La confrérie des fous
Ils se rencontrent comme par hasard, au rythme de la foule, miment la surprise sur leur visage blême, affichent à leurs lèvres grises un accessoire de complaisance. Ils portent costume, cravate et redingote. Ni tension, ni crispation d'aucune sorte, mais cette molle démarche qui les identifie à un gang de vieillards malgré leur extrême jeunesse, pourtant fardée d’une avilissante grisaille en aucun cas juvénile.
Les théories abondent quant à leur figure cireuse. Il s'agirait de robots, de clones, le modèle comprenant un port USB sous le lobe de l'oreille. D'autres y voient le résultat d'expériences médicales héritées de Mengele, évoquent des croisements contre-nature ou une grossière lobotomie au pic à glace. Tous s'accordent à dire qu’ils n’ont d’autre but que de se rencontrer accidentellement selon les lois mathématiquement démontrables de la foule des grandes villes.
Un esprit logique, terrestre, ne saurait donner foi à de telles rumeurs. Il est vrai toutefois que leurs mœurs ne s’inscrivent dans nul système de pensée ou d’action connu. La normalité se caractérisant par son adhérence au plus grand nombre, on peut légitimement s’interroger sur leur appartenance à dite catégorie.
Tenez, par exemple, certains soirs, je les croise dans un café, installés autour d’une table vide, les yeux fixes, pointant droit devant eux, les lèvres closes. A les observer ainsi, immobiles et droits dans leur siège, je ne peux qu'imaginer ce que contemplent leurs pupilles sans mouvement : une image unique et indivisible qui flotterait devant eux, invoquant le théâtre spectral de la pensée humaine.
Lorsque s’achève leur si curieuse réunion – quel autre terme employer ? – ils se lèvent ensemble, accomplissant la remarquable gestuelle d'une insolente synchronie, et, d’un commun accord, quoique guère plus que tacite, ils franchissent la porte du bar et se séparent d’un simple signe de tête empâté.
J’ai eu l'occasion, également, d’étudier l’une de leurs querelles absurdes, un accrochage sans cause et sans effet, simple phénomène transitoire et pratiquement imperceptible, mais qui – j'ignore évidemment pourquoi – me paraissait couler de source : ils se font face, plissant le front en un pastiche de front plissé, le regard moite et violent, se fondent l’un dans l’autre... Pas de tressautement de lèvres ou de paupières clignées. Pas un frémissement. Après quelques minutes, les deux visages se détournent dans un seul élan, millimétré, parfaitement chorégraphié. Les deux protagonistes récupèrent alors leur absorbante démarche rectiligne et flasque pour rejoindre aussitôt leurs silencieux compères et fusionner enfin avec la masse grouillante des passants.
Il y a quelques jours, l’un d’entre eux a prétendu me reconnaître tandis que je me dirigeais vers le bureau C, une serviette noire à la main et une liste de statistiques s’ordonnant par anticipation dans l’organigramme de mon cerveau. Sa bouche s’est pliée en un semblant de sourire qui, peut-être, se voulait complice, et il a hoché la tête, quelconque, ordinaire. L’esprit plongé dans mes chiffres et données, je ne lui ai accordé qu’un coup d’œil entendu, à la lisière de la malveillance, et c'est par civilité que je me suis abstenu de hausser les épaules, le dépassant sans mot dire.
En sortant du bureau C, j’ai pris garde d’éviter les rues qu’ils fréquentent habituellement, et pourfendant, anonyme, la foule sans visage, j'ai longé les murs sales pour éviter d'attirer leur présence. Dans la boîte à lettres, à mon retour, j’ai déniché la lettre qui suit :
Cher confrère, il est évident que nous nous comprenons. Rendez-nous donc visite dans trois jours, à vingt heures précises, à notre café de prédilection.
Bien entendu, j’y suis allé. La question ne se posait plus.
Durant les trois jours précédant mon intronisation, je me suis senti progressivement glisser de la réticence formelle à une sorte d'impatience un peu malsaine. J'ai aperçu certains d'entre eux, au détour d'un trottoir. Je n’ai pu que m’étonner de mes réactions mimétiques et spongieuses. Sourire de biais et mutisme obstiné, rien de plus, sinon peut-être cet échange de regards vides de sens.
Au café, nous nous sommes installés sans attendre, sans même jouer de la voix pour commander un verre, et personne n’a pris sur lui de m’introduire. Nos yeux se sont portés au loin, et il est somme toute aisé de les maintenir ainsi, comme coincés dans un tunnel transparent sans rien à l'horizon.
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