Chapitre 4 - La vie est propice à l'inattendu
Le dénivelé s’aplanissait enfin. La sueur faisait office de glue entre mes vêtements et ma peau tandis que mes jambes étaient du coton autour de leur socle de pâte feuilletée. J’étais néanmoins trop épuisé pour avoir mal. Ma sorcière, elle, semblait à peine essoufflée.
─ Nous arrivons bientôt ? lui demandai-je.
En réponse, elle m’attrapa la main et me tira en avant. Sa chaleur se diffusa en ranimant mes membres engourdis. Les cales de ses paumes et de ses doigts étaient rêches au contact de ma peau lisse.
Je bénissais la descente. Nellis extirpa ses jambes de la neige affamée et plongea pieds devant en m’entraînant dans son sillage. Nos fesses servant de luge, nous glissions sur le tapis blanc, zigzaguant entre les rocs et les troncs. Je n’osais crier de peur de passer pour un couard. Je vis Mú l’étrange furet fendre la mer de givre sur sa panse tachetée avant de disparaître.
Dans le ventre d’un bosquet, l’elfe aux cheveux de soie m’adressa un grand sourire emprunt d’excitation. Elle écarta un fourré, révélant l’objet de notre escalade.
─ Ouah ! fut tout ce qui vint à mon esprit enfiévré.
Au centre du cratère, l'immense bassin de sources chaudes était entouré de hautes falaises desquelles émergeaient des terrasses fumantes. Une brume enveloppait cet îlot de chaleur au cœur d’un empire de froid. J’aspirai une grande bouffée humide qui dégela instantanément mes poumons.
─ Nous ne serons pas dérangés. En cette saison, les habitants des bois préfèrent se terrer dans leurs terriers à grignoter leurs réserves d’hiver, m’indiqua ma compagne en m’entraînant à l’intérieur du dôme vaporeux.
J’aperçus les grandes oreilles touffues de Mú surgir de derrière une grosse pierre moussue. Ses billes jaunes me lorgnaient toujours avec méfiance.
Me détournant, mal à l’aise, une intense montée de sang manqua me faire tourner de l’œil. Devant moi, Nellis avait commencé à retirer ses fourrures et la peau tannée en-dessous. Réalisant subitement mon comportement déplacé, j'observai un prompt volte-face.
─ Qu’est-ce que tu fais ? m’interrogea la voix incrédule de la sorcière.
─ Tu... Tu ne devrais pas faire ça devant moi, bafouillai-je, les joues en feu.
─ Quoi ? Tu voudrais que je me baigne toute habillée ?
─ N... Non. C’est que...
Une silhouette blanche aussi effilée qu’une lame de spadassin se planta devant moi. J’écarquillai les yeux, incapable de les diriger ailleurs. Seul un pagne en lin masquait l’intimité de l’elfe qui, poings sur les hanches, me défiait ostensiblement.
─ J’ignorais que les humains étaient à ce point prudes. Es-tu niais ? Crois-tu aux histoires qui prétendent que voir une sorcière nue attire l’œil de la mort ?
─ Ton plaisir sera-t-il toujours de me rabaisser ? m’énervai-je légèrement en tâchant de viser les sourcils broussailleux.
Ses griffes se fichèrent dans mes joues et, via un déluge de picotements, m’obligèrent à plonger dans son regard d’or fondu.
─ Il n’y a aucune honte à un corps nu. As-tu honte de moi ? me défia-t-elle, d’un ton visiblement vexé.
─ Je... Non !
─ Tu es mon époux à présent, et je suis ta femme. Je ne te demanderai pas d’abandonner tous tes secrets en une journée, tout comme je garderai les miens jusqu’à ce que le temps dissipe les incertitudes. Tu es effrayé, Jilam. Pourtant, tu as eu le courage de me suivre. Nous sommes ici maintenant, tous les deux. Cesseras-tu un jour d’avoir peur ?
Je laissai mes pensées s’échapper dans le couple de brasiers, essaimés d’étincelles à l’image du plafond de lanternes.
─ Je suis là, avec toi.
Les mots étaient sortis d’eux-mêmes.
Un infime rictus anima les lèves discrètes. Nellis s’éloigna en direction du bassin fumant, fit glisser son pagne et s'immergea dans les eaux opaques. L'incendie de mon esprit était plus intense que jamais. Je baissai les yeux pour découvrir Mú dressé sur ses pattes arrière.
─ Arrête de te moquer, adressai-je à son air équivoque de furet.
Je me déshabillai à mon tour, de gestes maladroits, avant de marcher à la suite de Nellis, sous son regard insistant et aucunement gêné, les mains sur l’entrejambe, les pieds glissant sur la roche tapissée de buée.
─ Pourquoi me regardes-tu comme un animal bizarre ? s’agaça nerveusement la créature tremblante sur son caillou.
─ C’est la première fois que je vois un humain nu, répondit-elle avec détachement sans se départir de sa dissection visuelle.
─ Pourrais-tu arrêter, s’il te plaît !?
Elle se contenta d’hocher les épaules en adressant son attention au ciel voilé de vapeur. La mienne s’accrocha par inadvertance à sa poitrine, légèrement enflée. Ce qui devait arriver arriva alors, et je me retrouvai soudain englouti dans un ventre chaud, l’impression d’être à nouveau dans celui de ma mère. Mon cri fut étouffé par les flots brûlants. Des bras puissants m’expulsèrent. Je recrachai l’eau avalée au visage de la sorcière.
─ Niais, peureux et balourd. Est-ce tout ou me réserves-tu d’autres surprises ?
La vue brouillée, le crâne bouillonnant, je lui offris ma plus belle moue. Un rire grésillant déchira la brume.
─ Mais ennuyant, ça non ! s’amusa l’elfe au travers de l’hilarité.
Je l’attrapai par les épaules et nous propulsâmes tous les deux dans une gerbe fumante. Nos corps maigres s’entremêlaient dans un concert de battements de bras et de jambes, étouffé par les rires et les éclaboussures.
L’envie de jouer passée, nous nous reposâmes au milieu du bassin. J’ouvris mes paupières ensommeillées pour lorgner discrètement l’elfe somnolente. La gêne était passée. Sous la tignasse teinte en gris, les pupilles étincelèrent.
─ Quel est cet air intrigué sur ton visage ? m’interpela-t-elle.
─ Rien. Je... J’imaginais que les elfes cachaient des ailes sous leurs vêtements.
Un sourcil broussailleux se dressa.
─ Tu nous as pris pour des fées ? Il n’y en a pas dans ces bois.
Je cherchais quoi répondre pour atténuer ma lueur d’idiotie lorsqu’une forme bizarre flottant à la surface vaporeuse m’arracha un sursaut. Je m’éloignai d’un bond en lâchant un cri. La chose gonflée se retourna pour révéler une fourrure tachetée. Le furet me zyeutait avec interrogation sous les ricanements de Nellis.
─ Quel saut ! La peur te donne des ailes, ma parole.
─ Je n’ai jamais vu de furet de cette espèce, parlai-je avec l’intention de me redonner une contenance.
─ Mú ne vient pas de ces bois, m’indiqua la sorcière en grattant distraitement le ventre gonflé du spécimen qui se mit à ronronner tel un chat. Les furets-léopards vivent dans les forêts sèches des régions arides et ont un incroyable pouvoir d’adaptation.
─ Comment vous êtes vous rencontrés, Mú et toi ?
─ Durant mon exploration des Terres du Sud. Lorsqu’une sorcière et son totem se lient, ce lien perdure pour la vie et ne se rompt qu’à la mort de l’un d’eux.
─ Es-tu originaire des Terres du Sud ?
─ Non. J’y suis allé plus tard.
Me gardant de poser d’autres questions face à la nature vague de ses réponses, je traçai mes propres vagues à la surface du bassin dans un souffle de buée. Des perles de suée dormaient paisiblement sur ma peau, leurs caresses détendant mes muscles.
Le temps s’écoula dans la délectation de l’étreinte brûlante et son appel au sommeil, le regard enivré parcourant l’orée immaculée du bois et les rochers cristallins des falaises. La sensation d’évoluer dans un royaume en dehors des affres du monde, en dehors du temps lui-même.
Sans un mot, Nellis se dirigea vers le rivage. Je la suivis avec regret. Mes vêtements étaient amassés en tas sur une pierre. Le tissu remua. Je reculai vivement le bras. La tête ébouriffée d’une créature émergea du manteau.
─ Veux-tu sortir de là ! m’exclamai-je en reconnaissant le maudit furet fureteur.
L’animal déguerpit en un éclair jusqu’à une pierre hors de ma portée. D’instinct, ma main glissa dans la poche du manteau. Vide ! J’aperçus alors Mú, dressé sur son siège minéral, à s’acharner de ses dents sur un objet scintillant enfermé entre ses pattes griffues.
─ Rends-moi ça ! me laissai-je emporté par la colère.
Quel spectacle pitoyable d’un garçon, nu comme un vers, titubant à la poursuite d’un furet par trop rapide et agile comparé à sa démarche d’ivrogne énervé. La vive douleur lorsque mon pied heurta brutalement un galet au travers de la fine pellicule neigeuse.
─ Mú, ça suffit ! Lâche tout de suite !
Tandis que je me tenais la plante où naissait déjà un vilain bleu, Nellis avait attrapé le chapardeur par la peau du cou. L’instant suivant, elle me tendait la montre. Je la remerciai avant d’examiner le gousset en argent poli. Par chance, les crocs n’avaient laissé aucune trace.
─ Qui y a-t-il à l’intérieur ? questionna le timbre apaisant de la sorcière.
J’ouvris l’objet pour lui présenter le cadran et ses aiguilles. Le regard de Nellis s’illumina.
─ De la magie humaine ! s’exclama-t-elle en prenant la voix d’une enfant.
Je m’amusai à la voir suivre la trotteuse de la griffe noire de son index. La naïveté dessinée sur son visage d’ordinaire si sérieux me faisait oublier la douleur.
─ Une montre. Elle sert à mesurer le temps.
─ Idioties ! Seuls les astres possèdent ce pouvoir.
─ Ce n’est qu’un mécanisme, ricanai-je. Les humains ont besoin qu’on leur dicte des cadres aux journées sans quoi ils s’en retrouvent perdus.
Une pyramide de sourcil souligna mes explications mêlées d’une critique à peine voilée.
─ Il y a une inscription. Que dit-elle ?
─ « La vie est propice à l’inattendu. » Ma tante me répétait souvent ces mots. Elle m’a offert ce cadeau pour mes treize ans.
Les braises dorées embrassèrent mes pensées plongées dans la mer de souvenirs. Une vague chassa les autres. Au travers de l’écume se distinguait un sourire triste. Une sensation. La chaleur froide d’une paume contre sa joue, séchant ses larmes. Malgré sa promesse, le jeune garçon n’était pas arrivé à les retenir.
Le souvenir se dissipa au même titre que le brouillard. J’aspirai la pluie, battante sous mes paupières.
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