Chapitre II
- II -
En poste dans la fonction publique, nos parents se réjouissaient pour nous. Enfin surtout maman, car papa avait eu des ambitions autrement plus élevées pour ses deux filles. Il faut dire que dès les petites classes, papa nous avait poussées à nous surpasser. Il disait toujours " Les Sandras ! Vouloir c'est pouvoir !". Papa était du genre à ne jamais s'extasier face à une note de 18 sur 20. Il voulait que l'on soit " Meilleures que les meilleurs ". Encore une autre de ses formules fétiches qui nous agaçaient prodigieusement, mais qui en même temps nous stimulaient, ma sœur et moi. Papa voulait que ses filles réussissent. Papa était un intellectuel qui ne supportait pas la médiocrité. Nos mentions " Très bien " aux examens, ne lui tirant d'ailleurs que de piètres sourires mitigés, qu'il complétait d'un " Hum... c'est pas ma l ". Rien de plus. De sa part, aucune exclamation, pas de bravos, pas de félicitations, de gratifications ou quoi que ce soit de ce style. Maman, contrairement à lui, s'enthousiasmait de nos fameux résultats et nous encourageait. Malheureusement, elle devait le faire avec réserve. Mariée à un homme autoritaire, maman ne pouvait exprimer sa joie comme elle l'aurait voulu ni nous montrer combien elle était fière de nous. C'était donc toujours en cachette de papa qu'elle nous disait son bonheur d'avoir deux demoiselles aussi jolies, aussi sages, aussi sérieuses et aussi persévérantes. Dans son regard ému, nous discernions son admiration à notre égard. C'était là notre plus belle récompense, même si un ersatz de bout de compliment venant de papa, nous aurait transportées. Des miettes de sa part auraient rempli nos cœurs en quête de reconnaissance.
Si maman nous voyait comme des jeunes filles modèles et brillantes, papa lui, nous considérait comme des paresseuses qui s'économisaient et pouvaient toujours mieux faire. Bien évidemment, c'était faux. Nous faisions le maximum pour le rendre fier, mais que de désappointements et de déceptions avons-nous essuyé de sa part... Aucun de nos efforts n'était reconnu ou apprécié. Ce n'était jamais assez ! Jamais ! Cassandra et moi, souffrions de la dureté de papa. Ce challenge permanent nous oppressait et nous stressait. Nous avions l'impression de ne jamais être suffisamment bonnes et travailleuses à ses yeux. Papa exigeait beaucoup de nous, alors nous exigions beaucoup l'une de l'autre. Et le but étant de lui plaire, nous nous mettions une pression supplémentaire pour maintenir notre niveau, et si possible le rehausser.
À l'adolescence, nous nous sommes lancé des défis intellectuels et nous sommes obligées à des entraînements drastiques et intensifs. Tels deux coaches intransigeants, nous nous imposions un temps de lecture, des exercices de réflexion et de mémoire, ainsi que des analyses de textes. Le rythme était soutenu. Une heure le matin et deux heures le soir. Ainsi, au déficit des autres passions jugées " éphémères " et " non-enrichissantes ", être " Meilleurs que les meilleurs " fut notre priorité numéro un. De la sorte, quand l'une se décourageait, l'autre la relevait. À force de hargne et au fil du temps, nous étions devenues deux compétitrices qui ne lâchaient rien et s'étaient endurcies pour ne surtout pas flancher. C’est avec cette mentalité de gagnantes que ma sœur et moi avons grandi et que nous nous sommes développées.
Notre seule rébellion vis-à-vis de papa, fut le choix du métier. Un choix de passion plus que de raison. Au grand dam de papa, nous aurions dû briguer des postes à la hauteur de nos excellents bulletins de notes et de nos capacités intellectuelles. Durant nos années de lycée et d'université, Papa nous rêvait à des postes d'avocate ou de banquière. Il considérait qu'être une petite institutrice de province, correspondait à " Donner de la confiture aux cochons ". Pour lui, nous valions mille fois mieux. Opposé à nos choix, il n'eut de cesse de nous rabattre les oreilles que " Nos compétences pourraient nous ouvrir de grandes portes et nous permettre d'accéder à des métiers bien plus rémunérateurs et gratifiants ! ". Mais enfin... Face à nos décisions fermes et définitives, papa avait abdiqué et fini par accepter la chose. Il fit contre mauvaise fortune bon cœur, et par amour, il se plia à nos modestes ambitions.
Bien que rigide, papa n'était pas mauvais homme. Il lui arrivait de nous montrer son attachement par de gentilles calottes dans le dos, ou par d'affectives petites tapes sur le sommet du crâne. En jeunes filles indulgentes, nous excusions sa sévérité. Nous acceptions qu'il n'ait pas su s'y prendre avec ses enfants, car selon ses dires, son propre père avait été particulièrement dur et intolérant avec lui... Un père dont il parlait peu, mais que nous savions difficile à vivre. Un père sombre et colérique. Un père mal dans sa peau qui, à l'aube de ses 45 ans, s'était pendu dans la grange familiale. Papa était âgé de douze ans à la mort de son père. Il était encore très jeune pour vivre et intégrer ce type d'épreuve. Seulement, avec une mère désemparée et immature, lui l’aîné d'une fratrie de cinq enfants, n'avait eu d'autres choix que de prendre la place du père absent et d'endosser le rôle du patriarche. Pauvre papa... À peine rentré dans l'adolescence qu'il se retrouvait avec une charge sur les épaules. En tant que tuteur et responsable de sa famille, il lui fallut serrer les dents pour accomplir la tâche. Pour y arriver, il se répétait tout le temps "Pierrot ! Ou tu marches ou tu crèves !". Quel courage ! Quelle abnégation ! Quelle force de caractère ! Papa disait ne s'être jamais plaint. Il nous avait confiées qu'au décès de son père, il avait décidé qu’il serait un exemple et un pilier pour les siens, et s'exhortait à être "Meilleur que les meilleurs". Cette hargne lui avait permis de ne jamais faillir, d'aller au bout de sa mission et d'éduquer d'une main de fer chacun de ses frères et sœurs. Année après année, il leur avait enseigné à persévérer, à puiser dans leur mental, à travailler toujours plus dur que les autres. Grâce à lui, tous avaient acquis de bons métiers et tous, lui en étaient reconnaissants. Avec un tel passé, comment donc le blâmer ? Comment en vouloir à un papa qui envers et contre tout, s'était sacrifié pour les siens ? Un papa qui ne s'était jamais écouté et s'était discipliné pour réussir sa vie... Dans le fond, nous ne lui tenions pas rigueur d'avoir été un précepteur plutôt qu'un père. Cela nous avait permis de nous dépasser et de faire de belles études. Et puis, pour nous consoler, nous nous disions qu'il l'avait fait parce qu'il nous aimait, parce qu'il se préoccupait de notre futur et parce qu'il voulait le meilleur pour nous deux.
Oui ! De notre point de vue, cela partait d'un bon sentiment. Sauf, qu'arrivées à l'âge adulte, ma sœur et moi ne savions plus faire autrement que de nous conduire et de penser comme papa nous l'avait toujours appris. Devenues des jeunes femmes autonomes et loin de lui, nous persistions à nous placer la barre haute. Nous poursuivions le challenge entre nous. Nous bossions dur pour être les meilleures enseignantes de la région, être reconnues pour nos aptitudes intellectuelles et obtenir les félicitations de l’Éducation Nationale. Habituées à ce mode de fonctionnement, nous étions malgré nous des orgueilleuses qui avions faits de leur cerveau, une idole. Enfin, de cela je n'en ai pris conscience que bien plus tard et avec le recul...
Annotations