Bref séjour dans l’antimatière

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Nuit noire.

Une mallette change de mains et des portières claquent. Un moteur démarre dans la foulée. Des roues tournent sur la terre meuble. Les sons se mêlent et se muent rapidement en une sorte de ronronnement flou avant de s’éteindre avec la distance. Quelques minutes s’écoulent et un second moteur hoquette, pétarade et flanche. Seconde tentative du conducteur. Nouvel échec. La voiture émet des gémissements de plus en plus faiblards.

Sortie du conducteur. La nuit l'accueille sans un bruit.

Manifestement, l’homme n’a prévu aucun plan de secours. Il est bloqué dans la garrigue, à une vingtaine de kilomètres de la moindre habitation. Son téléphone portable ne capte aucun réseau et la seule personne à connaître sa présence en ces lieux vient de partir. L’aiderait-elle seulement ? L’homme se doute bien que non. Une petite voix le raille : il y aurait d'autres négociations, elles ne tourneraient pas à son avantage, et fatalement, l’attaché-case se verrait allégé d’une partie de son contenu. Oui-oui, admet-il, exaspéré.

L’homme hésite pourtant. Il se dit qu'il le sentait venir, que ça ne pouvait pas durer. Les choses s’enchaînaient trop facilement, sans remous. Contrairement aux années précédentes, la collecte de l'argent s'est achevée dans les temps. Ses associés de toujours ont visiblement appris à s'organiser. Personne ne lui a demandé de crédit, les yeux suppliants et la lèvre tremblante. Pour un peu, il trouverait ça louche.

Il secoue la tête. La mallette contient suffisamment d’herbe pour envoyer la moitié du continent planer sur Vénus, mais la longue marche qui s’annonce l'inciterait plutôt à se poudrer le nez. Des excitants. Voilà ce qu'il lui faut.

Il repense au sourire usé des amis qui l'attendent, les doigts prêts à rouler.

(Putain de junkies!)

Il ne s'offusque pas de s'entendre parler à voix haute. Il revoit les gueules sèches et vérolées des dealers. Des tronches de trafiquants comme on n'en croise que dans les films. Ce souvenir, associé à l'image de ses amis, lui déplaît et le met mal à l'aise. Il se rappelle soudain qu'il est tout seul dans une nuit sans étoiles.

Il effectue quelques pas hésitants en direction de nulle part. De toute façon, suivre la route ne mène à rien. C'est à travers bois qu'il doit passer. S'enfoncer droit devant, là où s'estompe la notion même de lumière. Il opine du chef, répondant sans le savoir à une question qu'il ne s'est jamais posée.

Il se sait vulnérable mais sa main se resserre sur la poignée de la mallette.

D'autres pas encore. Puis d'autres. Rien autour sinon l'opacité d'une feuille de canson noir trempée dans un jus d'algues. Une forte odeur de végétation et d'humidité se dégage du sol et le saisit tout entier. Elle imprègne les épais feuillages des buissons griffus, les troncs noirs qui se collent à ses membres, ses vêtements de citadin. Elle ne l'incommode pas. Une part de lui la reconnaît.

Loin derrière, la voiture s'est transformée. Il ne l'a perçoit plus que comme une forme minérale, archaïque, curieusement familière. Un feulement étranglé détourne son attention.

Il promène un regard inquiet sur les murs de nature noire, ne remarque rien de précis.

(Voilà que je feule tout seul, maintenant.)

Il se demande toutefois ce qui l'a poussé à ignorer le tracé rassurant de cette foutue route de campagne. Il s'imagine comprendre quelque chose d'important, mais l'instant ne dure pas. Il reprend sa progression incertaine, à l'aveuglette. Il se dit qu'il devrait se confectionner un cône mais n'ose pas s'arrêter de marcher.

Un second bruit étouffé l’incite à la prudence. Il ralentit. Ses pieds alourdis se traînent. Sa voix interne accuse le joint, comme pour le rassurer.

Il se rappelle aussitôt avoir renoncé à ce pétard et hausse les épaules. Au fond, quelle importance ? Il continue d'avancer. La terre s'agrippe à ses semelles. Il repense à ses amis et aux gueules qui l'attendent pour rouler, la mallette lui pèse, une odeur de bête investit ses narines. Il lui semble fouler des marches aux lèvres noires tapissées d'herbes folles. Il se dit qu'il aurait dû verrouiller ses portières, des fois qu'un faune...

Il se fige. Le feulement de tout à l'heure, mais plus distinct. Il tend l’oreille sans prendre conscience qu'il a cessé tout mouvement. L'air se densifie dans ses narines et rien ne vient.

Le vent lui caresse le front. Ses mèches s'affolent. Il n'aurait jamais dû fumer de cette herbe.

(Mais t'en as pas fumé, merde, t'as rien fumé DU TOUT !)

Il se moque désormais totalement de cette voix qui s'agite au fond de sa tête. Il sait qu'elle lui parlait jadis, quand il n'était qu'un homme dans une voiture. Il la fait taire en caressant le vent à son tour. Ce vent doux et tiède qui lui malaxe les tempes en décoiffant ses cheveux. Il comprend que le vent n'est pas le vent, qu'il existe en certains lieux des doigts sans chair, et que ces doigts savent toucher.

Son corps ne peut réprimer un éternuement. Il ne se passe rien. Il décide (ou croit décider) de ne plus bouger. Plus jamais.

Ses talons s'enfoncent dans l'épaisse végétation qui lui remonte à présent le long des jambes. Des feuilles de diverses tailles le recouvrent lentement. Le vent se presse de plus en plus fort contre sa peau. Ses os se tordent. Une côte se brise mais il repense à ses gueules qui l'attendent, au rocher de métal qui ne fut jamais voiture et à ces louves à corps de hyène qui viennent uriner sur son tronc.

Il entend distinctement la mallette le narguer.

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