Hikikomori — Chapitre 7

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Hiki se tient debout au milieu du couloir. Il a la chair de poule, ses cheveux sont mouillés — il a néanmoins réussi à essuyer le savon — et ses dents imitent le bruit des boules de billard qui s'entrechoquent. Il a laissé ses vêtements sales et sa serviette dans la salle de bains. Et à présent, il fixe le seuil de sa porte. Une douce vapeur s'élève d'un plateau posé à terre. Il sourit. C'est son steak.

Il plonge vers son plateau pour en respirer l'odeur. Le steak est cuit à la perfection, un peu grillé par endroits pour plus de saveurs et saupoudré de gros sel. Du jus remplit déjà l'assiette. Hiki bave. Il chope le plateau, rentre dans sa chambre puis le pose à côté de son Lenovo. Il arrache une nouvelle serviette de son armoire et se l'enroule autour des cheveux. Il avait déjà vu maman le faire mais il ne pensait pas le faire lui-même un jour.

Il remarque qu'il y a des frites avec son steak — elles sont cramées, à peine mangeables. Papa n'avait rien promis après tout. Il se saisit des couverts et coupe le steak en petits cubes. Le couteau tranche le steak comme dans du beurre. Une telle tendresse est insolente.

Il prend une bouchée. Le jus coule dans sa bouche. Le steak épouse la forme de ses dents. Un vrai plaisir. Il est enfin récompensé pour ses efforts.

Il arrête de trembler.

► Jour 15 ◄


Hiki a fait un drôle de rêve. Il mangeait un délicieux steak tout en prenant une douche froide. Un mélange de douleur et de plaisir. Les masos doivent fonctionner ainsi se dit-il. Puis il rajoute que si la douche était chaude que ça serait le paradis. Ou encore mieux, un bain. Mais il n'y en a pas chez lui — ce qui est peu commun au Japon.

Mais la mission du jour l'attend alors il sort du futon pour la lire, « Descends les premières marches de l'escalier puis reviens. » Il envoie un message à ses parents pour s'assurer qu'il est bien seul, puis il s'exécute.

Hiki est dans le couloir, son cœur bat moins fort. Son visage est un peu crispé mais il sourit. Hier, il a survécu à la douche froide et à la traversée du retour — il sent que ça facilite la sortie d'aujourd'hui. Et il sait qu'une fois descendu, la cuisine n'est pas loin. La douche qui fonctionne aussi (il pourra se venger).

Manger un steak sous une douche chaude n'est peut-être pas un rêve si lointain après tout.

Il avance jusqu'aux marches puis il en descend trois. Hiki trouve ça facile. Il fait demi-tour, ferme la porte et zieute ses Cup Noodles. Son ventre fait un drôle de bruit — le bruit d'un lavabo qui a du mal à se vider. Lui et son ventre sont tous deux d'accord : les pâtes cartonnées ça dégoûte. Hiki décide de ne pas manger aujourd'hui.

► Jour 16 ◄


Hiki lit la mission, « Descends en bas des escaliers. »

« Aller... Quelques marches de plus... » L'objectif final se rapproche. Descendre les escaliers signifie être au même étage que la porte d'entrée. Il vérifie son téléphone : ses parents ne sont pas là. Mais maman rentre bientôt, il ne faut pas qu'il traîne.

Son ventre gargouille. Il a faim, mais hier il a dit ciao aux Cup Noodles (même s'il sait qu'il devra quand même en manger pour survivre). Il ouvre la porte et sort. Arrivé au milieu du couloir, Hiki s'arrête.

« C'était... facile ? » Ça le surprend. Il est sorti comme si c'était normal. Pas besoin de visualisation ou d'exercices de respiration. Il a actionné la poignée et a quitté sa chambre.

Une drôle de chaleur se réveille dans sa poitrine, douce mais gênante de par sa nostalgie. Il est de moins en moins un Hikikomori. La route n'est pas finie mais... il progresse. Il empoigne son T-shirt et avance jusqu'à l'escalier. Un sourire long jusqu'aux oreilles.

Puis son sourire disparaît.

Des bruits de clés.

« Oh, merde ! » Maman est plus rapide que prévu. Elle est devant la porte et elle triture son sac à main en quête de ses clés. Hiki tourne la tête vers sa chambre, il veut fuir mais il s'arrête avant de passer à l'acte. Il a fait tout ce progrès, il était si heureux d'avoir quitté sa chambre si facilement mais ses anciens instincts n'ont pas encore disparu.

Le contact humain l'effraie toujours autant, elle l'effraie toujours autant. Mais il décide d'avancer jusqu'au bord des escaliers. Il connaît la routine de maman. Elle ne va pas monter tout de suite. Il veut prendre un risque.

La porte d'entrée s'ouvre. « Je suis rentrée ! » dit-elle. Il n'y a qu'au Japon qu'on crie en rentrant chez soi. « Bo... Bon retour... maman... » Elle se fige, elle ne s'attendait pas à une réponse. Elle tourne sa tête vers les escaliers.

La dernière fois qu'elle a parlé à son fils c'était il y a sept jours, quand il a déverrouillé la porte alors qu'elle se trouvait derrière. Mais depuis, il est sorti. Que doit-elle faire ? Papa est-il au courant ? Si oui, pourquoi ne l'a-t-il pas prévenu ? Cette pensée l'énerve.

« Est-ce que l'on peut se voir ? Est-ce que tu es prêt ?

— Pas encore... mais on peut faire quelque chose... »

Elle veut voir son fils. Elle n'est pas aussi musclée que papa mais elle a souvent pensé à enfoncer les trente-quatre millimètres qui les séparaient de lui, mais sans jamais oser le faire. Mais aujourd'hui il est dehors. Alors elle avance jusqu'au bas de l'escalier mais elle ne le voit pas. De là où elle se trouve c'est impossible. Mais elle sait aussi qu'elle ne doit pas monter. Plus d'une semaine fut nécessaire à son fils pour sortir, elle ne veut pas ruiner ses efforts.

Maman se tient le bras, comme pour s'empêcher d'agir.

« Que veux-tu faire ?

— Mets... Mets-toi dos à l'escalier...

Elle a compris. Ce n'est pas le bon moment pour qu'ils se voient. Mais il peut la voir — seul. Elle commence à comprendre la logique. Il y va étape par étape, n'est-ce pas ? Elle n'en est pas sûre mais elle croit comprendre son fils. Le terme de mission lui paraît plus clair. Elle se met dos à l'escalier. Elle va tout faire pour ne pas se retourner.

« Je suis en place !

— J'arrive... »

Elle entend les marches craquer derrière elle. Son cou se crispe : elle bloque le réflexe qui la pousse à se retourner. Elle tient son bras de plus en plus fort, à chaque marche que son fils descend.

Elle regarde le cadre photo posé sur la table du salon face à elle. Le même cadre que Hiki a toujours à côté de son lit. Sur cette photo, même si la gêne de son fils est évidente, ils sont tous joyeux. Surtout maman et son sourire éblouissant Colgate. Elle se demande comment son fils a fini ainsi.

Hiki descend la dernière marche. Il la regarde. Elle sent son regard.

Ils sont silencieux.

Il avance, lentement. Hiki lui donne l'impression de marcher sur du verre. Son cou se crispe à nouveau, mais elle ne laissera pas ça arriver.

Elle se redemande comment son fils a fini ainsi. Papa n'était pas là quand il a arrêté d'aller en cours et elle était prise par le travail. Si elle décrochait de bons résultats elle allait être promue et cela comptait beaucoup pour elle. Mais elle a oublié son fils dans l'équation. « Je... » Mais à son mot son fils s'arrête. Alors elle ne dit pas plus. Il continue d'avancer.

Hiki s'arrête trois pas derrière elle. Elle sent les émotions monter : une chaleur dans le visage et l'impression de déjà pleurer. Hiki pose sa main gauche sur son dos.

Il est là.

Cette pensée la traverse et fait jaillir les larmes. Elle essuie le ruisseau qui lui sort des yeux comme elle le peut du bord de ses manches. Elle trouve ça sale — ça va ruiner son costume — mais elle n'a que ça. Ses mouchoirs sont dans son sac, qu'elle a laissé tomber à côté de l'entrée.

« On pleure... beaucoup dans cette famille... je trouve... » dit-il les larmes aux yeux. Il n'a pas vu maman depuis deux ans. Il n'avait vu personne depuis deux ans.

L'homme est un être social. L'homme a besoin des autres pour vivre. Et Hiki le ressent. Maman, elle, sent le lien maternel. La connexion entre une mère et son fils est forte. Invisible à l'œil, mais le cœur sait le reconnaître.

Son fils est de retour.

Il était parti, loin, très loin. Il s'était perdu. Elle et papa l'avaient perdu de vue. Une famille s'effondre vite si les uns cessent de veiller sur les autres. Mais à présent elle se sent observée. Et elle sent sa main dans son dos.

Hiki retire sa main, en haussant la paume puis en décollant ses doigts un à un. Mais il ne veut pas s'arrêter là. Cela serait injuste pour maman. Il se retourne.

Il n'a pas besoin de le dire à maman — elle sait. Elle se retourne et le prend dans ses bras.

Maman ferme les yeux, elle n'a pas besoin de le voir, et elle ne sait pas si elle en a le droit, mais elle veut sentir son fils. Elle trouve qu'il y a trop de cheveux, ça l'a fait rire au milieu des larmes — un ruisseau souriant.

Hiki est tout tendu. Il n'avait pas non plus touché personne depuis deux ans. Son corps tremble, de terreur mais aussi... de joie. Un sourire un peu tordu apparaît sur son visage. C'est vrai... comment a-t-il pu finir ainsi ?

Mais avant de pouvoir finir sa réflexion, maman le relâche et se retourne. Elle a peur de ne pas pouvoir le lâcher si elle le tient plus longtemps.

Hiki remonte dans sa chambre, l'esprit sonné et un large sourire jusqu'aux oreilles.

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