Chapitre I
- I -
Je m'appelle Alexandra Labrunie. Je viens d'avoir trente ans et j'ai une sœur jumelle. Cassandra, c’est ma zygote, ma Sandra. Avec elle, j'ai fait mes premiers pas et partagé des quantités de cuillères de purée maison. Avec elle, j'ai grandi, rêvé, pleuré, rigolé, aimé, pensé et tout envisagé. Avec elle, j'ai expérimenté des tas de premières fois, et vécu mille et une choses. Pour les copains, pour les parents et pour les autres, nous n’étions qu’une seule et même entité rebaptisée "Les Sandras". Et depuis l’enfance, cela se traduisait de la sorte :
— Les Sandras à table !
— Les Sandras, vous venez jouer ?
— Tiens ? Voilà les Sandras.
Etc.
Cassandra et moi, avons passé les 3/4 de notre temps collées l’une à l'autre. Le quart restant, séparées par obligation, nous n'aspirions qu’aux retrouvailles. Ma sœur et moi, étions pour ainsi dire... des clones. Nous aimions les mêmes choses, pensions et réagissions pareillement. Petites, nous nous sommes essayées à la danse classique, au hip-hop, au cirque, au cheval, à la natation, et pour finir au théâtre. Les études ? Idem ! Tous nos projets étaient communs. Pour nous, ce serait études et métiers similaires. Nous avions décidé d’être institutrices et de travailler ensemble. Ainsi, jusqu'à l'obtention de nos diplômes, notre parcours fut semblable en tous points. Même nos notes d'examen furent quasiment équivalentes.
Pour nous, comme une évidence, l'avenir ne se concevait qu’en duo. De fait, après cinq années d'études après le bac pour devenir " Professeur des écoles du primaire ", nous avions discuté de notre futur. Et voici comment nous l'envisagions : à propos de la vie personnelle et amoureuse, nous nous étions entendues sur " Pas d'homme et pas d'enfant " ! Nous avions décidé de cela librement, sans heurt, le plus naturellement du monde. Sans vouloir s'imposer l'une à l'autre, nous nous étions dits que tant que nous ne ressentirions ni manque, ni désir particulier, nous garderions et favoriserions notre binôme. Ce choix exclusif n'était pas un sacerdoce ni même un sacrifice. Hormis le domaine de la sexualité auquel nous n'attachions que fort peu d'intérêt, ma sœur et moi avions une relation exclusive et fusionnelle qui nous satisfaisait pleinement. Et les rares fois où la possibilité d'une vie de couple s'évoquait entre nous, c'est à l'unisson que nous marmonnions un " Bof, on verra bien ", suivi d'une moue démotivée et d'un sourire complice.
Côté professionnel, nous étions aussi en parfaite harmonie. Nous avions projeté de demander de postes dans la même ville et dans les mêmes écoles en mentionnant exprès des niveaux de classes différents. Ceci, afin d'augmenter nos chances d'être employées au même endroit. Et par bonheur, on nous accepta dans le même établissement scolaire d'une Commune de taille moyenne. Cassandra fut choisie pour enseigner à une classe de CE2 et moi, à une classe de CE1. Ainsi, tel que nous l'avions projetées, c'est discrètement, mais main dans la main comme vingt et un an en arrière, le jour de notre première rentrée des classes - que nous franchîmes ensemble la grille de l'école dans laquelle nous avions l'intention d'exceller et de mettre en pratique notre si long travail. Dans cette petite institution de village, deux maîtresses copies conformes, ce n'était pas sans poser quelques problèmes. Personne n'était capable de nous distinguer l'une de l'autre. Adultes ou enfants qui nous abordaient, nous confondaient tout le temps. Nous y étions habituées. Depuis tout bébé, on nous mélangeait. C'est pourquoi, nous nous amusions des quiproquos. Il faut dire qu'en plus de la ressemblance physique, nous adorions nous habiller et nous coiffer à l'identique. C'était notre façon d'être depuis des lustres, alors pourquoi changer cela ? Qu'on nous accepte ou pas ainsi, cela nous était bien égal. Dans notre conception des choses, c'était aux autres de s'adapter à nous et non le contraire. Seulement, à cette étape de notre vie, il nous fallut grandir et nous soumettre aux contraintes professionnelles. À ce propos, la directrice de l'école nous avait informées que les parents étaient très embarrassés de saluer et de s'entretenir avec la mauvaise maîtresse. Ils disaient qu'à chaque fois qu'ils se trompaient, ils étaient extrêmement mal à l'aise et ajoutaient que cela dérangeait leurs progénitures. Bien que compréhensive et tolérante, la directrice nous avait donc demandé de remédier au problème.
Le comble ! Alors que des années durant, nous avions accentué les similitudes, voilà qu'on nous demandait d'être différentes ! Bon gré mal gré, nous acceptâmes d'avoir quelques points distinctifs. La semaine suivante, Cassandra se colora les cheveux en châtain clair, quand je conservais ma chevelure blonde cendrée. En prime, dans l'enceinte de l'établissement, nous épinglions un badge nominatif sur nos vêtements. Le mien était jaune poussin et celui de ma sœur était rouge vif. Satisfaite de nos efforts, la directrice nous avait remerciés au nom des parents d'élèves qui appréciaient qu’on nous distingue enfin. Pour nous, c'était nettement moins sympathique. On nous ôtait notre identité gémellaire. De plus, ces badges encombrants nous valurent des déboires et quelques quolibets. Plusieurs fois, nous nous étions rendues au supermarché directement après le travail en oubliant de décrocher nos badges de nos vestes ou de nos manteaux d'hiver. Les hommes surtout. Ils prenaient un malin plaisir à nous accoster d'un "Bonjour Alexandra !" ou d'un " Bonjour, jolie maîtresse de CE2 ". Étonnées d'être ainsi accostées, nous repoussions ces messieurs entreprenants d'un rictus mal aimable et retirions nos épinglettes en maugréant.
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