Ourdir, c'est bien, mais ça dépend quoi
Dans le quartier où nous aménageâmes, Fiona, les enfants et moi, je dirais qu'il était une de ces figures incontournables qui donnent à une communauté tout son caractère. D'aucuns le traitaient volontiers comme une sorte de vieil ahuri, perché sur d'autres stratosphères où le commun des mortels n'a rien à glaner, mais il m'avait suffi de quelques conversations avec l'énergumène pour apprendre qu'il avait rédigé l'un ou l'autre opuscule particulièrement prisé des connaisseurs. Des études d'eudiométrie. Je n'y entendais rien, si vous me permettez ce mot d'esprit, mais j'avais googlé les titres de ses travaux et nul besoin de décrocher une licence pour comprendre que l'olibrius jouissait d'un respect mesuré au sein de la communauté scientifique.
Nous devînmes rapidement bons camarades et il ne tarda pas à m'inviter à prendre le thé, de temps à autre, et je l'écoutai alors divaguer paresseusement sur des sujets aussi variés que la composition chimique du butane, l'étymologie du verbe « aguiller », terme depuis longtemps tombé en désuétude par conséquent récupéré par les Suisses, ou encore les corrélations désastreuses entre la montée des eaux et le nombre de clics dévolus aux sites d'extrême-droite. J'avoue que sur ce dernier point, j'échouai à le suivre, non pour d'obscures raisons politiques mais bien parce que, derrière son talent de sophiste rompu à toutes les disciplines, je le soupçonnai de prendre un malin plaisir à inventer les plus absurdes théories afin de nourrir la joie secrète de me voir applaudir benoîtement chacun de ses soliloques.
Un jour que je lui rendais visite, contre l'avis de Fiona, pourtant de nature intrigante, je faillis lui marcher dessus, allongé qu'il était au bas des escaliers menant à son cabinet de lecture. Je me contentai évidemment de l'enjamber, constatai sa perte de connaissance, m'employai à le ramener en lui tapotant le visage de cette main leste qui excitait les chiqueuses de ma tendre jeunesse sur les docks du Havre.
« Eh bien, mon bon ? Que vous arrive-t-il ? »
Il clignait des yeux, manifestement ahuri de se découvrir aussi vulnérable, et me murmura qu'il souffrait d'ostéoporose, qu'il avait dû se briser un os, qu'il convenait d'appeler une ambulance et diverses autres fanfreluches. Je le calmai, lui apportai un oreiller, l'abandonnai quelques minutes, le temps de passer un coup de fil, revint vers lui en risquant un jeu de mot sur les escaliers pénitentiaux qui l'avaient précipité un poil trop hâtivement sur le sol, puis nous patientâmes ensemble dans une attente cordiale non dénuée de cet ennui insondablement profond auquel j'avais fini par l'associer.
Lorsque l'ambulance débarqua ses infirmiers à civière, il me gratifia d'un sourire bienheureux et me remercia chaudement de l'avoir secouru avant de me confier les clefs de sa villa. Je lui promis une visite rapide, l'enjoins à m'appeler dès qu'il irait mieux, et compris qu'il était enfin à ma merci.
Un vieil homme fragile et riche, solitaire et moqué de tous, oublié de ses pairs depuis plus de vingt ans... Je deviendrais sa famille, son héritier, son dauphin. Il me léguerait sa propriété, ses droits d'auteur et son compte en banque, que je savais cossu. Fiona et moi nous achèterions enfin ce yacht dont nous rêvions depuis nos vacances au Club Med. Les enfants intégreraient tous HEC, Polytechnique et l'Ecole des Mines. Je pourrais enfin me payer les services d'un homme politique pour sortir mes poubelles.
Je lâchai un long rire sardonique qui résonna longtemps après mon départ dans la grande bâtisse désertée.
Le soir même, après le dîner, je détaillai les subtilités de mon plan à Fiona.
« Franchement, Jules. Il est pourri, ce plan. »
Au temps pour moi.
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Petit addendum : Ce texte fut rédigé à l'origine pour le site littéraire La Zone. Il s'agissait d'inclure un certain nombre de mots obtenus d'un générateur aléatoire disponible en ligne. Au lecteur de deviner les mots en question.
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