Les Belles Personnes - Glamour Administratif
Le guichetier qui les prit en charge était un pictogramme pour signaler les places de transport réservées aux handicapés et personnes âgées. Outre des bras et jambes en un seul morceau, rigoureusement identiques dans leur réalisation à la longue tige noire bidimensionnelle posée sur le bord de son bureau - sa canne, supposa Dick -, il avait le dos voûté à 45 degrés et des traits… Limités. De fait, pour la première fois, Dick avait sous les yeux une personne ayant véritablement des traits pour visage. Un horizontal pour la bouche. Deux autres pour les yeux, qui pouvaient éventuellement se transformer en circonflexes ou en ovales pleins selon l’expression que leur possesseur essayait de transmettre.
L’entrevue ne s’était pas éternisée. Il n’avait pas fallu deux secondes au fonctionnaire - répondant, selon la petite barre métallique posée sur son bureau au doux nom de « Places-du-Cœur Respectez-Vos-Ainés » - pour réclamer une montagne de papiers que Dick n’était absolument pas en état de produire. A commencer par une photo d’identité, de toute évidence difficile à réaliser, quand, d’un chapitre à l’autre, vos cheveux passaient du brun au blond, vos traits de fin à burinés, à fin et burinés à bruts, mais avec un on ne savait quoi de fin à l’intérieur, et vos yeux par toutes les nuances du spectre, mis à part le rouge – et encore, suite à une erreur typographique survenue à la sortie du Tome 2 de ses aventures, Dick avait dû garder des lunettes de soleil pendant une semaine, un petit étourdi ayant parlé de son regard carmin au lieu de calme.
Sur le moment, Dick avait très sérieusement envisagé de renverser le bureau et de voir si oui ou non il pouvait compresser des tiges occupant deux dimensions en une seule. Mais, avant qu’il ne puisse même jeter sa chaise, la main de Daludée s’était posé sur son épaule. De l’autre, l’elfe avait tendu une feuille de papier blanc pliée étrangement renflée au fonctionnaire.
« Je suis sûre que nous pouvons trouver un arrangement », avait souri l’elfe, et sa voix s’était parée de résonnances de colle fraîche et de plastic neuf.
Places-du-Cœur avait soulevé la partie supérieure de la feuille, baissé le nez, et dix minutes plus, Dick sortait dans la rue porteur de sa carte de résident, et d’une licence officielle de détective privée, sans aucune période de probation.
« Bloody Hell, avait-il murmuré à l’intention des oreilles pointues de son camarade. C’était quoi ? ».
Daludée avait haussé les épaules.
« Vois-tu, Dick, nous, les elfes, avons cette capacité appelée glamour. C’est un peu une manière de transformer les rêves en réalité. Et nous avons également un bon instinct. Mon instinct me dis que toi, mon frère, tu es très important. Alors j’ai décidé de t’aider. »
« Et on en fait what, de ce glamour ? avait finalement demandé Dick, bien plus tard, devant leur troisième bouteille vide.
- Ici, on s’en sert essentiellement pour des raisons médicinales, avait répondu Daludée. D’après certains archecins, cela permet de retarder la dégénérescence de l’organisme, une fois que nos sources d’existence se sont taries. D’autres un peu plus vénaux s’en servent pour corriger - ah, on ouvre la quatrième ? – l’aspect de certains citoyens. Une sorte d’amélioration cosmétique.
- Must be rare. Et cher.
Daludée avait haussé les épaules.
- Assez, d’autant que les nouvelles arrivées elfiques n’en sont pas tant pourvues que dans le temps. Mais je te l’ai dis, mon ami. Mon instinct ne me trompe jamais. Et je sais qu’un jour, je serai fier de t’avoir tendu la main lorsque tu étais dans le besoin. Maintenant passe-moi cette bouteille, si tu veux bien, je ne suis pas à moitié suffisamment alcoolisé pour cette heure de la journée ».
En d’autres circonstances, Dick aurait fait n’importe quoi plutôt que de devoir quelque chose à quelqu’un. Mais Daludée était à part. Dans les queslques années qu'ils avaient partagées, il avait prouvé à maintes et maintes occasions qu'il était probablement le meilleur ami dont le privé avait jamais pu rêver. Irrévérencieux, saoulard et lubrique, prompt à se salir les mains, mais juste quand la situation l'exigeait. Dick regrettait souvent que son instinct ne l’ait pas averti pour le piano qui lui était finalement tombé sur le coin de la tête, alors qu’il poursuivait un suspect. Et parfois, dans les heures les plus sombres de la nuit, il ne pouvait pas s’empêcher de contempler la pagaille de bouteilles et de mégots –encore une addition rétrospective du tome deux - qui jonchaient son bureau, et de se demander si tous comptes faits, Daludée n’était finalement pas mieux là où il était à l’heure actuelle. Certes, il n’avait pas vu sa bleusaille gravir les échelons pour devenir le Capitaine IronHelm du commissariat central de Oncupponatime, mais il n’avait pas vu la vie de Dick sombrer d’un tome à l’autre, ni la montée en force du mouvement anti elfes, et l’apparition des lois ségrégatives. Ce qui parfois. Rarement. Vraiment très rarement. Lorsque la nuit était plus noire que l’enfer, et que les minutes semblaient s’immobiliser, engluées par les ténèbres et la vicissitude du monde, faisait croire à Dick que peut-être, quelque part, il y avait une justic, et qu’elle était clémente.
Puis il se rappelait qu’il avait effectivement été dans les quartiers infernaux plusieurs fois, et que la figure de style était tout sauf fidèle à la réalité. Rien que la place pavée des Bonnes Intentions était un spectacle phénoménal de couleurs et de lumières à toutes heures du jour et de la nuit. Alors pour ce qu’il en savait, Daludée était pire que mort. Il l’était pour de bon.
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