Une autre bibliothèque
Mes yeux, sans doute, ne lisent pas ces phrases, et la plume qui les trace, allégorique, n'entretient qu'un rapport ambigu avec les lobes de mon cerveau. Nul support matériel – quoique Hume, par delà d'autres terres, continue d'affirmer que tout est matière – pour ce qui ne sera jamais lu, qui ne fut jamais écrit, seulement enregistré, voué à l'oubli sous un grotesque avatar mêlant chiffres et cryptogrammes.
S'il ne tenait qu'à moi, on ne verrait bibliothèque que dans les dictionnaires et les contes argentins. Les méandres de papier, d'enluminures et de cuir tanné ont usé mes souvenirs, caillé mes rêves. Je suis Guillaume de Baskerville, prisonnier de flammes assassines autant que d'abstractions. J'ai tant songé, tant espéré. J'ai visualisé tant de couloirs chargés de livres, que les murs vides qui restent me sont torture. L'enfer exhale l'antiseptique. Une lumière froide congèle carrelages et parois. J'habite – semble-t-il – un dôme de plastique blanc, un faux dédale dont l'issue paraît si évidente qu'il serait sacrilège de l'emprunter. L'ombre ne pénètre jamais en ce lieu brillant, immaculé, étincelant. Elle lui préfère, non sans raison, les envers glauques de ma conscience et / ou l'illusion d'un grimoire, d'un conte ou de l'intrigue mal ficelée d'une tragi-comédie victorienne au dénouement convenu.
Mon statut purement protocolaire de narrateur anonyme n'induira en erreur aucun lecteur éventuel – dont, évidemment, je nie l'existence. La bibliothèque comprend tous les volumes et n'en contient pas un seul. Ses étagères vides grouillent de pages qui n'en sont guère, de paragraphes immolés, greffés à d'autres aberrations, monstruosités tenaces que de sanglants démiurges amputèrent au préalable pour des raisons d'ordre esthétiques.
L'utilisateur de la bibliothèque n'accède à ses fichiers qu'après d'étranges rites tactiles impliquant tout son être ainsi qu'un panneau de contrôle parodiant l'abécédaire et un écran de cristal. En théorie seulement, car les touches alphabétiques ont cédé la place à une série de fonctions, indéchiffrables pour le profane, et à cette créature hybride que l'on qualifiera volontiers de prolongement hypothétique au chercheur ou au bibliothécaire : une boîte plastique, moulant aisément toute paume, que le visiteur déplace spatialement pour évoluer entre les rayons, voyageant d'une figure à l'autre, d'une simple icône à une Bible, d'un document tronqué à l'extrait d'un chef-d’œuvre. L'aventureux intrus s'insinue entre les lignes, applique et modèle sa pensée selon des collages inédits, puis impose, architecte éphémère, l'illusoire création d'un bâtiment factice.
A de rares exceptions près, les bibliothécaires sont seuls habilités à déjouer les embûches que recèle la bibliothèque. Nombreux les égarés, les échoués, les noyés parmi les fiches, les notes et les myriades d'indices semés ça et là, paraphrasant peut-être l'influence illicite de leurs pensées secrètes. J'ai moi-même, à plusieurs reprises, croisé la route, interminable, d'une prostituée sans nom, dont le physique, protéiforme et multiple, venait et revenait sans cesse rompre le fil de mes recherches. Je me fourvoyai d'ailleurs plus d'une fois en des plages sans rivage, déserts surpeuplés et autres orgies solitaires.
On ne peut éteindre la bibliothèque. Sa mémoire évolutive réclame et avale sans détour, engrangeant à l'infini de nouvelles données pour les restituer plus tard sous une identité composite et polymorphe, incontinente et parfaite. Ses œuvres, pourtant, sont appelées à mourir, à se fondre en ribambelles d'autres combinaisons. La matière première a depuis longtemps disparu.
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