Fragments de l'œuvre d'Egon Willerbann

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L’homme n’avance pas. Il se mire. Son histoire repose sur un jeu de hasard qui le dépasse et chacun de ses progrès ne dépend somme toute que d’un rapprochement hypothétique, purement conjoncturel, de facteurs autonomes sur lesquels il exerce un contrôle relatif, voire carrément nul.

Si cet extrait de l’étude inachevée du mathématicien Egon Willerbann, grand admirateur à ses heures du docteur Freud, dont il se souhaita manifestement le biographe ultime – comme l’attestent d’obscurs brouillons incomplets et abondamment raturés – semble illustrer une opinion tranchée sur la nature humaine, il apparaît, à la lecture des diverses bribes qui constituent son œuvre monstrueuse, qu’il s’appuie en réalité sur de solides déductions élaborées à partir d’une iconographie que d’aucuns jugeront opaque, pour ne pas dire ésotérique. Il est vrai que le savant autrichien disparut prématurément après une vie incohérente et frénétique, marquée par de fréquents séjours en asile psychiatrique. En d’autres termes, si les conclusions de Willerbann frappent parfois par leur extrême pertinence, rien n’interdit néanmoins de penser que les peintures, gravures, fresques, illustrations de toutes sortes, bijoux, poteries, médaillons, miroirs commentés par centaines dans ses cahiers d’écolier n’existèrent en fin de compte qu’à l’intérieur de son esprit malade. On peut malgré tout s’interroger sur ce besoin apparent de justifier chacune de ses assertions par la description préalable d’une œuvre antérieure, immémoriale, et, selon Willerbann, universelle.

Voici comment le « mathématicien fou » décrit l’un de ces objets :

Le médaillon en question fut découvert par le guide de feu Arthur Rimbaud, alors reconverti en contrebandier et trafiquant d’armes, à l’occasion d’un séjour à Tunis. Le bédouin dut marchander près d’une heure auprès de son interlocuteur, un solide gaillard rompu à tous les vices et secrets du commerce qui affirmait ne rien savoir de cet objet. Son instinct de marchand avisé l’incita à la méfiance, et devant l’insistante curiosité de l’acheteur, il n’eut de cesse de monter les prix, quêtant des renseignements plutôt que des pièces d’or. Il finit par abandonner les négociations comme à regret, en retroussant les narines mais en empochant également une coquette somme.

Selon l’acquéreur, ce médaillon ne ressemblait en rien aux bijoux qu’il avait l’habitude de voir dans les souks africains. Nullement serti de pierres précieuses, il semblait sculpté dans une roche qui lui rappelait le quartz. Noire et lisse, légère comme une plume et d’aspect fragile, la pierre, dont la taille atteignait approximativement sept pouces anglais, représentait un tourbillon, fermé à ses extrémités, s’élargissant en son centre, et dont il semblait impossible qu’il eut été ciselé par des mains humaines tant la régularité de sa forme avait été respectée. Enfin, le nombre 22 apparaissait finement gravé en vingt-deux points différents. Le bédouin affirmait avoir eu recours à une puissante loupe pour compter les paires de 2 et avouait s’être finalement débarrassé du médaillon pour prévenir un début d’obsession.

Échouant en effet à comprendre la fonction ou le dessein de ce qui ne fut peut-être jamais qu’un ornement, il abandonna ses activités de contrebandier, refusant de se nourrir ou de s'habiller. Il tenait en permanence le médaillon à l’abri de sa main gauche, autour du poignet duquel il avait noué la fine cordelette de cuir qu’il avait lui-même glissée dans le chas minuscule de la pierre hélicoïdale. Il vécut ainsi, errant dans le désert, survivant miraculeusement au soleil comme aux privations, jusqu’à ce qu’il perçât à jour la nature diabolique de la parure : il n’éprouvait ni faim ni soif, ne ressentait pas la brûlure du soleil saharien et se moquait du froid de la nuit. Il ne pensait à rien d’autre qu’à ce damné pendentif, dont il semblait pourtant qu’il le rendait invulnérable et immortel. (…)

Dans un accès de lucidité, il se trancha la main gauche, dont les doigts à jamais crispés sur la chose avaient fini par acquérir la consistance de la pierre, puis plongea le moignon sanglant dans un nid de braises afin de suturer la plaie et d’éviter l’infection. Il perdit connaissance et ne revint à lui qu’après de longues heures. A peine émergeait-il qu’il cherchait déjà le médaillon, incapable de s’en éloigner mais aussi trop conscient du danger qu’il représentait pour céder à l'impulsion de s'en saisir de la main droite. Quelque part au fond de lui, sourdait la conviction intime qu’il lui suffirait de toucher le tourbillon noir pour que sa main repousse. Il préféra s’enfuir, retrouva une vie normale, consigna cette histoire dans un carnet. Personne, depuis, n’a évoqué ce médaillon par ailleurs. (…)

Nous savons cependant que le quartz – s’il s’agissait bien de quartz – évoque généralement l’élément céleste dans les rites d’initiation. Sa couleur noire le rapproche toutefois de la Pierre Noire de Pessimonte, symbole païen, s’il en est, de la Grande Déesse Mère Cybèle, objet de culte chez les Phrygiens avant d’être récupérée par les Romains au troisième siècle de l’ère chrétienne. Ce ténébreux monolithe est associé aux orgies et à la décadence de Rome, mais aussi, d’un point de vue plus général, à la démesure toute animale des premières sociétés humaines. Son aura suggère le démon pré-catholique, celui qui n’a ni cornes de bouc ni trident neptunien, mais dont moult chercheurs, alchimistes ou hommes d’église, ont déclaré qu’il ne requérait nul artifice pour que s’épanouisse sa nature maléfique.

Le tourbillon figure probablement l’idée d’une force extérieure, surnaturelle, peut-être divine, du moins magique. Quant à la signification du nombre 22, qui apparaît vingt-deux fois, comme tatoué sur la surface du bijou, il faut la chercher dans certains écrits kabbalistiques, selon lesquels l’univers se résume à vingt-deux lettres précises : les trois fondamentales que sont l’alpha, l’oméga et le M ; les sept lettres doubles qui représentent le monde intelligible intermédiaire ; enfin, les douze lettres simples correspondant au monde sensible. 3 + 7 + 12.

La numérologie, de tradition judaïque ou autre, ne tarit pas d’interprétations sur ces trois nombres précis, et leur somme se retrouve également chez les Parsis : l’Avesta est constitué de livres divisés en vingt-deux chapitres, tout comme l’Apocalypse selon St-Jean. Le Tarot comporte vingt-deux arcanes et le Pentateuque vingt-deux lettres. On retrouve également des correspondances chez les Dogons et les Bambaras, et tout porte à penser que la signification de ce nombre, dans le contexte particulier d’un tourbillon de quartz, pourrait entretenir une relation directe avec la structure même de l’univers. Quiconque entre en possession de cet objet acquiert la capacité d’accompagner l’évolution de ce qui est. Malheureusement pour le possesseur, sa nature bassement humaine lui interdit de l’appréhender dans toute sa vérité, son immunité et son absence de limites. Quiconque possède ce pendentif se retrouve par conséquent confronté à un pouvoir non exempt de duplicité : une faculté enivrante, certes, mais doublée d’une réelle malédiction.

Je pense que l’on peut qualifier de talisman cet étrange bijou.

Suivent plusieurs séries de schémas plus ou moins détaillés représentant le médaillon sus-décrit, sous différents angles et points de vue. Certains de ces dessins abondent en précisions, démultiplient les échelles et les correspondances entre les unités de mesure dites « classiques » et d’autres relevant de traditions plus obscures, liées à diverses cultures de l'Antiquité, ainsi qu'à diverses incarnations du Satanisme, à l'alchimie, à la Kabbale ; s’insèrent dans des diagrammes plus vastes, comme les pièces d'un puzzle que l’on intégrerait au petit bonheur la chance dans des projections de texture ou de relief différents ; proposent, enfin, dans leur ensemble, un regard illuminé mais exhaustif sur un objet dont il faut rappeler que Willerbann ne l’a jamais examiné autrement qu’à travers des sources secondaires.

La même remarque s'applique, rappelons-le, à la totalité des artefacts censément étudiés par l'homme de science. Une distance nécessaire s'impose toutefois au lecteur. En effet, l'émerveillement quasi infantile que ne manque pas d'engendrer chez ce dernier le moindre descriptif rédigé par Willerbann ne doit pas l'éloigner de la posture traditionnellement formelle du chercheur, qu'il se considère soi-même scientifique, homme de lettres ou simple « honnête homme » – pour se plier à la définition élaborée il y a plus de deux siècles par les contemporains de Voltaire. Ainsi tenter d'élucider les circonstances dans lesquelles Willerbann a jeté les bases douteuses de son manuscrit protéiforme s'avère-t-il tâche impossible, donc inutile, pour quiconque refuse d'envisager dans son quotidien, comme dans celui de chaque homme, une intervention, certes succincte, certes mesurée, de forces jusqu'ici mal définies, mais que d'aucuns n'hésiteront pas à qualifier de mystiques. Il va de soi que l'auteur de ces lignes souhaite réserver son opinion à d'autres cercles et modes d'expression, ce qui ne l'empêchera pas, néanmoins, d'inférer que la folie d'un homme dépend de son environnement davantage que de son esprit. Un Borges écrirait sans doute que Willerbann croisa un jour la route d'un Aleph, y plongea ses yeux par mégarde et ne parvint jamais à s'en dépêtrer. Un Lovecraft lui inventerait d'indicibles liens familiaux avec des créatures semi-divines et batraciennes. Un poète le porterait aux nues, peut-être. Un savant se contentera de l'écraser sous les chiffres, les concepts, les théorèmes.

Nous ne savons, à ce jour, ce qu'il advint véritablement d'Egon Willerbann et il importe de garder l'esprit ouvert et les yeux tournés vers d'autres ailleurs. « Je sais que je ne sais rien », disait le sage.

Le vase étrusque dit « du Léviathan », décrit à la page 210 du premier livret de Willerbann, nous conforte largement dans cette idée, dans la mesure où les illustrations – au demeurant fort détaillées – du réceptacle mettent en exergue deux paradoxes de différentes natures, mais qui semblent mener à la même épouvantable conclusion : le savant autrichien s'est un jour trouvé en possession d'un objet rigoureusement incohérent.

Comme l'atteste chacun des sept dessins représentant la vasque, le même motif semble se répéter à sept reprises sur la surface courbe, selon un schéma identique, malgré de subtiles variations au niveau du positionnement des membres, des accessoires accompagnant le monstre, des couleurs attribuées à certaines parties du corps, en particulier les yeux, la bouche, le phallus et l'hymen – précisons en effet que nous avons ici affaire à une entité hermaphrodite.

Dans la première reproduction, le Léviathan sourit d'une bouche jaune pâle. Il / elle rappelle la forme d'un cétacé de belle taille, mais pourvu de pattes similaires à celles d'un éléphant. Tourné vers l'ouest, le Léviathan semble nager dans une eau incolore, ou encore marcher à la surface. Il / elle tient dans sa main droite une tête de serpent, dont les yeux verts s'accordent fort logiquement à ceux du Léviathan.

La deuxième occurrence propose un monstre sensiblement moins détendu. Sa bouche a disparu et ses yeux, noircis, se réduisent à des traits hostiles. Ses poings serrés, dressés vers le ciel, indiquent la direction à suivre. Toujours l'ouest.

Le troisième Léviathan se dévore les poings, et un sang ocre et or coule le long de sa bouche gigantesque. Ses yeux, agrandis, écarquillés, projettent des éclairs dorés, malgré la sombre noirceur de leurs pupilles. Les deux sexes de l'hermaphrodite pratiquent le coït, alors que jusqu'ici l'hymen restait représenté par la lettre gamma, le phallus se réduisant à un simple appendice visiblement sans substance.

Les quatre autres représentations signalent un crescendo dans la violence du coït expérimenté par les deux sexes de la bête, violence de fait inversement proportionnelle à la longueur de ses bras régénérés à partir de la cinquième occurrence. Les couleurs oscillent entre le rouge solaire et l'or lumineux. Cependant, le choix des pigments illustre le caractère volcanique et changeant de l'impossible créature, tout en proposant également une palette graphique axée sur les dégradés. Il s'agit ici d'un point de repère trompeur, une illusion d'optique parfaitement maîtrisée, laquelle laisserait entendre, en premier lieu, que le modèle utilisé par Willerbann pour dépeindre le vase n'était autre que le vase original lui-même. En second lieu, la structure circulaire de l'ensemble des dessins, la chaîne qu'ils semblent constituer et le positionnement des motifs sur la surface bombée de la vasque amènent le spécialiste à conclure qu'il n'est qu'un seul dessin, qu'il ne se répète guère, qu'il se contente d'avancer, d'évoluer, de se transformer.

Le Léviathan n'existe pas. Il dérive d'une conception déjà éclairée du monde, à l'époque où les premiers Hébreux s'appliquaient à traduire le cosmos selon une vision certes fataliste, mais axée sur de nouvelles sciences et conceptions héritées des mathématiciens grecs tout autant que des parchemins égyptiens. Décrit comme un dragon ou un monstre issu des eaux, le Léviathan reste une simple évolution du Ros-Shamra, ou « nuage orageux », l'ennemi du puissant Baal. Par bien des aspects toutefois, son caractère impétueux, chaotique, rigoureusement instable et animal, le rapproche des créatures les plus sauvages de la mythologie humaine, prise dans son sens global : hydres déchaînées, sirènes griffues, stryges hystériques, griffons et chimères, kraken, harpies, hécatonchires, goules, manticores et lémures, dragons à gueule de loup, serpents à plumes, béliers à corps de femme, toutes et tous naissent du corps hideux, difforme, à jamais changeant du Léviathan.

Le vase du Léviathan, symbole typiquement féminin, fut vraisemblablement moulé au cours du VIe siècle avant Jésus-Christ. La civilisation étrusque entamait à peine sa courbe ascendante. Nous disposons de peu d'informations précises sur la religion étrusque, bien que les spécialistes s'accordent sur le fait que cette société, étonnamment évoluée pour l'époque, pratiquait un culte discret et peu bavard, selon des rites peu exigeants et en fin de compte fort éloignés des tentations totalitaires qui président encore aujourd'hui au fonctionnement de nos institutions religieuses. Les Étrusques n'imposaient pas leurs dieux et refusaient de les instrumentaliser afin de gérer le quotidien de leurs femmes ou de leurs insoumis. Ils n'en connaissaient pas moins le Léviathan – qui, toutefois, n'existe pas.

J'en reviens donc à ce monstre informe, cet ennemi de Dieu, dragon de l'Apocalypse et Serpent ultime parmi les rampants. Ceux qui l'ont rencontré dans les ruelles sombres d'un rêve d'opium l'appellent « le gardien du Nadir », et le situent sans le savoir – par-delà les brumes hallucinées de leurs cauchemars d'âmes estropiées – au commencement du principe de vie. Il est celui qui génère le Temps, celui qui, par sa gueule béante, accouche des siècles, des heures et du mouvement incessant des aiguilles célestes. (...)

Je me suis longtemps interrogé sur la raison qui avait poussé le ou les artistes concepteurs du vase à attribuer deux sexes à leur version du Léviathan. Ce caractère hermaphrodite choque en moi l'historien amateur, féru d'archéologie et d'Antiquité. Si la figure de l'androgyne apparaît en effet dans la plupart des cosmogonies passées, ne serait-ce qu'à travers le Ptah égyptien, les amants jumeaux Izanagi et Izanami, la Tiamat akkadienne, les relations quasi incestueuses qu'entretiennent Shiva et Shakti, deux avatars de la même entité, voire l'ambiguïté sexuelle d'Adam, dont la côte devint la femme qu'il posséda ensuite et qui le condamna enfin, à cause de la duplicité d'un autre Serpent, j'échouais tout simplement à comprendre qu'on pût assimiler le Léviathan à la pureté de l'androgyne, qui – et il importe de le souligner avec toutes les précautions d'usage – figure l'œuf cosmique originel. (...)

Le vase du Léviathan est un objet maléfique. Nulle autre explication ne saurait éclairer ces paradoxes. (...)

Arturo Lope de Valladolid évoque dans le journal de bord du Valiente, un bateau marchand affrété à Lisbonne à l'été 1507, la présence dans la soute de sa caravelle d'une « étrange amphore, bombée comme la croupe d'une esclave, scellée à la cire, dont les formes sensuelles révélaient un dessin mouvant pour quiconque osait la regarder plus d'un instant. » Arturo Lope égrène dans son manuscrit les plus minutieux détails et révèle progressivement une véritable fascination pour l'objet. Certaines de ses assertions laissent rêveur et l'on en vient à douter de la santé mentale de cet homme, par ailleurs honoré par les historiens nationalistes portugais comme un aventurier viril et fougueux, « insensible à cette maladie qu'on appelle la peur », selon les vers de son contemporain, le poète oublié Odalisco Fernando.

« Le monstre a encore bougé. Je l'ai vu qui me regardait de ses yeux froids et verts, ses deux sexes en mouvement selon cette mécanique diabolique et obscène qui engendre les démons, les spectres et les succubes. Il nageait en forniquant avec lui-même et sa bouche remplie d'un sang noir me promettait d'infâmes plaisirs auxquels je résistai pourtant en dressant le chapelet de bronze que m'offrit mon grand-père sur son lit de mort. »

On peut sourire à l'évocation des « plaisirs » que notre valeureux capitaine paraît associer à la créature entrevue sur le vase. On peut également admettre qu'un mois en mer à rêver de stupre au milieu d'une population exclusivement masculine engendre volontiers des fantaisies que tout catholique qui se respecte, en ce début de XVIe siècle, préférera imputer à l'action tentatrice d'un Satan ou d'un Belzébuth plutôt qu'à son esprit censément vertueux parce que croyant et respectueux du dogme. Toujours est-il que le vase agit sur l'esprit d'Arturo Lope de Valladolid avec la même pugnacité qu'une flasque de rhum. Comment un simple vase parvient-il à marquer ainsi l'âme d'un homme, que tous jugent solide, équilibré, et dont les actions, dont les moindres faits et gestes l'ont amené à occuper des fonctions de commandement dans un milieu tel que celui de la marine marchande à l'époque des grandes découvertes ? (...)

Le vase est un palimpseste en perpétuel mouvement.

Nous passerons sur cette dernière remarque pour nous concentrer plus précisément sur les détails historiques évoqués dans les extraits ci-dessus. De prime abord, l'assertion selon laquelle le vase daterait « vraisemblablement » du sixième siècle avant notre ère nous paraît contradictoire avec le développement même de l'art étrusque. En effet, malgré l'impressionnant savoir-faire des Étrusques en matière de fresques, de peinture sur vase et de sculptures, l'on s'étonnera volontiers des précisions apportées par Willerbann quant aux pigments et coloris relevés sur le Vase du Léviathan. Avec le temps, les peintures s'écaillent et s'affadissent. Il est vrai que les mêmes Étrusques parvinrent à déployer des techniques de conservation, techniques essentiellement appliquées sur les fresques splendides dont ils ornèrent leurs tombes. La nécropole de Monterozzi nous offre ainsi un merveilleux exemple de préservation des couleurs.

Le choix même des coloris évoqués par Willerbann ne concorde guère avec ce que l'on connaît de l'esthétique des vases étrusques, à savoir l'utilisation quasi-exclusive du rouge et du noir.

Une autre interrogation légitime concerne évidemment le récit d'Arturo Lope de Valladolid, dont l'existence, attestée par le registre des dons accordés à l'Église de Santa Marina de Cordoba, n'a laissé que des traces bien ténues dans les bibliothèques espagnoles. Le gentilhomme aurait succombé à la malaria lors de l'un de ces voyages en terre andine, mais là encore, les contradictions abondent.

La première, et peut-être également la plus troublante, concerne « le journal de bord du Valiente », cité par Willerbann. Aucun historien n'a jamais entendu parler d'un tel document. Si personne n'ose réellement remettre en cause l'existence du Valiente, force est de conclure, sans craindre de se montrer trop hâtif ou malhonnête, que le mathématicien autrichien inventait ses sources à mesure qu'il rédigeait ses notes hallucinatoires. Le reste de ses manuscrits ne nous apprend rien de notable quant aux motivations que cache un acte aussi grave dont la désinvolture laisse rêveur les plus sceptiques. Nous préférons partir du point de vue, à notre avis plus plausible, que Willerbann croisa la route de ce document mais s'abstint, pour une raison encore indéterminée, d'en faire part au reste du monde.

La deuxième contradiction porte sur l'évocation, manifestement abusive et illégitime, du poète Odalisco Fernando, dont le nom, vraisemblablement le pseudonyme d'un auteur confirmé soucieux de protéger son identité aux yeux de la cour, ne ressort dans aucune anthologie de l'époque. Certains de ses vers apparaissent pourtant cités en liminaire des œuvres publiées de Willerbann :

L'échiquier, la trame, et l'enjeu, tu plonges ton regard

Dans le cercle des chiffres,

Et ton âme transposée se pare

D'un nouvel ailleurs.

Odalisco Fernando, De l'envers de la trame.

Malgré le caractère hautement hermétique de ce malheureux extrait, il nous permet de jauger la foi de Willerbann en ses précieuses théories mathématiques, que récuse l'ensemble de la communauté mathématique internationale et selon lesquelles il serait concevable d'accéder à la marche même du temps, d'influer sur celle-ci et de jeter un œil avisé sur les vignettes du passé comme à travers un judas, dès lors que la formule serait convenablement énoncée. Nous ne refuserons pas, dans ces pages, d'envisager la découverte de cette formule par Willerbann comme relevant de l'ordre des possibles.

Nous conclurons cette présentation sur un dernier objet, de facture plus conventionnelle et dont Willerbann attribue la conception, plus récente, au peintre Francisco de Goya.

Quelques semaines seulement avant cette fatidique nuit du 15 au 16 avril 1818, le peintre espagnol fut saisi d'une étrange frénésie, qui l'amena miraculeusement à quitter son lit et à empoigner une dernière fois sa pointe sèche et son burin pour réaliser sa dernière eau-forte : « Le vol d'Œdipe-Roi ». De taille relativement réduite – l'objet, circulaire, adopte les dimensions d'un plat à viande – elle met en scène un homme agenouillé sur un miroir qui semble flotter dans le vide. L'homme tient les bords du miroir de ses mains crispées et regarde son reflet avec l'intensité sévère et concentrée d'un lecteur compulsif.

La finesse des traits et le mouvement qu'elle induit dans le vol du miroir laisse présager l'inévitable chute qui attend le personnage juché sur son reflet si, d'aventure, il détourne les yeux. On lit une peur panique dans le regard minuscule d'Œdipe, encore roi, inconscient de l'aveugle à venir.

L’homme n’avance pas. Il se mire.

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