Les Belles Personnes - Orages
Une demi-heure plus tard, le privé, le nain, et l’orage étaient confortablement installés à leurs places respectives. La pluie battait à torrents contre les vitres du petit deux-pièces qu’occupait le détective au dernier étage de l’immeuble, tandis que le tonnerre grondait au-dessus du toit, et que les éclairs zébraient le ciel avec une régularité digne d’une montre suisse, toutefois sans jamais toucher ne serait-ce qu’un paratonnerre.
Dick était avachi sur sa chaise, les pieds posés sur le bord de son bureau, au seul endroit qui semblait, malgré tous ses efforts en termes de négligences, rester suspicieusement vierge de toute paperasse quoi qu’il arrive. En face de lui, IronHelm s’était improvisé un siège acceptable selon les normes naines en tirant devant le bureau un coffre en bois où Dick avait pour habitude d’entreposer ses lettres de créances et autres rappels de facture,[1] et en y déposant un petit coussin, qui, Dick en était intimement convaincu bien qu’il n’ait jamais pu se résoudre à poser la question, était manifestement fait de métal. Solide.
Une généreuse quantité de whisky avait déjà coulé, et un nombre équivalent de bouteilles était occupé à rédiger leurs testaments en hâte dans un coin du bureau, conscientes que cette fois-ci, c’était la fin. Néanmoins, Dick ne semblait pas pressé d’abréger leur attente. Pas plus que de parler. La mine sombre, il jouait vaguement avec son chapeau, la lettre d’éviction ouverte devant lui. Finalement, Ironhelm brisa le silence.
« La guilde des zhuizziers a vait une demande ovvizzielle pour qu’on enfoie un vonctionnaire de police, zette voix. Ils n’ont touchours pas de noufelles du petit cheune qui est pazzé la zemaine dernière.
Dick ne répondit pas, le regard aussi vague que son haleine était chargée.
- CH’ai préverré fenir, continua le nain. Che me zuis dis que zela… adouzirait la noufelle…
Le privé renifla avec dédain. Du point de vue d’Ironhelm, c’était déjà un progrès par rapport au début de leur conversation. Il y avait longtemps que leur inimitée première s’était transformée en un désamour cordial. Puis, d’enquêtes communes en petits services rendus dans la zone grise où le sens de la justice de Dick touchait la rectitude d’Ironhelm, en une amitié bougonne, composée en grande partie de sarcasmes et de mauvaise volonté. Personne, à part peut-être Widget et Kieran, ne connaissait mieux Ironhelm que Dick ou Dick qu’Ironhelm, et le policier devinait que la nouvelle affectait le privé plus profondément qu’il ne voudrait jamais l’admettre.
- A cause des bloody orages, finit-il par gronder. Le verre du détective claqua avec violence contre le bois du bureau. Ses pieds frappèrent le sol, et une bouteille de whisky paniquée n’eût que le temps de tendre ses dernières volontés à ses camarades, qu’elle était déjà lobotomisée et à moitié vidée de sa substance, son étiquette figée en un masque d’horreur.
- And bloody shopping malls, pesta le détective. Depuis quand les whisky bottles sont-elles sentientes ? Tout se perd, Ironhelm, tout se perd.
Ironhelm se contenta de hausser les épaules et de tendre son verre, bien décidé à laisser le détective vider son sac lui-même. Peu importaient le degré d’éducation des bouteilles qu’ils vidaient tant que le whisky déliait la langue du privé. Le policier avait suffisamment à faire avec les pelles réelles, et les blagues sur les nains et les mines qu’il entendait tous les jours au commissariat pour ne pas vouloir en prendre une métaphorique et creuser hors service. De plus, il était confiant. Il n’avait jamais vu une bouteille ne whiky échouer à faire ressortir les sentiments cachés d’un privé. Alors six…
- Ils auraient pu me reprocher la surtaxe que demandent les éboueurs pour l’évacuation du verre. I would have understood. Ou le bruit. Certains tueurs ne sont plus aussi discrets que dans le temps. Hell. Ou même cette histoire avec le sniper. That was bad. I mean, il a détruit la moitié des fenêtres de l’immeuble en essayant de trouver la mienne. Poor sod. Il souffrait, de discalculie. Incapable de compter correctement les étages…. Mais les orages, Ironhelm ! Les orages !
Pour tout commentaire, Ironhelm attrapa la bouteille agonisante, et acheva de la vider.
- Les orages sont aussi un occupational hazard ! J’ai une assurance, pour ça ! Ce n’est pas plus ma faute si la majorité de mes clients sont des pépées vénéneuses que si des orages se déclenchent quand je réfléchis ! That’s discrimination ! Je pourrais les poursuivre en justice !
[1] Un distingué collaborateur d’un des univers autogérés de Oncuponatime lui en avait fait cadeau à la suite d’une enquête. Apparemment, par chez lui, ce genre de bagages étaient très rares et très intelligents, et pouvaient même se mouvoir par eux même. Celui de Dick ne faisait rien de ce genre (sinon son collègue n’aurait jamais pu le lui offrir, et la douane ne l’aurait jamais laissé passer), mais il avait néanmoins une capacité qui le rendait indispensable aux yeux du détective, et qui avait inspiré son petit-nom : Déchiqueteuse. Tous les papiers que Dick glissait dans la fente en-dessous du couvercle disparaissaient de manière fort pratique, et il n’avait qu’à évacuer les petits cubes de pulpe de papier compressées que le coffre rejetait une fois tous les mois. Le privé avait rarement profité d’une collaboration aussi mutuellement fructueuse.
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