Relativité dans la Maison aux esprits
La Maison – dont le titre et le nom, tous deux simplistes et simplificateurs, se confondent avec l'appellation générique – fut fondée en l'an 1789, à la veille de la prise de la Bastille, par une triade incomplète d'officiers royalistes gagnés aux thèses de Locke sous l'influence des mousquets. L'histoire raconte que si la poudre tonnante parvint à les convaincre de la justesse de ses thèses, les deux soldats survivants ne purent se résoudre à embrasser Rousseau. « Il y a des limites », peut-on lire, en souvenir d'un commentaire passé, spontané, possiblement fictif, sous le front de marbre jaune de la Grande Porte, rue St-Guy, gravé en un cuivre en plaque, tel une eau-forte urbaine et grise. Ces mots, que l'on attribue d'ordinaire à Monsieur de Jonquille, l'un des deux pères fondateurs, ne s'inscrivent certes pas dans la logique de l'instant, cette seconde unique et irrémédiable durant laquelle il les articula peut-être, d'une voix trouble et embuée, ses yeux muets fixant cadavre, et cadavre ensanglanté à ses pieds chevaleresques de poussiéreux gentilhomme. D'allusion à un passé douteux – et tant pis s'il s'agit là d'un pléonasme – la formule est devenue, malgré le caractère intemporel de son énonciateur supposé, une maxime rationaliste et concrète, dont l'infréquentable métaphysique reflète et traduit l'inextricable nœud des couloirs et galeries qui résument l'architecture baroque et étroite de l'édifice tout autant que l'esprit fuyant, quoique borné, de ses fantômes.
On ne connaît – on ne retient – de ceux-ci que ce qu'ils veulent bien montrer, c'est-à-dire bien peu, tant l'uniforme investit leurs gestes, les étoffes qu'ils revêtent, la lisse superficialité de leurs traits. Leurs muscles et leurs os se meuvent et se contractent à l'unisson, définis à l'avance par quelque table de loi, issue d'un écran couleur nuit, d'un livre raturé ou de la langue râpeuse d'un conférencier à binocles. Je les croise, les accompagne, et parfois les précède à l'intersection de deux allées, nullement irréconciliables, pourtant séparées par Dieu sait quel inconcevable parallélisme, et seul un hochement du menton, rarement rehaussé d'un froncement de commissure – seul un œil exercé et passablement optimiste y décèlera volontiers la promesse ou l'esquisse d'un sourire – vient alors signifier la légendaire connivence qui nous unirait, selon certaines croyances, en un même agrégat d'insectes laconiques et dépendants.
La Maison, en effet, prétend nous former à la sagesse, nous guider le temps d'un court intermède dans nos existences respectives, nous délivrer enfin des aléas du temps qui court sur nos épidermes, en y semant rides et pilosité, ou quelque cicatrice illogique, mais le poids de son histoire et l'étendue de ses exigences finissent par nous imprégner, et c'est l'effet inverse qui se produit. Qu'elle le veuille – qu'elle le sache ou non, la Maison moule le corps de ses enfants, élèves ou disciples à travers l'alchimie incolore qu'elle fait subir à leur âme.
Quand je pénétrai, pour la première fois de ma vie toute carrelée, dans le Vestibule, cette vaste pièce allongée, reposant sur elle-même comme une larve en son cocon, j'éprouvai l'étrange, mais non désagréable sensation d'un retour symbolique aux sources les plus profondes de ma mémoire d'être vivant. Cette impression, si forte, si intense, je ne saurais la transcrire avec toute l'exactitude de son déroulement, les manifestations faciales qu'elle m'inspira, les tressautements que, nerveusement, je lui accordai sans mot dire, tout ce répertoire de tics et de bruits divers qu'elle se permit de m'imposer ; et si, pour ma part, j'aurais tendance à excuser la Maison de la faiblesse de son enseignement en matière d'émotion, il ne manque pas de mauvaises langues, toutes extérieures à notre cosmos, pour dénigrer l’Édifice, ce qu'il contient, et ce qu'il ne peut exprimer. De fait, il y a effectivement des limites, et si la Maison s'avère parfaitement capable de nous les définir, par ailleurs, négativement, comme si la notion même de limite, borne ou frontière était néfaste ou nuisible, il ne lui viendrait jamais à l'idée de nous inciter à les transgresser.
Un esprit fin ou avisé, plus simplement un cynique, observerait sans doute que la Maison fut dessinée par un architecte grossier, au crayon noir et mal taillé, sur du papier kraft froissé, à moitié déchiré sous les assauts grotesques d'une gomme de collégien. Il est vrai que, là encore, les limites – que d'aucuns nomment « parois », « sol », « plafond », « murs », « cloisons », « chambranles », « rambardes », « marches d'escaliers » – souffrent de la même contradiction que celle exposée plus haut. Il eût mieux valu pour les plans de la bâtisse que la Bastille fût prise un jour plus tôt ou plus tard, que les officiers ne cédassent guère à leurs agresseurs défroqués, que le macchabée en fût un autre, que les mots de l'aphorisme ne fussent point prononcés. Dans la Maison, les fantômes apprennent à jouer aux passe-murailles car fréquemment, les portes s'ouvrent sur des rangées de briques et les escaliers se dotent d'angles improbables, ce qui rend l'ascension périlleuse et la descente intenable.
C'est dans l'enceinte même du lieu sus-cité, à l'abri de ces murs dont la simple vision eût suffi à rendre fou un géomètre, et très précisément à l'endroit où la bibliothèque accouche d'un large couloir dont les deux courbes se divisent à leur tour en deux galeries filandreuses, que je croisai, un matin, une silhouette plus opaque et pourtant plus transparente que celles qui l'avaient précédée. Peut-être renouvelai-je sans le savoir la rencontre amoureuse, me pliant à un schéma depuis longtemps éculé ; peut-être un charme fut-il glissé dans l'une de mes veines translucides, par l'intermédiaire d'une flèche, allégorique et rectiligne...
Peut-être aussi que l'aiguille tournait trop vite au cadran de mon horloge interne, et que, sans regret autre que ce texte-exutoire, je passai mon chemin, fondant mon corps et son âme dans le miel incolore de la ruche impassible.
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