In Memoriam Eric Arthur Blair
Il s'était toujours senti double, jumelé à son envers ou son endroit. (La terminologie exacte le fuyait depuis qu’une première lueur de conscience lui avait transmis celle d'un autre. Un autre à la fois proche et dissemblable.) Il avait fait ses premiers pas au-delà des vagues, en un jardin où ceux qui avaient peau brune se courbaient à son passage. L'Angleterre, tantôt d'un vert tangent, tantôt d'un gris taché de bruine, l'avait accueilli plus tard à la manière d'un homme du peuple un peu rude, ancré dans ses contradictions et son folklore en voie d'extinction. L'expérience l'avait marqué. Lui ne se sentait guère à l'aise sur cette île tiède et close, mais l'autre lui recommandait patience.
Il se rappelait toutes sortes de vexations et d'humiliations, qu'il attribuait, impitoyable, à son physique « particulier ». Au fond de lui, pourtant, il savait sans savoir que l'autre ne le lâchait pas d'un pouce, qu'il l'avait, sans remords, mené à la torture, à l'automutilation morale sous le douteux prétexte de conventions à respecter, de barrières sociales à préserver, le tout dans l'expectative. Un jour viendrait, semblait lui susurrer cette voix interne, où il pulvériserait serrures et franchirait frontières. Qu'il se soumette, pour l'heure, aux étiquettes : il n'en serait guère brisé.
A dix-neuf ans, le revers de son être desserra soudain son emprise. Il sut profiter de l'occasion pour fuir au bout du monde, à la recherche de son île, n'y rencontrant hélas que le reflet souillé de ses souvenirs d'enfant. Il ne souffrit qu'indirectement de l'absence de pression. Son esprit dégagé paraissait lui appartenir. Il ne tarda guère à percer l'illusion de cette liberté depuis peu acquise. L'autre n'était plus en lui mais il le croisait chaque jour, sous une forme ou une autre, dans les rues sans trottoir des villes birmanes. La couleur même de son uniforme de la police impériale ne lui rappelait que trop la force tranquille de son jumeau. Fatigué de Kipling et de ses promesses non tenues d'aventure, de rédemption et de justice, il revint parmi les siens après cinq ans d'inexistence.
Il ne reconnut qu'à grand peine l'Angleterre et ses implications. L'autre avait récupéré sa position initiale et lui soufflait continuellement à l'oreille des paroles insensées, des extraits de discours, des morceaux de littérature. Et tout autour de lui, le monde évoluait, changeant, ne lui offrant jamais qu'une place d'observateur fortuit, commentateur public qui ne commentait que lui-même – ou sa part d'ombre. Il s'aperçut toutefois que le métier d'écrivain ne s'improvise pas, qu'il lui manquait une matière, un insondable fond culturel d'où il pourrait extraire anecdotes, messages et prises de position.
Divers séjours dans la Cour des miracles lui enseignèrent une autre souffrance, et sa quête de douleur ne s'acheva qu'à sa trentième année. Il n'avait pu tuer l'autre en jouant les vagabonds, n'avait convaincu personne, et surtout pas lui-même, de ce caractère bohème qu'il avait cru cultiver. Ayant échoué à sublimer son double pour le refouler ensuite définitivement, il résolut de l'exploiter, de lui confier sa vie et son identité.
Le nom de l'autre, accolé aux titres de ses romans et articles successifs, ne lui apporta ni la gloire ni l'argent. S'il avait passé un pacte, consciemment involontaire, avec ses démons personnels, celui-ci ne valait rien. De plus en plus vide de ses propres émotions, il connut toutefois l'amour, d'une cause, d'une femme, et tous deux, entremêlés, l'avaient suivi en Espagne, dans les rangs farfelus d'une unité sans armes sur le Front républicain. Car l'autre – celui dont il portait désormais le nom – s'était incarné en une masse d'hommes mécaniques, une armée d'épaules carrées, de mentons droits et fermes, de regards sans pupilles et sans étincelle. L'idée l'avait traversé qu'il affaiblirait ainsi son siamois. Mais l'histoire fut ce qu'elle fut et le général ibère et apprenti dictateur l'emporta haut la main.
Il revint en vaincu héroïque, le corps meurtri mais transformé. Si elle l'habitait encore, sa moitié ténébreuse, il s'en accommodait. La lutte était engagée. Il étudia l'influence de son double à travers le monde, s'épiant pour mieux l'observer, apprenant de lui-même ce qu'il ignorait des hommes, se racontant à l'envi pour appréhender ses semblables. Il noircit des dizaines de pages avec des théories sociales qui décrivaient ses fantasmes et sa réalité, épuisa des litres d'encre à étudier les fonctions les plus implicites du langage, de la politique et de l'histoire, s'attachant à contredire sans relâche chacune des avancées de l'autre.
Ce dernier n'était pas demeuré inactif. De nombreuses populations l'avaient accueilli en leur sein, l'embrassant avec la fougue d'une tornade écervelée, et la guerre avait succédé à la paix, puis la paix à la guerre. Et entre temps, la chair avait brûlé.
Il avait riposté en immortalisant cette image de grillages et de corps démembrés sous celle, métaphorique, d'un visage à jamais piétiné par une botte militaire. Il avait démasqué son double, lui avait offert un nom, une enveloppe charnelle – il lui parapha un mythe. L'on s'étonna de ce grand frère, paternaliste et fictif, dont le regard n'épargne personne, mais les individus concernés savaient à quoi s'en tenir.
Lorsque la mort lui clôt les paupières, il entrevit son jumeau qui le regardait, narquois. Il avait demandé à être enterré sous son nom de baptême, abandonnant son pseudonyme au bon soin des libraires, éditeurs et critiques. Il mourut triste et en colère, furieux de comprendre qu'il avait rendu l'autre immortel.
Annotations
Versions