Le narrateur isolé
Il avait décidé qu’il n’écrirait plus jamais. Fini, le glissement feutré de la petite bille imprégnée d’encre noire sur les pages à carreaux de ses cahiers d’écolier. Terminées, les séances de jonglage syntaxique jusqu’au petit matin. Achevée, l’insomnie du plumitif. Il composerait dans sa tête, à l’abri des regards et des compromis. Son œuvre n’existerait que pour lui.
Il se savait capable de réciter l’équivalent de centaines de pages glanées dans des romans, des contes et des poèmes, des chapitres entiers sans la moindre erreur de ponctuation – autant de volumes qui resteraient à jamais inédits. Personne ne lirait ses nouvelles fantastiques, ses enquêtes policières ou les courts textes d’inspiration surréaliste qu'il se plaisait à réciter d'une voix monocorde comme d'autres fredonnent le dernier tube. Ses absurdités littéraires, qu’il appelait nonchalamment « œuvrettes » dans le secret de son âme, ne connaîtraient jamais l’examen attentif, et peut-être enfiévré, d’une paire de pupilles.
Lorsqu’on l’interrogeait à ce sujet, il répondait que l’écriture constituait à la fois un leurre et une prison.
« Elle nous transporte, » disait-il volontiers, « et prétend nous élever. En cela, elle nous promet, avec la superbe que lui procure son irréfutable savoir-faire, de nous affranchir de nous-mêmes. De ces limites imposées par la science – physique, chimie ou biologie –, cette nature à laquelle nous devons nous soumettre, et de ces bornes que nous nous infligeons par atavisme ou par éducation.
« Quand j’écris, je réduis les voies de mon esprit à une autoroute rectiligne sur terrain plat. J’égare le sel de mon histoire et je me contente d’un squelette dont la chair et les muscles auraient été dévorés par d'inflexibles rongeurs. Quid des subtilités, des nuances ? Où vont tous ces détails, qui, à foison, pimentaient le récit dans sa version d’origine ? Écrire nuit à l’imagination là où la lecture tendrait à la développer. »
Et de répéter qu’il n’écrirait plus.
On s’inquiétait alors de savoir s’il se souvenait de ce qu’il produisait en pensée. On l’agressait mollement sur le ton de la conversation polie. Il mentait systématiquement, souhaitant éviter à tout prix d’avoir à déclamer ne fût-ce qu’une simple phrase.
Un jour que l’agression s’était durcie sous les effets conjugués de l’alcool et du mépris que lui portaient ses interlocuteurs, il déclara que l’artiste maudit leur pissait au fondement et qu’il était prêt à leur « lire » une saga de sept cents pages dans la seconde qui suivait s’ils insistaient.
Ils insistèrent et il s’exécuta. Patiemment et suivant un rythme enlevé, constant, prenant une gorgée d’eau, de bière ou de vodka à la fin de chaque sous-chapitre. Il réclama cinq minutes de pause entre les chapitres dix et onze, afin de se soulager, et reprit son récit, une bouteille à portée de main. Tout à son laïus, il crut surprendre des regards, des échanges muets dont l’inexplicable connivence l’angoissa. Il lui fallut quelques lignes avant de comprendre, ou d’imaginer, qu’il ne pourrait plus s’interrompre.
Cette étonnante révélation l’incita à effectuer un rapide calcul mental tandis que ses cordes vocales reprenaient leur ballet. A raison de cinquante chapitres encore, d’une dizaine de pages chacun, il ne lui faudrait pas moins de deux jours pour achever ce combat. Car c’était bien d’un combat qu’il s’agissait : contre son auditoire aux pupilles scintillantes et à l’oreille tendue ; contre l’histoire, qu’il affectait d’ignorer – se captiver lui-même le condamnerait au silence ; contre son propre corps, enfin – qui suait, suintait, tremblait ici et craquait là. La faim viendrait avec l’aube et son ventre grognerait, ponctuant ses phrases avec l’efficacité d’un point ou d’un tiret. Ses jambes ne manqueraient pas de l'élancer et il choisirait de s’asseoir. Il lui faudrait plus tard se dégourdir les membres et surmonter une crampe. Sa gorge, déjà sèche, le rappelait à sa soif.
Au matin du deuxième jour, il se leva brusquement au milieu d’une longue phrase descriptive, et, s’il n’interrompit guère le flot de sa parole, il ne pouvait nier que le demi-soupir qu’implique une virgule s’était attardé plus que de raison. Des sourcils furent froncés, des regards se figèrent, changèrent d’expression. Malgré sa voix de plus en plus éraillée et sa langue pâteuse qui semblait vouloir embrasser son palais à chaque syllabe prononcée, il continuait de narrer, infatigable. Et tandis qu’il relatait, tandis que sa bouche formait des mots que lui dictait une zone bien précise de son cerveau, le reste de son esprit comprenait qu’il n’existait plus en tant qu’être humain à leurs yeux fascinés. L’homme était devenu livre.
De plus en plus mal à l’aise, il commença à se dandiner sur ses jambes, d’abord calmement, puis de façon arythmique, comme traversé de spasmes irréguliers. Sa vessie le brûlait. Il se tordait le bas-ventre en grimaçant de douleur, prenant un soin morbide à ne pas altérer d’un iota le fil de son récit et la cadence de son monologue.
Fatalement, il mouilla son pantalon. Personne ne s’en préoccupa.
Les heures s’étiraient. Doucement, avec l’allure indolente du piéton provocateur qui fait mine de marcher d’autant moins vite que le chauffeur semble pressé. Le temps s’attardait, le narguait. Ses auditeurs lui apparaissaient désormais comme des statues de sel et de granite, ne conservant de l’humain que les traits et la morphologie. Pour ce qu’il en savait, il aurait pu s’agir de carcasses de dieux morts. Leurs yeux perdus, parfois exaltés, toujours lointains, lui rappelaient les billes de verre qui constituent le regard des requins. Il ne se voyait pas en eux. Ils ne reflétaient rien.
Il éprouva une satisfaction purement pataphysique lorsqu’il s’imagina partageant le point de vue intrigué du chat qui observe son maître plongé dans un ouvrage, et se traita d’idiot. Il se rappela qu’il avait peur. L’urine avait séché sur son pantalon de velours, mais la sensation de l’étoffe chaudement imbibée sur la peau de ses cuisses l’avait marqué au fer rouge. Sa bouteille était vide et il n’osait plus demander à boire. Quelque chose dans l’atmosphère lui signifiait très clairement que sortir du récit à ce stade de l’histoire ne lui apporterait rien de bon. Il ne s’aperçut pas qu’il pleurait, tout à son labeur de vaillant narrateur. De fait, nul ne remarqua ses larmes. Il en pleura davantage, incapable, cette fois, de réprimer les sanglots qui menaçaient de s’insérer dangereusement dans le texte de sa voix off.
Le roman fut achevé le troisième jour, peu avant vingt-deux heures. Sa voix se brisa sur le point final. Il s’étira bruyamment, livrant un long râle enroué à la cantonade. Il esquissa quelques pas malhabiles pour réveiller ses membres, sévèrement ankylosés, puis il but au goulot d’une bouteille trop chaude et trop vide.
Il reçut un cendrier sur la tempe. On entendit distinctement l’os du crâne se fendre. Il bascula, inconscient, déjà presque mort, s’écrasa sur le sol comme une pyramide s’affaissant sur elle-même, mourut sous les coups silencieux de ses lecteurs trahis.
La fin. Ils n’aimaient pas la fin.
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