Chapitre VI
-VI-
Quatre jours à me ronger les sangs. Quatre jours à espérer que ma sœur revienne à la maison. Quatre jours à l'appeler sans qu'elle ne décroche. Quatre jours d'angoisse à m'imaginer des dizaines de scénarios catastrophes. Quatre jours à téléphoner aux hôpitaux et aux cliniques de la région. Quatre jours à arpenter les quartiers avoisinants. Quatre jours à scruter les passants depuis mon siège dans le bus, en croyant l'apercevoir à tous les coins de rue. Quatre jours d'hésitation. Quatre jours à patauger entre l'envie de courir à la police et celle de prévenir mes parents. Quatre jours en suspens. Quatre jours à prétendre aux collègues que Cassandra avait une grippe intestinale et qu'elle devait rester couchée. Et puis... le cinquième jour. Le soleil à peine levé, la revoilà qui réintégrait la maison, tout sourire et l'air de rien. La revoilà qui rentrait au bercail, le cheveu ébouriffé, une jupe que je ne lui connaissais pas et un chandail trop grand pour elle. Son attitude me déconcertait. Elle m'avait embrassée. Spontanément. Naïvement. Comme si elle n'était partie que depuis quelques heures. J'étais estomaquée. Bien que furieuse, je ne lui reprochais rien. Oui ! Même si je bouillais intérieurement, je demeurais stoïque. Même si je lui en voulais de m'avoir fait ce coup pendable, je lui épargnais les remontrances. Pour ma défense, j'étais soulagée qu'elle aille bien. Mon bonheur de la revoir surpassait mes colères.
- Ben, tu en fais une drôle de tête, m'avait-elle dit.
"Et toi ? Tu t'es vue ?" avais-je pensé en regardant ses cernes noires jusqu'aux bas de ses joues, ses traits tirés et sa peau parcheminée. Gardant ma réflexion pour moi, je lui avais rétorqué un "Ah ?" d'étonnement, avant de lui suggérer de passer sous la douche et d'aller s'allonger. Elle ne m'avait écoutée qu'en partie. Je l'avais suivie. Je l'avais vue tituber jusqu'à sa chambre et s'affaler toute habillée sur son lit sans passer par la salle d'eau. Ma sœur m'inquiétait. J'aurais voulu rester près d'elle... la surveiller... l'empêcher de repartir... de faire n'importe quoi. Seulement, j'avais classe et je ne pouvais manquer le travail. C'était la mauvaise période. Trop de corrections à terminer. Trop de programmes à rattraper. Trop de devoirs en attente. Ce fut donc la peur au ventre que j'avais laissé ma fugueuse de sœur et espéré qu'elle ne reprendrait pas la poudre d'escampette.
De retour à la maison, après avoir profité des pauses déjeuner, des interclasses et des récréations pour cogiter sur le devenir de ma sœur, j'étais fébrile. J'avais toqué à la porte de sa chambre. Pas de réponse ! J'entrais. Elle n'était pas là ! Mon cœur s'était mis à battre à vive allure. Déjà, je songeais à une nouvelle fugue. Je l'avais appelée sans m'affoler. En écho, un gémissement m'était parvenu de la cuisine. La pièce rejointe à la hâte, j'avais retrouvé ma Sandra assise par terre. Les genoux sous le menton, elle était blanche, décomposée, en panique. On aurait cru qu'elle venait de voir un fantôme.
- Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qui t'arrive ?
Malgré mon stress, j'étais restée à distance. Je n'osais pas m'approcher d'elle.
- On... on... on veut me... tuer... sanglotait-elle.
- Quoi ? Mais comment ça ? Qui veut te tuer ma Sandra ? Qui ?
- Le gouvernement... Le gouvernement...
Je n'en croyais pas mes oreilles. Ma sœur était en train de me dire que le gouvernement voulait sa peau. Mon cœur se serrait et le souffle me manquait. Je pressentais la bouffée délirante, et pourtant je devais en savoir plus. Non pour la conforter et m'introduire dans sa folie, mais pour savoir à quel point, elle divaguait. Je me disais qu'en mesurant son degré de paranoïa, je pourrais peut-être qualifier son état et mettre un nom sur sa psychose.
- Ça fait trois jours que... que... je n'ai pas fermé l'œil... Trois jours qu'ils me cherchent... Ils me courent après... Ils sont partout...
- Partout ?
- Partout ! Partout ! Je te dis !
Cassandra était excessivement nerveuse. Très agitée. Jamais je ne l'avais vue trembler autant. On aurait dit une boule de nerf enfermée dans un carcan de peurs. Malgré mes appréhensions, je m'étais accroupie devant elle et j'avais tenté de l'envelopper pour la tranquilliser. À chacune de mes approches, elle comprimait ses jambes avec ses avant-bras et s'écartait de moi. Je ne savais pas quoi faire. Je l'observais quand de sa bouche, un flux de paroles incompréhensibles s'était répandu sans logique. À la suite, ses pupilles en mouvements perpétuels et saccadés, surveillaient par-dessus mon épaule. C'était affreux ! J'en avais le poil au garde-à-vous. Ses yeux, d'ordinaire si jolis et si doux, n'étaient plus que noirceurs et suspicions. Son regard était terrible. Je le trouvais monstrueux. Pareil à celui d'un psychopathe.
- Tu as bien refermé la porte... derrière toi ? m'avait-elle demandée en fixant le couloir.
- Oui.
- Va vérifier !
- Mais j'ai fermé.
- Va vérifier, je te dis ! s'était-elle énervée.
Cassandra me hurlait à la figure. Je m'étais donc dépêchée d'aller contrôler que tout était bien verrouillé. Depuis l'entrée, je lui avais crié que la clef était effectivement tournée dans la serrure. Pas de réponse de sa part. D'un pas vif, j'étais revenue auprès d'elle et je l'avais retrouvée dans la même position de repli. Elle continuait de trembler. Soudain, les yeux exorbités, elle s'était mise à me parler. Elle s'exprimait vite. Très très vite.
- J'ai des agents secrets aux trousses, m'assurait-elle. Pousses-toi de devant de moi, tu me bouches la vue. Il faut que je reste sur mes gardes parce qu'ils veulent récupérer mes informations. Ils ont mis le téléphone sur écoute. Surtout dis rien au téléphone. Ne raconte surtout pas que je suis dans la maison. Tout à l'heure, je les ai entendus rôder dans le jardin. J'ai entendu leurs talkies-walkies qui sonnaient. Ils m'ont retrouvée. Il faut que tu me caches.
- Calmes-toi... Calmes-toi... Est-ce que tu veux un somnifère. Il m'en reste quelques uns du traitement de maman. Dormir te ferait le plus grand bien.
- Non ! Si je dors, je ne pourrais pas me défendre et ils me tireront dessus !
Ma sœur avait marqué un temps de pause. Pendant cette courte accalmie, elle m'avait regardée curieusement avant de poursuivre son délire.
- D'ailleurs. Si ça se trouve, tu es de mèche avec eux. Si ça se trouve, tu fais partie de leur gang. J'ai trouvé bizarre que la voiture ait du mal à démarrer l'autre jour et aussi qu'elle fasse un drôle de bruit. Tu l'as trafiquée, c'est ça ? C'est toi qui as mis un mouchard pour qu'on me repère et pour qu'on me suive ? Hein ? Avoue !
Alors que ma sœur m'accusait et me dévisageait avec des yeux haineux, je m'obligeais à conserver mon calme. Je ne répondais pas à ses attaques, mais je luttais pour ne pas m'effondrer et m'apitoyer sur notre sort. Quel moment cruel ! Dans mon tourment, j'essayais d'assimiler que ma sœur était en proie à une crise de démence tout en songeant à prévenir le SAMU.
- Mais pas du tout, Cassandra... Je ne suis pas ton ennemie. Non. Au contraire, je suis ton alliée. Je suis là pour t'aider. Tu peux me faire confiance.
- Ah ?
Les yeux béants comme deux assiettes plates, ma Sandra m'avait regardée fixement. À ce moment là, tout m'était passé par la tête. Je m'étais demandée si ma sœur avait projeté de me sauter dessus toutes griffes dehors. Si elle s'apprêtait à me frapper sauvagement, ou si elle baisserait les armes et récupérerait ses esprits. J'avais attendu ses réactions, sans dire un mot ni faire un geste. En empathie avec ma sœur, je lui transmettais la force de mon amour par un simple sourire. Pourtant... Pourtant que d'ambivalence en moi ! Que d'émotions contradictoires ! J'étais tout à la fois une mère bienveillante et attendrie, et une sœur épouvantablement en colère. Une sœur à qui sans préavis, on venait de retirer son double, sa pareille, sa Sandra de toujours... Une sœur qui refusait d'admettre que le cerveau vif, organisé, pragmatique et sur productif de sa jumelle, s'était soudainement déréglé et, je le supposais, lui imposait des voix malveillantes et mensongères. Une sœur dévastée et partageant la détresse de sa jumelle. Oui ! Dans ma chair et dans mon âme, je percevais sa terreur. Je ressentais ses angoisses. J'étais aussi vulnérable et aussi perdue qu'elle.
Je ne pouvais l'accepter. C'était un cauchemar et j'allais me réveiller. Malgré mon refus, les questions enflaient et déchiraient ma tête. Est-ce que ma sœur est aux prémices de sa maladie ? Est-ce que son "pétage de plomb" est temporaire ? Est-ce que ça va s'aggraver ? Est-ce qu'il existe un médicament pour la guérir ? Est-ce qu'elle pourrait se faire du mal ? Est-ce que l'internement serait une bonne solution ? Est-ce que la cause est génétique ? Physique ? Physiologique ? Environnementale ou familiale ?
Coup de tonnerre dans un ciel serein ! Même si je bataillais pour garder mon sang-froid, je n'avais aucune idée de la conduite à tenir en pareil cas. Je me demandais si j'avais les bons réflexes. Si j'étais suffisamment forte pour soutenir ma sœur et pour apaiser ses terreurs. Je ne savais pas si j'arriverais à me défendre si tout-à-coup lui prenait l'envie de me frapper. Je me demandais si à vouloir l'empêcher de sombrer, je ne risquais pas moi aussi... de perdre la boule.
Grâce à mes paroles relaxantes, ma sœur s'était peu à peu calmée. J'avais pu la tenir dans mes bras sans qu'elle me rejette et ne recule. La tête sur mon épaule, elle frissonnait. Elle reniflait puis se mouchait dans mes cheveux. Je l'avais serrée davantage contre moi et elle s'était laissé faire. Quelle peine j'avais pour elle. Je la sentais raide comme du bois. Contractée à l'extrême. Toutefois, à force de patience et de tendres caresses, elle s'était détendue sous mes mains. L'action était bénéfique, Un à un, j'avais senti ses muscles se relâcher et ses tremblements se stopper. Pour finir de l'apaiser, je l'avais bercée comme une enfant en lui fredonnant des chants de notre enfance.
Une chanson douce, que me chantait ma maman. En suçant mon pouce, j'écoutais en m'endormant. Cette chanson douce, je veux la chanter pour toi. Car ta peau est douce, comme la mousse des bois. La petite biche est aux abois. Dans le bois, se cache le loup. Ouh, ouh, ouh ouh ! Mais le brave chevalier passa. Il prit la biche dans ses bras. La, la, la, la... ...Fais dodo, Colas mon p'tit frère. Fais dodo, t'auras du lolo. Maman est en haut, qui fait du gâteau. Papa est en bas, qui fait du chocolat. Fais dodo, Colas mon p'tit frère. Fais dodo, t'auras du lolo. Fais dodo, Colas mon p'tit frère. Fais dodo, t'auras du lolo.
Au fil des comptines, sous mes doigts qui tour à tour, l'avaient frôlée pour la tranquilliser puis délicatement massée pour la dénouer. Cœur contre cœur, j'avais senti ses impulsions cardiaques se modérer dans un rythme normal. J'en avais profité pour lui dire que nous serions bien plus à l'aise dans son lit. Sans un mot, elle s'était redressée et m'avait suivie dans sa chambre. Comme une belle surprise, elle m'avait pris la main et s'était laissé conduire. J'avais même eu droit à un "je t'aime" furtif, ainsi qu'à un semblant de sourire. Exploitant ce moment de lucidité et de mieux-être, je l'avais engagée à prendre un somnifère. Ce qu'elle avait accepté.
Les heures interminables de cette nuit à dormir par-à-coup, telle une mère ne sommeillant que d'un œil lorsque son enfant ne va pas bien, j'avais eu le temps de cogiter. Couchée en cuillère et moulée au corps ratatiné de ma sœur qui sursautait de temps à autre, ou bien se réveillait en sueur et en panique, j'avais compté les heures trottant sur le réveil. Escortées de leur Tic Tac abrutissant et indifférentes à mon malheur, je les avais regardées se succéder. Semblables à un compteur de bombe à retardement, j'avais écouté leur cliquetis monocorde et régulier en songeant aux heures suivantes leurs succédant dès l'aube naissante. Des heures toutes fraîches, mais qui peut-être, avaient prévu d'amener avec elles leurs lots de batailles et d'épreuves. Je me demandais si le cataclysme de la veille n'était qu'une petite détonation et si l'inéluctable et nouveau jour allait tout faire sauter. S'il allait, moi et ma Sandra, nous catapulter et nous détruire à jamais. Si nous allions exploser en plein vol. Si ce nouveau jour nous anéantirait pour toujours. Si ma sœur et moi, étions destinées à sombrer ensemble et à périr corps et âme. En boucle, je me demandais si ma Sandra basculerait encore et si de nouveaux délires morbides... mortifères ... dévastateurs... l'emporteraient.
Durant les heures de la nuit, je m'étais interrogée. Que restera-t-il de ma famille après ce carnage ? Ne serons-nous plus qu'un champ de ruines, où plus rien ne poussera plus jamais ? Comparable à des boules de flipper, quantité de "Pourquoi" réfractaires s'étaient télescopés à l'intérieur de ma boite crânienne. Nourris par ma colère, ils s'étaient multipliés pour manifester contre l'aliénation mentale au sein de ma famille. Ils avaient contesté contre l'aliénation mentale en générale et s'étaient encouragés à la révolte. Dans ma tête, c'était l'émeute ! Le chaos ! Une nouvelle révolution ! Un mai 68 puissance dix durant lequel mes neurones avaient parlementé avec les neurones de ma Sandra. Dans un pourparler vigoureux, ils avaient réclamé un retour immédiat à la normalité avant d'exiger l'abolition définitive de toutes formes de psychose. Pourquoi nous ? Qu'avait-on fait pour mériter ça ? Par quelle malédiction ?
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