Récit intérieur d’une pyramide
Je suis une pyramide et mon cœur de pierre taillée par des mains dérisoires conserve en son sein les restes d’un demi-dieu qui m’a vue naître et que j’ai vu mourir. Mon inébranlable base repose sur une mer instable, dont les vagues de sable me fouettent chaque jour en un même geste futile répété à l’infini. La pointe de mon corps massif, cinq fois triangulaire, gratte sans jamais percer la voûte étanche d'un firmament qui m’exaspère. Sur les parois de mes boyaux internes, des pans entiers de hiéroglyphes retracent ma mémoire, évoquent d’antiques légendes et s'attardent sur celle d'Amon-Râ, qui me visitera, un jour prochain, sur son attelage de pur-sang aux orbites évidées, à la crinière de flamme et aux sabots d’argent. Il me touchera de sa main céleste et mes pierres scellées se changeront en un bloc unique d’or et de myrrhe. Je suis un objet mystique, l’ultime demeure d’un symbole qui, de son vivant, fut maître des peuples et du Destin. L’on m’a bâtie en prévision d’un avenir que des scribes plus sages que vous ont gravé sur ma peau sèche, et je tiendrai debout encore quelques millénaires, jusqu’à la dernière visite d’Amon-Râ, dont chaque jour je perçois l’œil et chaque nuit la paupière.
Beaucoup m’ont explorée de fond en comble, me chatouillant les entrailles de leurs membres minuscules, broyant certains de mes neurones à coups de pioches et de marteaux, et nombre d’entre eux se sont perdus dans le labyrinthe de mes veines pour s'incarner enfin en d'inconsolables cadavres disséqués par les fourmis et les rats,. L’un d’entre eux a découvert la date et l’heure exacte de sa mort gravée sur l’une de mes solides membranes et ses os émergent aujourd’hui à travers les lambeaux de sa chair salée. L’on m’explorera encore, l’on se perdra sans cesse et l’on hurlera à l’unisson avec les âmes perdues, au plus profond de mes organes dédaléens.
Je suis une pyramide, je pèse des tonnes et ma cure amaigrissante se prénomme érosion. Je serai toujours là, imposante et hautaine, lorsque vos cités de lumière, vos villes de cristal et d’acier se seront tassées sur elles-mêmes, que vos monuments, fragiles, aléatoires et chimériques se seront évanouis, que les pages de vos livres décomposés auront rejoint la poussière de vos cadavres sans souvenir. Je suis une pyramide et je représente une étoile, je reflète un système, mon emplacement retranscrit les lois d’une galaxie que vous ne connaissez qu’à travers vos insignifiants appareils – lesquels fondront un jour au soleil. Je suis une pyramide et l’on ne peut m’atteindre. Je suis une pyramide et je vous emmerde.
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