Chapitre 2 - La tanière en pain d'épices
Malgré l'obscurité, Nellis se déplaçait comme en plein jour, tel un chat, flottant par-dessus les racines et les crevasses. Je la distinguais à peine. Sans le contact chaud de sa main, je me serais définitivement perdu, pour terminer au fond d'un gouffre ou dévoré par les loups, ou au fond d’un gouffre dévoré par les loups.
Une silhouette géante se découpant dans la nuit me fit avaler un hoquet. Les bras tentaculaires du monstre pointaient les étoiles. Une nouvelle clairière, plus intime. Nellis tira sur mon bras pour m'enjoindre à avancer. Nous n'avions pas prononcé la moindre parole durant tout le trajet.
Mes pieds glissaient sur le givre. Je ne comptais plus les fois où j'avais manqué de m'étaler par terre et où Nellis m'avait rattrapé. La frêle elfe dissimulait une force mêlée d'une solide endurance. J'étais pour ma part en sueur, ma main moite collée à la sienne.
La sorcière me tira dans les entrailles de l'arbre géant. Mon ventre se noua. Idiot que j'étais ! J'allais certainement mourir cette nuit. Finir dans un chaudron à bouillir, pendu à une branche les tripes à l’air.
Dieux, faîtes qu’elle ne me transforme pas en animal !
─ Et bien, tu en fais une tête.
Ses yeux luminescents ressemblaient à des lucioles. C’était joli. Nellis me guida. Je la suivis, le peur éteinte.
Les gonds d’une porte grincèrent. Une chaude ondée me lécha le visage. Il faisait bon dans le ventre de l’arbre. Un âtre central illuminait la tanière d’une douce lumière, réconfortante. Des nattes couvraient la terre. À l’intérieur d’une niche soutenue de deux énormes racines s’étalait un lit de coussins multicolores. Des étagères étaient aménagées dans les fissures du bois, garnies de fioles, d’ustensiles et d’ingrédients variés.
Dans un ballet gracieux de ses bras allongés, Nellis se débarrassa de sa pelisse de fourrure, qu’elle fit sécher à l’écart des braises volantes. Je la voyais enfin à la lumière. Ce qui m’interpela en premier étaient ses cheveux, blancs et volages comme la soie d’araignée. Jamais je n’avais vu d’elfe qui arborait cette teinte. Une longue tresse en cascade les maintenait en place. Je distinguai la pointe de ses fines oreilles à moitié ensevelies sous les mèches égarées.
Je frissonnai lorsqu’elle approcha pour m’aider à retirer mon manteau, trempé par la neige fondue. Je sursautai au contact des griffes de ses doigts noueux. Constatant ma figure pantoise, elle tira une moue.
─ Tu t’imaginais sans doute que, comme toutes les filles sauvages, j’habitais quelque grotte troglodyte ou terrier de belette.
Je sentis monter le sang dans mes joues.
─ N... Non. Je... Je me disais simplement que c’était joli chez toi. Tu vis ici depuis longtemps ?
─ J’ai emménagé dans ce chêne en arrivant dans la forêt.
─ Tu ne viens pas de ces bois ?
─ Non.
Je me contentai de cette réponse.
─ Je vais faire une soupe, indiqua Nellis sans se départir de ses traits fermés. Va donc t’asseoir auprès du feu en attendant. Si tu as encore froid, il y a des couvertures près des coussins.
Le tapis de nattes était moelleux. La danse des flammes ne tarda pas à revigorer doigts, bras et jambes. Tandis que l’elfe s’activait du côté du dépôt, je fouillai en quête d'une couverture parmi la mer arc-en-ciel de coussins, en soie sauvage au toucher. Un bruit sourd me fit sursauter et mon crâne vibra contre une grosse racine. Nellis avait déposé une marmite sur la table.
─ Que t’arrive-t-il ? Tu es tout rouge, m’interpella-t-elle en dressant un sourcil broussailleux.
─ R... Rien, bafouillai-je en présentant une couverture en laine indigo d’une main et en massant mon occiput de l’autre.
─ Je reviens tout de suite. Je vais chercher de la neige pour le bouillon.
Je retournai m’asseoir près du foyer ami, plaçant la laine bleue sur mes genoux. Elle réapparut rapidement avec un seau chargé à ras-bord qu’elle déversa dans la marmite au-dessus du feu.
─ Tu n’as pas un moyen plus simple pour trouver de l’eau et la faire bouillir.
Un autre sourcil s’arqua, le gauche cette fois.
─ Comme quoi ?
─ Et bien... Euh... La faire apparaître directement dans la marmite et la chauffer à l'aide de ta magie.
Son visage difficilement pénétrable donnait l’impression qu’elle se moquait.
─ Je suis sorcière, pas une divinité. Je ne crée rien par moi-même. Et puis je ne vois pas l’intérêt de s’épuiser à faire bouillir de l’eau alors qu’il est plus simple de laisser le feu s’en charger.
Le sang afflua de nouveau dans mes pommettes gonflées. Gêné, j’enlaçai mes genoux et baissai le regard.
─ Ah... D’accord.
Sans la voir, j’imaginais bien son sourcil en pyramide.
Je me taisais durant la préparation du repas. Nellis avait étalé sur la table quantité de racines, de champignons et de plantes. Parmi l’ensemble, je ne reconnaissais que les orties. Chaque catégorie était discernée avec une minutie maniaque. Je notai le moment où elle décala un tubercule qui dépassait la ligne d’une des planches de l’établi. Par des gestes experts et vifs, elle découpa chaque met avant de les répartir dans différents bols qu’elle aligna près du foyer où bouillait dorénavant la marmite. Elle plaça les orties dans le bouillon avant de les ressortir, de les réduire en bouillie, puis de les replonger. À intervalles réguliers, elle jetait le contenu d’un des récipients dans l’eau fumante et remuait le reste du temps. D’abord les racines puis les champignons je remarquai. Enfin, les herbes.
Au bout d’un moment, elle sortit sa louche en bois pour goûter. Le visage fermé, elle se leva pour aller prendre un sachet sur l’une des étagères et en retira une poignée de graines qu’elle versa dans le bouillon. Elle m’indiqua ensuite les écuelles.
Mes yeux, embués par la fumée, louchaient sur le potage avant d’adresser leur scepticisme à l’elfe, assise en tailleur avec une grâce noble.
─ Arrête de faire cette tête et mange. Tu as besoin de reprendre des forces.
À son ordre, mon ventre répondit par un grondement. Je n’avais rien mangé depuis midi et mon escapade nocturne m’avait complètement vidé. Déglutissant, je plongeai ma cuillère avant de l’enfourner. Une vague brûlante inonda mon palais d’un parfum de floraison.
─ C’est délicieux ! lâchai-je comme si je venais de découvrir le sens caché de l’Univers.
─ Vivre dans les bois ne dispense de posséder des notions de cuisine.
Dans un geste maniéré, elle porta l’écuelle à ses lèvres. Face à elle, j’avais le nez plongé dans la soupe que j’aspirais plus que je ne buvais.
D’ailleurs, le potage se boit ou bien se mange ?
Je jetai de temps en temps des coups d’œil vers elle, qui m’observait de ses iris d’or indéchiffrables. Il n’était pas rare de croiser ce regard chez les elfes, dont les traits étaient plus proches de ceux des chats que des humains.
─ Ma soupe d’orties est agrémentée de diverse flore des bois, riche en bienfaits pour le corps. J’y rajoute des graines de sésame pour relever le goût.
─ Tu les achètes au marché en ville ? m’interrogeai-je, la faim assez nourrie pour donner du champ à la curiosité.
─ Je les obtiens par les elfes de ces bois.
Les habitants de la forêt venaient régulièrement visiter les foires en quête de biens absents de leur foyer sauvage, comme des céréales, du fromage, de la laine, des outils ou encore des orfèvreries, qu’ils échangeaient contre des essences boisées, des œuvres d’ébénisterie et du tissu en soie sauvage. Le gain mutuel atténuait les méfiances de part et d’autre.
─ Comment trouves-tu autant d’ingrédients en cette période de l’année ?
─ J’entretiens un petit jardin. Tu ne l’as pas vu dans le noir. Il se trouve sous un cocon magique...
─ Magique ?
─ Oui. J’en use selon mes besoins. À l’intérieur de ce cocon, je peux réguler la température, ce qui me permet de faire pousser selon mon envie en n’importe quelle saison. Hein ? C’est quoi cette grimace ?
─ C’est juste... incroyable.
À la surface des joues pâles, deux petites tâches rosées apparurent.
─ Veux-tu bien arrêter de me dévisager, je te pris.
─ P... Pardon, me repris-je en me courbant en guise d’excuse.
C’était la première fois que je la voyais gênée. Constatant mon écuelle vide, elle m’encouragea à me resservir. Je ne m’en fis pas prier.
À terme, la marmite se retrouva récurée jusqu’à la fonte tandis que ma bedaine imitait celle d’un pilier de taverne. Corps bouillant avachi et esprit las, je regardai Nellis débarrasser, avant de me rappeler que je n’étais pas chez moi et qu’elle n’était pas une servante.
─ Désolé. Laisse-moi t’aider.
─ Pas la peine. Va plutôt t’allonger. Tu es rouge comme une tomate.
Le ton était sans appel. Attrapant la couverture, je plongeai dans la mer de soie arc-en-ciel, tandis que l’elfe sortait pour aller laver marmite et ustensiles dans la neige.
Seul dans la tanière, regard perdu parmi le plafond boisé, j’imaginais le tronc monstrueux de l’arbre au-dessus.
Qu’est-ce que tu fais, Jilam ?
Je devais déjà m’estimer heureux de ne pas avoir fini dans la marmite. Mais la situation n’en était pas moins troublante. J’avais suivi cette parfaite étrangère, sortie des bois au milieu de la nuit. J’étais à présent chez elle, dans son lit. C’était la première fois que je dormais dans une autre chambre que la mienne.
Incapable d’organiser mes pensées sous les baisers de la fatigue, je saisis un coussin vermillon et hurlai dedans.
Merde, merde, merde !
Tout ça après qu’elle m’ait demandé de l’épouser.
Et j’ai dit oui ! Mais qu’est-ce que je fous, bon sang ?! À quel moment une fille des bois arrive et te demande ta main ? Idiot, idiot, idiot !
J’avais du mal comprendre. Ce n’était pas possible. Une différence de langage. C’était tout à fait probable d’autant qu’elle n’était pas de la région.
La bêtise était allée trop loin. Le sage serait parti depuis longtemps. L’idiot que j’étais devait le faire maintenant. Mes jambes refusèrent cependant d’esquisser le moindre mouvement.
Sa soupe m’aura drogué ?
Non. Je n’avais simplement aucune envie de partir. Aucune envie de rentrer. À la place, je me pelotonnai sous la mer duveteuse, y noyant mes doutes.
Lorsque la sorcière revint, elle trouva son invité ronflant dans le lit, les bras enlaçant un édredon guimauve. Elle l’observa un instant, petit être paisible et innocent en train de nager dans l’abysse des rêves.
Nellis se détourna pour ressortir, fourrure sur les épaules, laissant l’âtre se consumer, les braises chantant au rythme des ronflements. Son esprit songeait à toutes les choses qui lui restaient à accomplir avant le lever de l’aube.
Annotations
Versions