Dans l'oeil de Rê

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Les yeux fixés sur la pyramide, il se souvint d'une anecdote, glanée en quelque ouvrage, qui racontait que Rimbaud l'aventurier, le romantique, de passage sur la route des pyramides avait gravé son prénom sur la pierre jaune de l'un ou l'autre des édifices millénaires. Il se dit que le poète, sans doute inconsciemment – mais qui était-il pour en juger – était ainsi demeuré fidèle à son image d'éternel adolescent de la littérature. Lui-même envisageait sérieusement d'imiter cette facétie tant l'émotion lui semblait forte. Ces yeux ne contemplaient-ils pas un songe? Celui, pyramidal et désertique, d'une solitude retrouvée en un esquif funéraire, d'une inaccessible sagesse située au coeur du plus simpliste des dédales, aux murs de sable, aux couloirs d'air, au centre quatre fois triangulaire, tombeau d'une vie mais promesse d'éternité dans la mort.

Mieux encore, il savait qu'il était rigoureusement, matériellement impossible que le poète eut gravé son prénom sur ce monument précis. A la différence du site de Gizeh, dont les trois pyramides sont connues de tous depuis toujours, celle-ci n'était venue au monde que quelques semaines auparavant. Une effroyable tempête avait déplacé des montagnes de sable, déblayé des kilomètres de désert, si bien que cette pyramide, d'âge encore incertain, s'était retrouvée, comme par miracle, entièrement libérée de son carcan de terre et de poussière.

Lui la dévorait du regard. Des années d'aveuglement volontaire entre les pages à moitié flétries d'anciennes d'expéditions, qu'il avait tout d'abord jugées légendaires et dignes de peu d'intérêt, étudiant à la loupe d'innombrables esquisses et schémas, gravures et hiéroglyphes, il s'était senti peu à peu contaminé par l'image géométrique de la pyramide. La perfection de cette figure lui évoquait une synthèse ultime et exhaustive d'un univers logique et abstrait, érigé au delà des plus impures réalités. Dans son esprit, il ne demeurait de l'objet gigantesque qui semblait l'attendre que la structure détaillée. Il l'imaginait, plus qu'il ne la regardait, vidée de son contenu et de sa matière. Comme hypnotisé, il en oubliait qu'il serait probablement le premier homme à pénétrer en ce lieu après plus de deux millénaires de silence et d'abandon.

Le soir était tombé, la nuit s'annonçait froide et sans concessions. Il se tenait debout, à la lisière d'une toile dressée par ses deux guides, des touaregs aux yeux d'acier et au mutisme de velours. Une petite brise sans grâce lui plaquait aux mollets les pans de son pantalon et ébouriffait ses boucles noires. Lasser de rêvasser, il jeta un long regard circulaire à l'horizon, puis, ayant satisfait cet incompréhensible caprice, se replongea dans l'observation attentive du schéma.

Peu de mots furent échangés entre l'Occidental et ses guides à l'occasion du repas. Rassemblés sous la plus grande tente de leur campement dérisoire, îlot improbable en cette mer de dunes, ils dévorèrent en silence leurs fellafels, assortis de quelques dattes, et sirotèrent un thé à la menthe douce. Quelque chose en lui impressionnait les bédouins, qui n'osaient troubler sa quiétude. Quoique ni l'un ni l'autre n'eut su se l'expliquer par le biais du langage, ils comprenaient d'instinct que l'étranger entretenait avec leur monde spirituel une relation de connivence. Pourtant, malgré le respect teinté de fascination qu'il leur inspirait, ils ne pouvaient qu'interpréter son attitude dominatrice, méfiante et maladroite, comme un affront gratuit, une offense certes involontaire, mais rendue d'autant plus méprisante par son indifférence étudiée.

Lui-même n'accordait son esprit qu'à ses rêveries rectilignes, ne détaillant ce qui l'environnait, objets ou êtres animés, qu'à travers les lois de leurs mathématiques, isolant leur structure théorique de leurs diverses autres matières. Un tel point de vue ne pouvait trouver meilleure illustration de cette géométrie in vivo que dans la pyramide. Tandis que ses doigts nerveux, brûlés par le soleil, agrippaient des fruits dépourvus d'angles et de perspectives pour les translater vers l'ellipse mouvante de sa bouche, ses sphères oculaires foudroyaient les divers éléments du décor, les jugeant selon la justesse de leur dessin, l'application de leurs théorèmes.

La nuit le réveilla d'un courant d'air. C'est du moins ce qu'il pensa, se persuadant ainsi qu'aucune angoisse ne l'avait influencé, que rien ne le préoccupait. Il savait qu'il touchait du doigt la signification de sa présence sur terre, le sens premier de toute existence. En fin de compte, s'entendit-il murmurer, sa géométrie spatiale ne suffit pas à expliquer la fascination qu'elle exerce sur moi.

La pyramide, frontière colossale et massive entre la vie et la mort, oeil de Dieu selon d'antiques croyances égyptiennes, gardien de la mémoire d'un peuple incarnée dans la dépouille d'un homme, l'obnubilait également pour cet aspect intime et obscur de sa personnalité. Car il ne doutait pas qu'un objet possédât une âme, et celle d'une pyramide oubliée depuis la nuit des temps offrirait à celui qui la dissèquerait des secrets peu reluisants, mais ô combien inestimables.

Il avait cessé d'y penser lorsqu'au petit matin, il s'était retrouvé à l'entrée de la pyramide, équipé de pied en cap. La gueule béante de noirceur dans laquelle s'affairaient les deux guides - l'imposante porte de pierre avait entraîné dans sa chute de nombreux débris de roche sèche - ne l'intimida que quelques secondes. Ce n'était là, après tout, que superposition de plans, juxtaposition de points et enchevêtrement de droites. Il lui fallut autant de temps pour lire dans les yeux fuyants des touaregs le refus obstiné de l'accompagner dans son exploration. Haussant les épaules, il s'engouffra dans les ténèbres moites, une lampe-torche à la main éclairant un contour à l'esthétique inégale, et au plafond dont l'inclinaison, parallèle au sol, formait un angle d'approximativement quarante-cinq degrés avec le mur à sa droite.

Après plusieurs mètres, il s'engagea dans un véritable labyrinthe de couloirs aux dimensions variables, lesquels menaient à des salles tantôt circulaires, tantôt fragmentées en polygones irréguliers. Les parois en étaient couvertes de signes qu'il ne put déchiffrer malgré sa connaissance des langues anciennes, et notamment des hiéroglyphes. Quoi qu'il put y avoir d'écrit en ces lieux avait été gravé, peint ou ciselé en une langue oubliée. Certaines gravures ressemblaient davantage à des représentations symboliques d'événements, d'idées ou d'aspirations, et mettaient en scène des créatures hybrides à côté desquelles les dieux égyptiens passaient pour des contrefaçons édulcorées. Il ne s'attarda guère sur ces scènes, dont il percevait pourtant l'influence pernicieuse sur ses nerfs, et continua de s'enfoncer dans le mausolée.

Il marchait peut-être depuis une heure lorsqu'un bruit discret, rebondissant de loin en loin, l'arracha à sa concentration. Il pensa naïvement à un son pioché dans son enfance, celui d'une cascade de billes, puis, plus raisonnablement, évoqua une chute de pierres. Celles-ci semblaient se répercuter dans l'obscurité opaque avec trop peu d'aisance pour qu'il leur accorda davantage d'attention. Ce qu'il découvrait pas à pas plébiscitait son esprit avec tant de force et d'intensité qu'il ne pouvait qu'à peine se permettre de prendre en note les détails annexes à sa progression. Il enregistra donc l'événement sans pour autant admettre qu'un tel vocable pût convenir à ce bref sursaut sonore, et se laissa succomber un peu plus à l'extase qui prenait possession de ses cinq sens et de ses pensées.

Il évoluait désormais dans un décor virtuel avec lequel son enveloppe physique ne paraissait entretenir qu'un lointain rapport de convenance. Surfaces et plans se superposaient puis se divisaient au mépris de toute logique, plongeant l'un dans l'autre pour mieux se confondre et accoucher d'autres perspectives, tantôt affligeantes de banalité, tantôt improbables et blasphématoires. L'homme de science qu'il était oscillait entre le vertige qu'accompagne toute découverte hors du commun et la folie qu'un tel dépassement des valeurs, lois et théorèmes ne peut manquer d'engendrer.

Les murailles de pierre taillée n’avaient jamais connu ni lézardes, ni infractuosité, à tel point que lorsque sa main caressait les parois, il n'en retirait qu'une sensation lisse et froide, semblable à celle que peut procurer un miroir ou un carreau de verre. Les étranges bas-reliefs et inscriptions qu'il avait vus tout à l'heure avaient cédé la place à des bandes de couleurs vives, éclatantes, agressives, dont la vision, même fugace, semblait provoquer en lui de timides élancements au niveau des orbites. Il gardait donc les yeux rivés au sol, sur lequel le martèlement de ses semelles ne produisait qu'un son étouffé, presque absent. Pourtant, pas un grain de sable, pas une étoffe, rien qu'une matière qui rappelait la pierre.

Il ne tarda pas à éprouver l'impression d'avoir traversé, par mégarde, une frontière illicite pour se retrouver ensuite dans un univers fictif, semblable à celui décrit par la parabole du couloir, fable métaphysique d'un anonyme peu talentueux. Comme dans la nouvelle, il se voyait condamné à parcourir indéfiniment le même trajet, à ceci près que le sien se rompait sans cesse en de multiples bifurcations, lui imposant une nouvelle ligne droite à chaque nouvelle intersection. Mais s'il s'identifiait ainsi au personnage du conte, c'était aussi parce qu'il s'était persuadé de l'existence d'un but à son errance. Quelque part, dans l'un ou l'autre de ces fragments de labyrinthe, en un coin reculé de ce nid de galeries, l'expression d'une vérité première l'attendait. Il n'osa pourtant pas la reconnaître lorsqu'elle s'exhiba brusquement à la lueur de sa lampe.

Il était entré dans une large chambre funéraire dans laquelle deux sarcophages de petite taille soulignaient une accablante symétrie dont l'axe reliait le passage où il se tenait à un amas d'os humains. Celui-ci gisait au pied du mur qui lui faisait face, exactement au-dessous d'une inscription gravée dans la pierre à la hauteur des yeux.

Sans se démonter, il étudia l'architecture de la chambre en promenant le faisceau de sa lampe sur le plafond, toujours aussi lisse et tortueux, sur les tombes, riches en courbes et angles, le laissant enfin revenir comme de lui-même sur l'inscription. Il s'en approcha lentement, méprisant cette soudaine circonspection qui le ralentissait et qu'il ne s'expliquait pas. Ses yeux se plissèrent pour déchiffrer la gravure.

Son front se fit soucieux lorsqu'il se rendit compte qu'il comprenait exactement ce qu'il y avait écrit là. Puis, brutalement, il comprit réellement ce que la chose signifiait. Deux dates, étonnamment précises, l'observaient tranquillement, visiblement peu impressionnées par sa présence et son air conquérant. La première dévoilait le jour et l'heure de sa naissance. Concernant la seconde, il ne put que frémir, suer, esquisser un sourire forcé. Au fond, dit-il à haute voix, comme pour assurer les ténèbres qu'il ne perdait ni son sang-froid, ni son sens de l'humour, il ne manque que mon nom et une épitaphe de circonstance.

Subitement enfiévré d'une idée terrifiante, il vérifia sa montre-bracelet, et, s'il en croyait l'impossible prédiction, put constater qu'il ne lui restait qu'une heure et vingt-trois minutes de vie.

Un torrent de panique le propulsa dans les couloirs hétéroclites, et ce fut une course épuisante que la sienne, une parodie de fuite écervelée, mélange informe de corridors et de portes coulissantes, de murailles surgissant à l'improviste, d'escaliers s'effilochant au gré de lois physiques qu'il feignait d'ignorer, et toujours, ses jambes emballées le ramenaient à son point de départ, cette chambre qui serait son tombeau.

A chacun de ses passages frénétiques dans la pièce à l'inscription funeste, passages qui par ailleurs lui paraissaient de plus en plus rapprochés, le sentiment de sa mort prochaine croissait proportionnellement au déferlement de sa terreur. Il se voyait s'effondrer là, sans raison naturelle, mourir gratuitement et sans but. Ou pire, des spectres décharnés, semblables aux créatures qu'il avait vues sur les gravures, surgissaient du néant et lui arrachaient yeux et membres. Il se voyait fondre, son visage se crispait, prenait des teintes verdâtres, les os gagnaient sous sa peau et sa chair s'effilochait.

Il cessa finalement tout mouvement quelques instants avant l'heure dite. Peut-être avait-il toujours su que tout devait se terminer ainsi, en ce lieu d'éternité, au centre d'un désert où on ne le chercherait pas. Ereinté, il marcha jusqu'à l'inscription, et se vit, comme dans un rêve, apposer d'autres chiffres à la place des précédents. Il n'éprouva aucune sensation. Ses doigts demeuraient insensibles, sa main ne lui appartenait plus. Lorsqu'il eut achevé la nouvelle inscription, il perçut le bruit d'une porte qui s'ouvrait au loin avant de s'effondrer en poussière, évoquant, peut-être, le son d’une cascade de billes, ou, plus raisonnablement, le bruit d’une chute de pierres.

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