Chapitre 3
« Libre, je suis maintenant le maître de ma destinée » aimait à se rappeler Arthur, car paradoxalement, il appréciait sa situation. Rome, cette ville qui s’enfonçait chaque jour un peu plus dans la déchéance et la violence reflétait son état d’esprit. L’ancien souverain estimait avoir suffisamment et servilement servi les divinités invisibles, qui pour tout remerciement l’avaient empêché d’engendrer une descendance — idéalement avec Aconia —. N’importe qui aurait regretté de ne plus être un élu des Dieux ou diriger la quête du Graal, mais pas lui. Le sentiment d’injustice dont il avait été victime tout au long de son existence était resté en Bretagne et maintenant, il aspirait à finir son existence en vivant au jour le jour. Le seul travail permettant de subvenir à ses besoins de logement ou de nourriture consistait à vider les latrines ou nettoyer les rues pour quelques pièces, mais Arthur, qui se faisait appeler Cinghiale — sanglier en romain — s’en moquait.
Un détail cependant le harcelait depuis quelque temps : un rêve récurrent. Dans celui-ci, il se voyait debout et avec deux Excalibur flamboyantes, une dans chaque main et les observait à tour de rôle. Au bout d’un moment, il réfléchit aux différentes interprétations de cet encombrant compagnon de son sommeil, mais n’en trouva aucune.
Les jours passaient ainsi et seul Vénec, qui connaissait la véritable identité de Cinghiale venait le voir régulièrement et avait conscience de la déchéance de son ami. Arthur se lassait d’ailleurs de plus en plus de ses insistantes demandes : « non », il ne cherchera pas de l’aide auprès de ses anciens compagnons d’armes, de Guenièvre ou d’Aconia, son orgueil le lui interdisant. Il ne voulait même pas savoir ce qu’ils devenaient.
Trois années avaient passé et avec elles, la santé d’Arthur, mais celui-ci s’en moquait. Parfois, il entendait quelques rumeurs, liées à différents chefs de guerre s’alliant ou se combattant dans le royaume de Logres, mais il n’y prêtait même plus attention. Trop occupé à chercher de quoi survivre depuis les dernières invasions barbares, Arthur s’était mis à vivre au jour le jour et ne travaillait plus. Toussant du sang de plus en plus régulièrement, tous avaient conscience qu’il n’en avait plus pour longtemps.
Ce fut cependant une visite inattendue de Vénec, dans la grosse jarre qui servait de domicile à l’ancien possesseur d’Excalibur, qui déjoua tous les pronostics quant à la date de son décès.
— Non, je ne veux rien savoir, commença par déclarer le mendiant.
— Comme à chaque fois, mais aujourd’hui, c’est différent.
— Si j’en avais encore la force, j’en rirais.
— Vous ne comprenez pas, Merlin m’a rencontré et il est au courant de votre présence à Rome. Il m’a même remis une lettre pour vous.
— Et alors, brûlez-la, dit Arthur avec mépris.
— Je refuse, soit je vous la lis, soit je vous abandonne.
— Partez, laissez-moi mourir.
— Non.
Une dispute éclata où le mendiant n’eut pas l’avantage physique. Une fois ligoté à sa jarre, Arthur n’eut d’autre choix que d’écouter son interlocuteur lire le mot de Merlin. « Si je vous fais parvenir cette lettre, c’est pour vous demander pardon, car j’ai joué le rôle d’un enchanteur incompétent. Je souhaite en profiter pour vous fournir quelques explications vis-à-vis du destin que les Dieux vous ont façonné, libre à vous d’en faire ce que bon vous semblera. »
— Je ne te crois pas, Vénec. Merlin est un incapable.
— Non, il nous a manipulés, en jouant les magiciens maladroits. Je l’ai tout de suite perçu quand il m’a donné la lettre, car il est en réalité très différent et sûr de lui. De plus, vous ne savez pas combien d’innocents sont morts depuis votre départ. Non, je ne me tairai pas.
Il y eut un moment de silence, puis le bandit continua sa lecture.
« Si les Dieux vous ont confié Excalibur, afin de chasser les Romains de Bretagne, sachez que selon eux, vous n’auriez dû réussir cet exploit qu’au crépuscule de votre vie. Votre victoire prématurée représentait pour moi, tous les signes avant-coureurs d’une catastrophe, car un élément aussi important que secret vis-à-vis d’Excalibur est à savoir : elle peut faire de son possesseur un Dieu. Or, au fil des années et de vos progrès spirituels, j’ai acquis la certitude que vous pourriez réussir cet exploit, ce qui représente un danger pour certaines divinités. Celles-ci n’auraient eu aucun remords à exterminer l’humanité, pour être sûres que vous ne puissiez devenir leurs égales, voire essayer de les vaincre pour prendre leur place. J’allais vous révéler cette information et récupérer Excalibur, quand vous vous êtes rendu compte plus ou moins consciemment de la dangerosité de cet objet, ce qui paradoxalement m’a conforté dans mes déductions. Vous aviez replanté l’épée et alors que tout vous y poussait, pourquoi avez-vous refusé de la retirer ? La raison est simple : Excalibur vous avait déjà fourni un pouvoir de clairvoyance, capable de vous faire ressentir que les Dieux commençaient à vous voir comme une menace. La responsabilité de l’inévitable anéantissement de l’humanité, plus votre paternité impossible à assouvir ont entraîné votre dépression, votre tentative de suicide et d’une manière générale, votre déchéance ».
Arthur ne prononça plus un mot, conscient que ces révélations représentaient les réponses qu’ils espéraient depuis son enfance. Vénec continua donc sa lecture sur un ton plus serein. « Après que vous ayez replanté Excalibur, j’ai estimé que vos capacités divines ne pouvaient que péricliter et il m’a suffi de profiter d’une énième dispute avec Élias, pour partir de Camelot. J’avais raison et attendais votre décès, naturel ou non, à Rome, mais un élément extérieur allait, sans que je m’en aperçoive à temps, tout changer : Méléagant. Ce sorcier s’est secrètement associé à votre demi-sœur Anna de Tintagel, qui vous a sûrement séduite à Rome, il y a une vingtaine d’années, ce qui eut comme conséquence qu’elle puisse engendrer votre fils : Mordred. C’est là que les véritables problèmes ont commencé, étant donné que ce prétendant au trône a été secrètement élevé dans les règles inverses de la chevalerie, jusqu’à la révélation de son existence, survenue il y a quelques semaines. Cependant il y a pire, car il a également hérité d’une partie de vos capacités liées à Excalibur et il pourrait théoriquement retirer l’épée du rocher, ce qui entraînerait l’extermination de l’humanité par les Dieux. Vous devez empêcher cela, mais vous n’aurez pas à tuer votre enfant : ôtez cette surpuissante arme de sa roche et jetez-la dans le lac de Diane, situé à Avalon, les fées la mettront hors de la portée des hommes et donc de Mordred, car il n’est pas encore un Dieu. Si vous réussissez, le lien magique qui vous unit à votre fils grâce à l’épée sera rompu et vous perdrez tous les deux vos pouvoirs divins. Autre chose, si le chef de ce complot fut à l’origine Méléagant, Mordred l’a récemment surpassé et l’a même pris à son service en tant que sorcier. J’aurais aimé vous expliquer tout cela de vive voix, mais votre fils est sur ma piste et je doute de pouvoir lui échapper, d’où cette lettre. Méfiez-vous particulièrement de Méléagant, car si je suis spécialisé dans l’infiltration et la diversion, il excelle en stratégie et manipulation. Croyez-le ou non, mais jadis nous étions en concurrence pour recevoir la mission de chasser les Romains de Bretagne ; or il a perçu ma nomination comme une injustice, d’où sa trahison envers des Dieux. Si tout se passe comme je l’espère, le porteur de ce message vous expliquera les détails liés aux derniers événements du royaume de Logres et éventuellement vous épaulera dans votre mission. J’aurais voulu vous faire parvenir une fiole de régénération, afin d’aider à votre rétablissement, mais connaissant le niveau d’honnêteté du messager, j’ai préféré m’abstenir. Allez voir mon homologue Arcana, enchanteur de Lombardie et demandez-lui en une, en disant que ce n’était qu’une question de temps avant que le guignol ne se relève. Il comprendra de qui il s’agit et vous en confectionnera une sans discuter. Je suis désolé de vous avoir caché toutes ces choses, mais maintenant que vous connaissez la vérité, je vous demande de sauver l’humanité, même si cela vous oblige à redevenir un héros ou un roi, ce que vous voulez de toutes évidences ne plus être ».
La lettre lue, Vénec toisa son interlocuteur et une certitude s’imposa à lui : si Arthur en avait eu la force, il aurait hurlé sa haine de ce monde aussi cruel qu’injuste, à s’en faire exploser les cordes vocales.
Annotations
Versions