Chapitre V

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- V -

Le jour tant attendu de la grande soirée, arriva ! Papa et maman furent les premiers sur le pont. Tirés à quatre épingles, ils étaient venus prêter main-forte à une Cassandra qui piaffait et courait pour fignoler les derniers détails. Se pavanant dans son costume gris des grands jours, papa semblait le plus heureux des hommes. La fierté se lisait sur son visage. Sa fille avait réussi, rendez-vous compte ! Peu importe que l'écriture du livre ait été collective. De l'avis de papa, c'était grâce à l'investissement et à l'intelligence de sa fille, que ce livre avait abouti et remporté le premier prix. Maman quant à elle, ne cessait de me dire à l'oreille que ma sœur était resplendissante, qu'elle était soulagée de la voir aussi énergique et entreprenante. Maman en avait les larmes aux yeux. Il faut dire que, contrairement à papa qui avait nié la dépression et s'était mis aux abonnés absents, maman s'était accusée de cette maladie et avait tenté d'expier sa faute en veillant sa fille nuit et jour. Pas tout à fait remise d'avoir vu Cassandra au bord du précipice, elle restait fragile et culpabilisait encore. Ce jour là, entièrement dévouée à sa wineuse de fille, elle s'essoufflait à la suivre dans son agitation. Dans ses vernis à talons, elle trottinait derrière elle comme un petit chien soumis.

Entre ma sœur et moi, un monde, une péninsule. Elle était aussi rayonnante que j'étais sur la réserve. Elle, impeccablement coiffée, parfaitement laquée, ultra maquillée et vêtue d'une robe rouge un peu moulante, et moi en pantalon de toile marron avec une queue de cheval plate et tirée en arrière pour me démarquer d'elle. À la vérité, je craignais que ma sœur ne nous fasse son numéro sur scène et ne joue les grandes divas. J'appréhendais. J'avais peur d'avoir honte... et pour elle et pour moi.

Côté logistique et organisation, tout me semblait au point. Pour rester dans le thème littéraire, Cassandra avait re décoré la salle de livres en cartons. On se serait cru dans La Grande Librairie avec François Busnel. Elle avait de plus, récupéré du matériel à la mairie pour projeter le diaporama photos retraçant la création du livre. Quant au cocktail et aux petits fours, c'était la Commune qui flattée d'avoir en son fief, une classe mise à l'honneur et grande gagnante du prix "Nouvelle en primaire", s'en était chargée. À l'heure prévue, parents et enfants s'étaient annoncés à la porte de la salle et s'étaient rassemblés autour de Cassandra. Elle était la vedette de la soirée et avait délaissé son costume d'abeille butineuse pour enfiler l'habit de "Reine de la ruche". Jouissant de cette nouvelle notoriété et pressée de toutes parts, Cassandra jubilait. À l'écart, je l'observais. Elle plaisantait et riait aux plaisanteries. La tête rejetée en arrière, elle gloussait et s'esclaffait sans aucune retenue. L'extravagance de ma sœur me laissait bouche bée. Mal à l'aise avec son attitude outrancière, je me tenais à distance. Après avoir salué la majorité des invités, Cassandra avait souhaité que ses élèves l'accompagnent sur l'estrade. Le micro pied à bonne hauteur, elle avait démarré par d'habituels remerciements. Depuis le fond de salle où je m'étais placée en vigie pour avoir une vision globale des choses, je la regardais se dandiner d'un pied sur l'autre. Attentive à ma sœur comme le lait sur le feu, je la voyais se trémousser et pouffer de rire à chaque ponctuation. J'avais mis cela sur le compte du trac et de la nervosité, et j'espérais qu'elle se calmerait. Heureusement, elle s'était apaisée. Et bien que s'exprimant avec un aplomb déconcertant qui me laissait baba, le début de son discours était construit, direct et cohérent. Par malheur, après quelques minutes tout avait basculé. Son débit verbal s'était soudainement accéléré et elle s'emmêlait dans la chronologie de son récit. Rapidement, il devint très difficile de la comprendre et de la suivre. J'en étais déconfite, mais que faire ? J'aurais aimé voler à son secours, seulement j'étais trop loin. Ma seule option était d'utiliser la liaison télépathique. Depuis toutes petites, nous étions douées pour échanger nos idées par transmission de pensées. C'est pourquoi, au nom de la solidarité gémellaire, je tentai de brancher mon cerveau sur le sien pour la contacter en esprit ...Parle moins vite ma Sandra... ... Concentres-toi et parle moins vite... Tu parles trop vite... Beaucoup... beaucoup trop vite...

Ça ne fonctionnait pas. Cassandra parlait vite et passait du coq à l'âne. Installée à l'arrière, j'avais repéré des œillades et des coups de coude dans l'assemblée. Je voyais certaines personnes glousser et soupirer. De mon poste de garde, je les regardais faire. Je les voyais s'impatienter et rire sous cape. Comment leur en vouloir ? En prétextant l'histoire du livre, Cassandra n'en finissait plus de parler d'elle. Pauvres parents, obligés d'écouter le récit décousu d'une institutrice à l'ego surdimensionné. De temps à autre, je les voyais adresser de petits signes discrets à leur progéniture, forcée de rester debout à côté de leur maîtresse. Les parents trépignaient sur leur chaise. Ils avaient fait le déplacement pour entendre de quelle manière s'était impliqué leur enfant dans la composition du chef d'œuvre, certainement pas pour contempler le corps moulé dans sa robe rouge de madame Labrunie, ni l'écouter se vanter 3/4 d'heure durant. De temps à autre, quelques têtes se retournaient vers moi pour me signifier qu'il était temps que ma jumelle arrête son one-woman-show et passe le relais. Face à leurs regards polis mais un tantinet exaspérés, j'étais gênée, rouge de confusion. Par solidarité pour ces parents que je croisais fréquemment à l'école, j'haussais les épaules avec un sourire navré. Puis, de ma place en retrait, je bougeais les bras pour interpeller mon oratrice de sœur. Rien n'y faisait. J'avais beau me secouer dans une pantomime ridicule, Cassandra continuait son interminable autopromotion. En dépit de ma honte, j'allais donc me planter au pied de l'estrade. Dos à l'assemblée et tête relevée, j'envoyais des signaux désespérés à mon oratrice de sœur. Deuxième échec. Elle continuait de m'ignorer. À un mètre cinquante en contrebas de Cassandra, j'étais bien embarrassée. Que faire ? Je n'allais tout de même pas grimper sur la scène pour la prier de se taire. Non. Mon audace avait ses limites. Par chance, un élève profita de ma venue pour mettre fin à son supplice. Le sourire complice, il s'approcha de sa volubile maîtresse et tira légèrement sur sa robe. Interrompue, elle baissa les yeux vers le garçonnet qui lui indiqua ma présence d'un mouvement de tête. "Temps de pause", avais-je mimé avec les mains. Ouf ! Mon air furax et mes gestes répétés furent compris par Cassandra qui écourta son dénouement d'histoire, puis céda la parole aux élèves statufiés. Mission accomplie. Une deuxième épreuve m’attendait. Sauf à repartir de côté en pas chassés comme un crabe, je devais me retourner et recevoir, malgré moi, les "remerciements" muets des parents contraints d'écouter en silence sur leur chaise et luttant contre l'envie de s'échapper. Une heure et demie plus tard, après que ma vedette de sœur eut répondu aux questions du journaliste local, que les parents l'aient félicitée pour son excellent travail, que les quelques élus venus en coup de vent se soient fait prendre en photo pour le magazine de la Commune, et que les enfants aient dévoré tout le buffet, la salle s'était vidée en quelques minutes. Seuls étaient restés mes parents, ma sœur et deux de nos collègues enseignantes pour finir de nettoyer.

De retour à la maison, j'avais proposé un débriefing à Cassandra. Encore très agitée, elle avait acceptée avec joie. Et alors qu'elle échangeait la décoction "Douceur du soir" préparée par mes soins, contre un double whisky, je lui confiais mes inquiétudes. Son euphorie et son extravagance m'intriguaient fortement. Je lui demandais de m'expliquer les raisons de ce comportement inhabituel. Elle buvait son verre d'alcool sans daigner me répondre. Sa dernière lampée avalée, elle avait fait claquer sa langue contre son palais.

- Ah ! Ça fait du bien ! s'était-elle exclamée. J'en avais bien besoin !

- Besoin ? lui avais-je rétorqué, l'air étonné.

- Oui ! Pour fêter que tout se soit bien passé ! - Au fait, tu l'as vu le père de Martin Bonneteau ?

- Non... pas fais attention...

- Quel homme ! avait-elle dit, glissant sa langue entre ses lèvres et du désir au fond des yeux.

- Qu'est-ce qui t'arrive Cassandra ? Je ne te reconnais plus.

- Oh ! Ça va la rabat-joie ! J'ai quand même le droit d'avoir des envies de femme ! J'en suis une après tout ! Je ne suis plus une midinette ! Et puis de toute façon, je ne t'ai pas attendue !

- Attendue ? Mais pour quoi faire ?

- Pour me faire plaisir, pardi !

- Te faire plaisir ? Je ne saisis pas.

- Oui, me faire plaisir. Pour goûter aux plaisirs exquis de la chair. Enfin, quoi ! Goûter à la volupté de l'amour ! Jouir ! Prendre son pied ! S'envoyer en l'air !

- Quoi ? Mais quand ? Avec qui ? Pourquoi ?

- Oh ! Ma parole, c'est un interrogatoire de police ! Dis-donc, je fais ce que je veux ! Je suis majeure et vaccinée, et je n'ai aucun compte à te rendre ! D'ailleurs, tu devrais essayer. Baiser, te ferait le plus grand bien !

À ces mots, la Terre s'était dérobée sous mes pieds. J'étais stupéfaite.

- Tu me fais peur, Cassandra ! m'étais-je écrié.

- Je te fais peur ?

- Disons plutôt que tu es si différente... C'est comme si tu étais sous emprise...

- C'est ça ! Je suis "possédée" ! s'était-elle écriée en ricanant.

Tout en s'esclaffant, ma sœur s'était levée du canapé. Elle avait récupéré les clefs de notre voiture, remis ses chaussures de ville et agrippé son manteau. Avant de sortir de la maison, elle s'était retournée vers moi et m'avait dit méchamment :

- Allez salut, ma vieille ! J'ai d'autres chats à fouetter !

Ce soir là, quand la porte s'était refermée brutalement derrière elle, j'étais pratiquement certaine que Cassandra ne tournait pas rond dans sa tête. Que ça me plaise ou non, je devais admettre qu'elle avait un sérieux problème. Cette révélation m'avait anéantie. Tout de suite après, je m'étais demandée de quelle sorte de folie il s'agissait. Puis, j'avais songé à nos parents ...Ça va être dur pour eux... avais-je pensé en contenant mes larmes. Ce soir là, papa fut mon exemple. Je m'étais remémorée ce jour tragique, où il avait appris le décès de son père et avait choisit de rester fort et de se battre. Oui ! Tout comme papa, je devais être forte pour mes parents. Je devais les préserver. En une seconde, je m'étais promis de ne rien leur dire tant qu'il me serait possible de gérer ma sœur toute seule. Ils se faisaient vieux tous les deux. Maman était encore sous le choc de l'effondrement de sa fille chérie. Quant à papa ? Je n'avais aucune idée de sa réaction. ...Allait-il rejeter ma sœur, ou bien la stimulerait-il pour l'aider à recouvrer ses esprits ? Sans réponse affirmative, je m'engageais à leur épargner cette douleur, mais soudain le doute m'avait envahie. Mes décisions étaient-elles bonnes ?

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