Le reflet
Kafka regardait son reflet dans le miroir. Un geste bénin, si geste il y avait. Il regardait son reflet et son reflet le regardait. Avec ce même air ahuri, introverti mais serein. Le miroir, cloué à son mur blanc cassé, lui renvoyait l’image de sa chambre mi-obscure, autour de sa propre image. Il scrutait chaque coin, chaque flaque de pénombre, par l’intermédiaire de cette lucarne unilatérale qui le scrutait en retour. Il préférait à son monde cette vision inversée, dont l'exotisme asymétrique le rassurait.
Ses yeux cherchaient leur reflet, à défaut d’eux-mêmes, espérant y puiser une source claire et colorée, se dilatant sans douleur. Il cherchait une vérité, un message, une pensée, fouillant le fond de ces pupilles grandes ouvertes qui le dévoraient en silence. Fatigué, il promena son regard sur le visage dans la glace, qui l’imita, docile, sans jamais le devancer, sans jamais le faire attendre. Lui qui croyait au rêve et à l’invisible ne s’émerveilla pas de cette coordination. Il se sentait observé, épié, déshabillé et ressentit aussitôt un léger sentiment de honte, regrettant d’imposer ce même supplice à son image.
Il s’excusa à voix haute, sans réfléchir, sans penser un seul mot au préalable, sans rien visualiser dans son esprit. Lorsqu’il eut terminé, il ne se rappelait que vaguement ce qu'il venait de dire.
Son image dans le miroir lui souriait. Lui aussi, évidemment. Il ignorait pourquoi. Il rêvassa une nouvelle fois en s'attardant sur les contours de la pièce, par miroir interposé, s’interrogeant sur son obscurité, soudain plus dense. Il ne détacha pas les yeux du miroir, curieusement effrayé à l’idée de reconnaître, autour de lui, l’exacte réplique du reflet dans la glace.
Ses yeux se posèrent sur le sourire en face de lui, sans le prévenir. Au même instant, il sentit la pression d’un regard poussant sur ses lèvres – les yeux de son image, son double ambigu. Deux sourires – deux fois le même sourire dont il ne voulait plus. Il essaya de s'en débarrasser, encore. Son reflet s'accrochait, pourtant, refusant de céder le moindre pouce de terrain.
Un effort surhumain l’autorisa à porter ses doigts frêles à hauteur de sa bouche. Il en palpa les lèvres, repliées sur elles-mêmes, caressa ses dents humides sous le regard amusé de son image dans le miroir.
Celle-ci éclata d’un rire brusque, mais ce fut le sien qu’il crut entendre.
Le reflet, l’image quitta la scène, il disparut sans comprendre.
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