Braqué

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Je ne veux rien.

Dit-il.

Rien que ce que tu as déjà, que tu m'exhibes sous le nez comme on aguiche le chaland à coups de seins siliconés ou de promotions vulgaires et tapageuses. Je veux ton fric, ta bagnole, ta femme et ta maison. Je veux ta piscine, ta montre et tes enfants, ton écran plasma, ta tablette, ton ordinateur et tes miles Air France. Je veux ta vie, connard, et tes actions, tes achats frauduleux, tes comptes en Suisse et tes quarante maîtresses, ton jet privé, ton autre bagnole, le coupé sport que tu conduis pour allez en boîte à Cannes ou à Saint-Trop'. Je veux ta vie, mec. Et malheureusement pour toi, c'est moi qui ai le flingue, tu vois. Toi, t'as plus rien.

Il sourit.

C'est le sourire graisseux des petites frappes, des junkies qui viennent de tomber sur la réserve de came d'un dealer parti pisser, des ripoux qui flairent le bon plan, des putes lorsqu'elles tombent sur un client trop bourré pour baiser.

L'autre en face, un type quelconque en veste et pantalon de marque, chaussé dans de l'or, cravaté dans de la soie importée, celui-là même qui licenciait des gueux en buvant son café du matin, celui-là hésite entre la crise de larmes et le hurlement tenace de l'impérieux patron qu'il incarne depuis toujours. Il voudrait commander, exiger, menacer et les habitudes ont la vie dure. Alors il ouvre la bouche et ordonne :

Laisse-moi partir !

Laisse-moi partir sur-le-champ et peut-être que j'oublierai ce qui vient de se passer.

Laisse-moi partir et on ne te retrouvera pas enfoui dans le béton d'une de mes filiales.

Laisse-moi partir et je te donne du fric. Beaucoup, beaucoup, beaucoup de fric. Beaucoup plus que tu n'oserais rêver en voir dans toute ton existence de sale rebut de rat d'égout.

Dans cette rue sombre qui se perd dans un embrouillamini d'allées encore plus sombres, un silence étourdissant s'installe entre les deux hommes. Le braqueur n'en revient pas et cet étonnement sincère lui coupe le sifflet. La victime, toujours à terre, semble avoir compris qu'il convient parfois de ne point pousser son avantage. Un mot supplémentaire suffirait peut-être à l'affliger d'une balle. On ne surestime jamais assez la colère de l'autre – ou ce qu'elle ne manquerait pas de provoquer.

T'as des couilles.

Dit l'homme armé.

Des couilles gonflées à l'hélium. Je parie que si je tape dessus assez fort, elles vont se dégonfler dans un grand pshiiiiit. Je me trompe ?

Il a parlé un peu vite, empruntant des inflexions de gangster à un film de série B. Il s'est raclé la gorge à un moment, c'était bref mais il sait que c'est pas passé inaperçu. Il se dit que ça n'a pas grande importance. C'est lui qui tient le flingue et c'est l'autre qui va crever tout à l'heure. Il se reprend toutefois. Parce qu'il se dit aussi que ça compte, qu'il doit passer pour un autre aux yeux du type par terre. Il ignore qu'il tient à l'impressionner avant tout. Il comprendra plus tard que ça passe avant le pognon, l'écran plasma et tout le bordel.

Je me trompe pas, hein ? Si je te latte les valseuses, tu vas te dégonfler comme un ballon percé. Y aura ce petit bruit aigu et tu vas pleurer ta mère. Tu le sais, pas vrai ?

L'autre le sait, oui, mais il préfère la fermer. Un exercice difficile. La vie l'a accoutumé au dernier mot. On l'écoute quand il cause et, quand il se tait, on attend son avis, à l'affût de la moindre réaction pour calquer ses réactions sur les siennes. Alors ça bout à l'intérieur. Ca chauffe sévère et il ne rêve que d'une chose : vociférer son mépris à la face de cet insecte qui a osé porter la main sur lui et qui prétend l'intimider. Il ne devrait pas mais il ne peut s'empêcher de lui opposer un regard noir, chargé d'une haine de classe, ce fameux regard oblique que les puissants adressent aux humbles lorsqu'ils consentent à les fixer dans les yeux.

L'autre joint le geste à la parole et donne un premier coup. Violent, sec, brutal. En plein dans les parties intimes.

Le cri sauvage qui en résulte ne surprend personne. Pas même le type en veste et pantalon de marque qui se recroqueville autour de la zone douloureuse, le dos rond, agité de tremblements. Il gémit sans retenue, n'ose caresser le point d'impact de ses doigts protecteurs. Son visage est un instantané de souffrance. Ses yeux pleurent des larmes chaudes qui lui rappellent aussitôt qu'il lui faut remonter bien loin pour en évoquer de semblables.

L'homme debout émet un rire bref, le rire sans humour de ceux qui meublent les silences gênants avec le premier bruit de bouche venu. Il n'en déclare pas moins que :

Tu l'as cherché. T'as beau chialer comme une pisseuse, tu vois très bien ce que je veux dire.

Et l'autre de renifler bruyamment. Il n'a pas cessé de geindre mais sa voix est un murmure qui s'affaisse tranquillement. Il lui reste encore un peu de jus, devine l'agresseur, soudain terrifié.

Jusqu'ici, c'était facile. Il lui avait suffi de suivre le lascar, un anonyme manifestement plein aux as, repéré en sortie de boîte, et pas n'importe quelle boîte. Lui-même n'avait jamais réussi à en franchir le seuil. Trop basané, trop mal sapé, probablement fiché par les physionomistes postés à l'entrée. Mais les mecs et les nanas qui sortaient de là autour de trois, quatre heures du matin, il savait ce qu'ils trimbalaient sur eux : des bijoux, de la nippe, de la caillasse. Bien sûr, il fallait redoubler de patience. La plupart de ces enflures louait les services d'un chauffeur, d'un ou plusieurs gardes du corps. Beaucoup d'entre eux formaient des groupes de cinq ou six et ne restaient pas plus de quelques secondes sur l'asphalte avant de se caler dans une limousine. Mais il restait les têtes de mule, ceux qui, sur un caprice, décidaient tout à coup de jouer les loups solitaires. Je vous rejoins, je rentre à pied, ça me fera du bien. Ceux-là, ils étaient pour lui.

Et c'était facile, oui, c'était même d'une simplicité enfantine. On attendait qu'ils eussent quitté le périmètre pour leur emboîter le pas. On marchait en claquant des semelles, pour qu'il entende et panique. On se rapprochait, on finissait par lui courir après jusqu'à ce qu'il ne sache plus quelle rue choisir, dans quelle ruelle se perdre. Et on le rattrapait immanquablement dans une arrière-cour mal éclairée, un terrain vague isolé, un chantier abandonné. Et là, on sortait le flingue et l'autre ne disait rien, se contentait de tomber à genoux, cherchant son souffle, exténué par la nuit d'ivresse et la course-poursuite. Il suppliait parfois, pleurait souvent, ne se défendait jamais. Et lui n'avait pas besoin de tuer, pas besoin de cogner. Ca lui tombait tout cuit dans les pognes.

Le connard à ses pieds n'était pas comme les autres. Pas du tout, c'était flagrant.

Il aurait dû le deviner lorsqu'il avait dû lui coller le canon du pistolet dans le creux des hanches, puis qu'il l'avait empoigné par le gras du cou pour lui plier les genoux. Il avait fini par piger lorsqu'il avait reçu son regard en pleine poire. Personne ne dévisage de la sorte un agresseur armé. Personne.

Ah ça oui, le cinéma regorge de tels individus. Le public veut s'identifier à des créatures de fiction et il lui faut du réaliste, du crédible, du qui sent le vécu malodorant de la vie ordinaire des gens comme toi et moi. C'est le principe même de la fiction. Mais personne ne souhaite se projeter dans la peau d'un être vain, un être sans âme ni qualités. Nous voulons des héros fragiles et imparfaits, de flamboyants salopards à la duplicité tragique, des lâches qui se laissent pousser des couilles, des enfants qui deviennent adultes et des drogués notoires qui acceptent enfin d'assumer leur fonction héroïque, des alcooliques en voie de rédemption, des escrocs sincères et des menteurs investis. Des héros mal fichus mais des héros quand même.

Parce que ces mecs, dans la vie de tous les jours, on les rencontre pour ainsi dire jamais.

Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi, bordel ?

Tu vois pas que tu m'obliges à te flinguer ?

Tu vois pas que...

L'homme armé s'interrompt. Des bruits de voix, tout près. A quelques dizaines de mètres. On a dû entendre le cri de tout à l'heure et il sait pertinemment qu'il chasse sur le territoire d'un autre.

A ses pieds, le type risque un fin sourire. Ca l'agace mais c'est pas le moment de le lui effacer à grands coups de crosse, quand bien même l'option demeure hautement envisageable.

Pendant la filature de tout à l'heure, il a croisé Farid et le Gros Seb – impossible de les louper, ces deux-là. Toujours dans le coin, à revendre leur came. Ils le connaissent mais ne l'apprécient pas. A cause d'une vieille histoire autour d'un scooter volé à un frangin de l'un ou l'autre. Ca date mais on oublie pas facilement dans cette partie de la ville.

Il lève l'index devant ses lèvres closes, intime un ssshhh silencieux à son prisonnier, tend l'oreille. Il sait que les deux dealers ne viendront jamais lui chercher des crosses. C'est pas leur truc, la baston, les coups de couteau, les flingues. Leur truc à eux, c'est de rester assis sur un banc, dans un coin, à attendre qu'un zombie hâve et décharné se pointe avec un billet de dix ou de vingt. Ils font ça depuis dix ou quinze ans et les flics ne leur demandent jamais rien. Des petits commerçants, des revendeurs à la sauvette, des rien-du-tout, des sans-souci à ignorer tant qu'ils ne gênent pas le passage. Sauf qu'ils pourraient cafarder. Il suffirait juste que quelqu'un leur pose la bonne question au bon moment.

Les voix pourtant dépassent l'entrée de la ruelle pour s'estomper rapidement dans le silence nocturne.

Du revers de la main gauche, l'homme debout essuie la sueur à son front. A sa gorge. Bon dieu, il est couvert de sueur !

L'homme à terre scrute son agresseur sans manifester la moindre appréhension. La douleur semble avoir atteint un degré supportable et il a recouvré son attitude conquérante. L’œil noir, le rictus fielleux et sardonique, le menton vertical, les épaules droites.

Tu attends quelque chose, peut-être ? Ou quelqu'un ?

La voix de l'agresseur s'est muée en chuchotement. Ca prend trop de temps. Il devrait déjà se trouver loin d'ici, les poches pleines et la Rolex du connard au poignet. Il s'aperçoit seulement à cet instant que ce type approche la cinquantaine, que son physique athlétique lui garantirait une victoire immédiate au corps-à-corps. Il croit remarquer un tatouage à la base de son cou. Il se dit que ce type est tout sauf un play-boy en goguette. Il se dit qu'un homme vêtu de la sorte ne craint rien ni personne et que sa présence dans un coin comme celui-ci ne doit rien au hasard. Il se dit qu'il ne l'a peut-être pas acculé dans cette rue sombre parmi les rues sombres, que sa filature de tantôt n'était pas vraiment une filature, que parfois la proie n'est pas une proie mais un appât pour le gibier.

Ca suffit.

Dit-il, espérant raffermir sa voix.

Donne-moi ton pognon, maintenant. C'est ça ou une balle dans le crâne. Ton pognon, ta montre, tes clefs de bagnole si t'en as une, toutes tes cartes de crédit et ta paire de pompes. Tu me donnes tout ça et je dégage.

Il sait qu'il n'impressionne personne. Des notes aiguës se sont glissé ici ou là, une légère quinte de toux vite réprimé, et toujours cette réticence à hausser le ton. Et il sait qu'il attend que l'autre dise quelque chose et qu'il ne devrait pas attendre, parce que c'est lui qui mène la valse, qui tient les rênes, lui qui décide de tout.

C'est moi le patron, se répète-t-il tandis que le rire de l'autre entame une longue courbe ascendante. D'abord fragile et grelottant, puis précis et acéré, puis de plus en plus sonore et venimeux, le rire tonitruant d'un être maléfique qui se révèle enfin. Il baisse son arme, jette un œil derrière lui, inquiet, nerveux, bientôt carrément effrayé.

Les ténèbres s'alourdissent et les longues parois verticales de l'allée se resserrent autour de lui. Une odeur de musc s'empare de ses narines, s'infiltre dans ses poumons. L'homme à genoux lui apparaît nimbé de brume, de moins en moins perceptible.

Et le rire de monter en puissance, le rire s'accélérant, devenu chant liturgique, un hymne mille fois damné que reprennent d'autres voix, comme surgies de nulle part. Il ne voit bientôt plus l'homme et les voix lui semblent chanter à quelques centimètres à peine de ses oreilles engourdies.

Alors il se débat, tire quelques salves dans le vide, tente une furieuse escapade tandis que des bras humides l'empoignent par centaines. Il ne les voit pas, ces bras qui l'enserrent comme des tentacules trop moites, ces doigts gélatineux qui se plaquent contre son visage comme pour se fondre en lui. Tandis qu'il sombre dans l'inconscience, il croit distinguer ces mots incompréhensibles portés par une atroce mélodie :

Iä ! Shub-Niggurath !

Iä ! Shub-Niggurath !

Dans la vieille ville s'élève alors une douce odeur de braise et de chairs brûlées...

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

Il existe deux versions de ce même texte. En réalité, il s'agit de deux fins différentes. L'autre version est disponible sur le recueil jumeau "Matamores et vilebrequins".

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