon éducation, la plus rude et la plus complète du monde romain. Sachez que j’ai été formée à ne jamais montrer mes émotions, même quand l’Empire m’a enlevé mon mari ou que mon frère jumeau est mort.
En entendant cela, Méléagant prit un air songeur, mais laissa Aconia s’exprimer.
― Je vais vous dire un secret : je suis fatiguée d’être forte. J’ai enduré plus que ma part de souffrance dans ce monde et tout cela pour quel résultat ? Ne jamais avoir d’enfant... la grandeur de Rome ? Non, je préfère encore mourir. Bénis soient les empereurs qui se suicident aux bains, car ils ont compris que la vie n’avait pas de réelle utilité.
― Je compatis à votre douleur, mais il me faut une réponse. Acceptez-vous mon marché ? demanda Méléagant de sa voix aussi douce qu’inquiétante.
C’en fut trop pour Aconia, qui ne put résister à la proposition de Méléagant plus longtemps.
― Oui, finit-elle par balbutier.
Le sorcier sourit et s’accorda quelques secondes avant de s’exprimer.
― Un pacte est maintenant passé, cependant sachez qu’à l’instant où Arthur consommera son union avec Guenièvre, notre marché sera rompu et Manius vous sera repris, ainsi que les enfants que vous pourriez avoir avec lui… ou d’autres.
― Quoi ? Il n’en est pas question ! indiqua Aconia.
Méléagant tendit la main vers le plateau de fruits, comme pour prendre une pomme, mais préféra au dernier moment se saisir d’une belle-de-nuit.
― Parce que tu crois être en mesure de t’opposer à ma volonté ?
À peine le sorcier avait-il prononcé ces paroles, que la petite fleur aussi rouge que fermée qu’il tenait entre ses doigts noueux se fana instantanément. Aucun mot ne sortit de la bouche d’Aconia et seule la possibilité de glaner quelques informations sur son dangereux interlocuteur lui permit de s’exprimer.
― Nous avons un accord et je le respecterai… Mais comme preuve que l’éducation romaine est la plus complète du Monde connu, je souhaiterais vous poser une question.
Méléagant se redressa sur son siège, car sa sagacité intellectuelle n’avait pas été ainsi stimulée depuis fort longtemps et il invita Aconia à s’exprimer, par un geste vif de la main.
― Êtes-vous lié à la nomination de Manius en Bretagne, réalisée il y a treize ans ?
― Oui, je perçois à travers votre réflexion, les raisons pour lesquelles Rome a su étendre son Empire si loin, car vous avez été manifestement bien formée. Mais je ne vous répondrai pas, sans quoi il me faudrait rompre notre accord et vous tuer.
― Dans ce cas, j’aurai une autre question. Vous souhaitez qu’Arthur ne consomme jamais son mariage avec cette Guenièvre, mais est-ce afin qu’il n’ait jamais d’héritier ou qu’il en ait un avec une autre femme ?
― Jeune prométhéenne, je ne saurais que trop vous conseiller de ne pas vous égarer en vous montrant trop curieuse. Ceci sera mon dernier avertissement, répondit Méléagant de sa voix mielleuse.
Il y eut un long moment de silence où la maîtresse de maison eut le temps de se calmer et de mieux mesurer les risques inconsidérés que le sentiment d’injustice dont elle était victime l’avait forcé à prendre.
― Avez-vous d’autres questions ?
La « parfaite épouse romaine » baissa la tête et le sorcier se permit quelques remarques.
― Avant de partir, j’aurais également deux choses à vous dire. Sachez d’abord que, si vous aviez refusé ma proposition, je vous aurais éliminée avec votre servante… pour qui j’ai le plus grand respect, indiqua Méléagant juste assez fort pour que celle-ci ― cachée derrière une porte ― puisse l’entendre.
― Je comprends, répondit Aconia.
― Et surtout, n’oubliez pas que la confiance n’exclut pas le contrôle.
― Je m’en souviendrais aussi sûrement que votre nom, si vous me l’aviez indiqué.
― Vous pouvez m’appeler Némésis, comme la déesse de la vengeance... celle à laquelle on ne peut échapper.
Sur ces mots, Méléagant fixa intensément la malheureuse, puis se leva et allait partir quand il s’adressa à elle, mais de dos.
― Un dernier détail. Il existe une chance qu’une fois qu’Arthur ait été couronné, il vous contacte, voire essaie de vous ramener en Bretagne. Je crains qu’à cette occasion, il apprenne d’une manière ou d’une autre mon existence ou notre pacte.
― Vous m’avez indiqué que pour devenir roi de Bretagne, Arthur devrait trahir Rome. Dans ces conditions, je doute qu’il prenne ce genre de risques.
― J’ai peur que vous sous-estimiez les sentiments qu’il vous porte. Le mieux serait que vous quittiez la ville.
― Je vois, déclara Aconia avant de réfléchir quelques instants. Mon mari est d’origine macédonienne et il a toujours voulu que nous allions vivre là-bas. Dès son retour, nous partirons aussi secrètement que définitivement pour cette région ensoleillée... où paraît-il, les belles ne nuit ne s’ouvrent jamais.
― Soit, indiqua Méléagant d’une voix à peine audible, avant de sortir de la résidence d’un pas traînassant. Celui-ci rejoint une jeune femme habillée de manière légère : Anna de Tintagel qui grâce à un sort de polymorphisme avait l’apparence de Julia. Celle-ci caressa son ventre, persuadée que le sort de fécondité que son mentor lui avait confectionné lui avait déjà permis de tomber enceinte d’Arthur.
En voyant cette scène, Drusilla, alors bien cachée, trembla de tout son corps pendant plusieurs secondes, mais préféra se taire de peur que sa maîtresse lui reproche sa curiosité. D’ailleurs, Aconia l’appelait déjà.
― Drusilla, viens vite puisque tu nous as entendus. Il faudra que la maison soit propre pour mon mariage secret avec Arthur.
― Ne vous inquiétez pas pour cela, mais allez donc vous reposer un peu, car il est évident que ce visiteur vous a perturbé.
― J’essayerai de dormir, mais je veux ta parole que les préparatifs seront finis avant que les belles-de-nuit ne se ferment. Le moindre détail pourrait permettre à Arthur de se douter de quelque chose.
― Pour cela, vous pouvez me faire confiance. Au fait, qui était ce Némesis ?
― Un être qu’il te faudra oublier dès ce soir.
― C’est à dire, insista la servante ?
N’importe qui d’autre à la place de Drusilla aurait obtenu une fin de non-recevoir, mais les liens de fidélité qui unissaient la gouvernante à sa maîtresse obligèrent cette dernière à une réponse sans détour.
― Soit, je vais te l’expliquer. Ce puissant sorcier est responsable de la mutation de Manius en Bretagne et il tient en son pouvoir Sallustius et peut-être César, qu’ils en aient conscience ou non. Arthur est la victime d’un complot qui est lié à sa descendance et à la Bretagne, même si j’en ignore la raison ou les détails. J’ai passé un accord secret avec Némesis, consistant à faire promettre à Arthur de ne jamais coucher avec sa future épouse bretonne. En échange de ce service, Arthur remplacera Manius au mur d’Adrien et nous irons tous vivre en Macédoine.
― Incroyable, moi qui ai pris ce visiteur pour un clodo. Je l’ai traité comme, comme…
Aconia attendit en vain que Drusilla finisse sa phrase. Finalement excédée, la maîtresse de maison continua ses explications d’une voix monocorde.
― J’ai honte d’avoir cédé à son chantage, mais dans le cas contraire il nous aurait éliminées. Je dois partir du principe que ce sorcier peut revenir pour nous assassiner n’importe quand, mais c’est le genre d’exercice où nous autres Aconii excellons. Si seulement j’avais eu plus de temps pour réfléchir à une stratégie, ragea Aconia.
― Donc, vous allez lui obéir sans rechigner ?
― Hélas, je n’ai aucun moyen de m’opposer à ses pouvoirs magiques.
― D’après vous, qui est-il en réalité ?
― La réponse à mes longues nuits et c’est tout ce que j’ai besoin de savoir.
La gouvernante fixa sa maîtresse dans les yeux quelques secondes, car le principe de la supériorité de Rome sur le reste du Monde venait dans son esprit de s’effondrer.
― Les Aconii sont l’orgueil de la cité et c’est la raison de ma fidélité envers votre famille ; or je suis choquée que vous cédiez si facilement.
― Et ?
― Je n’apprécie pas Arthur plus que ça, mais j’ignore si je pourrais me taire, maintenant que je sais que ce Némésis complote contre lui.
― Tu es prête à tout sacrifier pour le prévenir ? À me trahir ?
― Je tiendrai ma langue le plus longtemps possible, mais…
― Cela me suffira. De toute manière, je n’ai plus le choix, indiqua Aconia en lui coupant la parole.
Sur ces mots, les deux femmes se séparèrent ― afin de préparer la venue d’Arthur ―, conscientes l’une comme l’autre que leurs rapports ne seraient plus jamais les mêmes.
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