Les Belles Personnes - Faux raccords
Ses lèvres esquissèrent un fin sourire. Dick déglutit avec difficulté et détourna le regard. La fragile fente de ténèbres qui venait de se révéler dans le visage de son interlocutrice avait un il-ne-savait-quoi de plus effrayant encore que tous les arbres de la forêts ET la Ligue pour L’Abolition des Abominations telles que L’Alcool, le Tabac et Toute Autre Drogue Dure (ou 2(LATD). La légende voulait que le simple fait de prononcer le nom entier de la ligue vous dégrisait pour une semaine, quelles que soient les quantités d’alcool ou de stupéfiants ingérées auparavant) réunies. D’autant que, si ses yeux ne lui avaient pas joué des tours avant qu’il ne les détailler les frondaisons, une abeille avait profité de l’occasion pour venir se promener sur la lamelle de bois qui faisait office de lèvre inférieure à l’Essaim. Une abeille qui provenait de l’intérieur de son corps.
«Yes, ma’am, finit-il par déglutir.
- Kieran m’avait dit que vous viendriez. J’avais mes doutes. J’ai eu tort.
Chaque mot qu’elle articulait bourdonnait d’une vie propre, comme composé d’une infinité d’occurrences différentes qui ne concédaient qu’avec difficulté que l’elfe les associe, et qui tentaient à toute force de marquer leur individualité en ne s’arrêtant pas en même temps que leurs co-prononcés. Certains, même, Dick était prêt à en jurer, réapparaissaient de leur propre chef, après la fin de la phrase. Il n’était pas étonnant qu’elle limite ses communications au strict minimum.
- Don’t mention it, finit-il par répondre, avec l’impression désagréable qu’il avait dû aller récupérer chaque mot au fond de son œsophage avec une pince à sucre, et qu’il n’avait pas pris la peine de se laver les mains avant l’opération. Kieran is family.
L’essaim hocha la tête avec une lenteur extrême, puis se détourna du détective. Son torse était encore plus maigre qu’il ne l’avait d’abord estimé, et son dos semblait prêt à céder sous le poids invisible de son âge d’un moment à l’autre, comme une branche trop lestée de neige au milieu de l’hiver finit par ployer lorsque le flocon excessif vient se poser avec délicatesse sur le manteau blanc qui la recouvre déjà.[1] Un renflement déformait son omoplate en-dessous de l’épaule droite. Une ruche, réalisé Dick avec stupeur. Une ruche vivante, et habitée. Par réflexe, sa main chercha le réconfort de la bouteille de bourbon, toujours à son bras, mais un coup de coude savamment administré juste entre deux côte et un regard furibond de Kieran le stoppèrent net. Par précaution, il lui tendit le paquet contenant alcool et cigarettes. Elle le prit sans un mot et s’avança en direction de l’Essaim, le visage pieusement baissé. Après une seconde d’hésitation, Dick les rejoignit.
« Nous manquons de temps, vrombit l’Essaim en s’approchant du bord de son rocher. Vous connaissez la situation actuelle.
- Well. C’est un peu plus qu’une situation, si vous me permettez, ma’am, parvint-il à ânonner. Elves are discriminés depuis des années. Des décennies. Hell, des millénaires, pour ce que j’en sais. Qui que soit le prochain maire, il y a peu de chances qu’il se prononce contre l’adoption de l’Arrêt de Confinement qui doit être discuté next week à la Chambre des Votes. Either way, you’re screwed.
L’essaim hocha une nouvelle fois la tête et tendit le bras en direction du détective. Celui-ci, réprimant un frisson, approcha sa main en retour. La créature s’en aida pour descendre de son perchoir, puis, sans la lâcher, se dirigea vers le fond de la clairière. Lentement. Bien malgré lui, Dick lui emboîta le pas, essayant à toutes forces de faire abstraction des dizaines d’abeilles qui vrombissaient désormais à ses oreilles.
Ils marchèrent ainsi quelques minutes en silence. Puis, l’Essaim l’étreignit un peu plus fort que précédemment, effectua une sorte de pas de côté, et soudain, ils étaient autre-part. Un long couloir entièrement façonné dans la roche s’étendait devant eux. Dick oscilla entre le soulagement de ne plus être à proximité des Arbres et la surprise causée par ce changement inattendu.
- I heard about it before, murmura-t-il. C’est un faux raccord.
L’Essaim émit un petit bruit que le détective interpréta comme une expression de satisfaction, aussi se sentit-il autorisé à poursuivre son investigation.
- C’est bien cela, isn’t it ? On dit qu’ils sont très rares. Des espaces de fiction qui se chevauchent.
- Kieran, sollicita la vieille elfe.
- C’est tout à fait ça, admis Kieran, avec un petit sourire. Dick devinait qu’elle était très satisfaite de sa remarque. Après tout, c’était probablement elle qui avait suggéré son nom. Elle devait être soulagée qu’il ne démérite pas.
- Les espaces elfiques sont très anciens, poursuivit son amie. Avec le temps, certains ont fini par glisser les uns dans les autres, ou par se confondre. Nos scientifiques pensent que le phénomène est particulièrement visible chez nous, car nous habitons un seuil, donc par définition, une zone instable, mais que ces chevauchements ont lieu sur l’ensemble de Oncuponatime.
- And, où sommes nous, maintenant ?
- Dans le deuxième endroit le plus saint de mon royaume, intervint l’Essaim.
- No way ! s’écria Dick. Le Temple du Jour ?
Kieran lui adressa un regard interrogateur.
- I’ve got my sources, marmonna Dick. Il avait parlé de Daludée à Kieran, bien évidemment. Mais ici et maintenant, sans qu’il puisse se l’expliquer, l’évocation de son souvenir lui semblait presque insupportable.
- Que vous ont dit vos… sources ?
Le ton de la voix de l’Essaim envoya une armée de frissons à l’assaut de sa colonne. Dick prit une profonde inspiration pour chasser son trouble, et répondit avec toute la précision que lui permettait son cerveau surchargé d’alertes.
- Erm… C’est un lieu de pèlerinage. Somewhere… où les elfes ont fait une promesse. Un pacte ? Après une guerre ? Et vous avez créé des textes de loi after that ? Something about harmony ?
Ils venaient d’arriver devant une porte. Ou tout du moins, un concept de porte. Créé par quelqu’un qui avait compris qu’une porte servait à fermer un passage, mais n’avait pas encore maîtrisé la notion voulant qu’il fallait également pouvoir la rouvrir un jour. S’il n’y avait pas eu la petite poignée en lianes tressées délicatement fixée à un bord, Dick aurait d’ailleurs juré qu’il était devant un rocher éboulé là par il ne savait quel miracle.
Ni l’Essaim ni Kieran, cependant, ne semblaient s’en préoccuper. Kieran tira la poignée comme si de rien était, et, contre toute attente, toute vraisemblance, et probablement toute loi de la physique en vigueur à Oncuponatime (Mais celles-ci n’étaient pas appliquées avec beaucoup de sévérité. De l’avis de beaucoup, il s’agissait d’ailleurs plus de suggestions polies, comme essuyer ses pieds quand on rentre quelque part, ou ne pas trancher la tête de la personne en face parce que ses opinions vous déplaisent), la porte pivota sur elle-même avec un très léger bruit de frottement.
- C’est ça, compléta Kieran en passant le seuil de la porte. Il y a un millénaire, les tribus elfiques ont mis fin à leurs guerres intestines et ont signé un traité de non-agression. C’est un document sacré, pour nous. L’essence de notre identité, en tant qu’elfes.
Dick la suivit. La salle, baignée de pénombre, paraissait immense. Seul le piédestal en son centre était éclairé par un rayon de lumière unique, qui tombait du plafond en un long filet doré. Le regard de Dick cilla. Le piédestal était couronné d’un coussin rouge-sang, au milieu duquel une empreinte cylindrique soulignait lourdement l’absence de ce qui avait été suffisamment précieux pour être ainsi remisé.
- Quelqu’un veut notre mort, Dick Burman, bourdonna l’Essaim dans son dos.
[1] Le pauvre auteur ayant perdu sa mère des suites du susdit accident de syntaxe avait hélas ensuite sombré dans un deuil lyrique, et empesé les pensées de Dick d’un certain nombre de comparaisons et métaphores grandiloquentes et circonvolutées, en générale totalement inadaptées à la situation. Pour une fois, celle-ci convenait à peu-près. Dick en était le premier étonné.
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