Les Belles Personnes - d'orages au désespoir
Trois heures plus tard, cependant, Ironhelm n’était pas plus avancé. L’orage et les bouteilles avaient fini par se tarir, mais le niveau de logorrhée de Dick avait atteint un niveau de crue dangereux, au point de menacer de submerger la patience du nain. Patience d’autant plus limitée que, comme indiqué précédemment, il n’avait plus de whiskey à portée de main pour l’y délayer.
Après avoir mis à jour la liste de ses griefs contre ses créateurs, Dick en était maintenant à se lamenter sur tout ce qui avait pu aller de travers dans sa vie récemment, c’est-à-dire à peu près tout. En toute objectivité, le nain devait reconnaître que le détective avait traversé quelques mois assez difficiles, même pour un archétype dont le concept était d’être un raté. Etre sur le point de se faire mettre à la porte de chez soi était déjà suffisamment dur – et encore, Ironhelm n’avait pas eu le cœur de lui dire que son éviction avait été votée à l’unanimité, car même la voyante du deuxième étage, qui pourtant ne refusait pas un occasionnel effet dramatique lorsqu’elle était en séance, avait considéré qu’à force, l’omniprésence orageuse avait un effet néfaste et sur sa clientèle, et sur les plans de tomates qu’elle faisait pousser sur l’appui de sa fenêtre.
Dick avait de plus dû endurer l’arrivée d’un nouvel arc scénaristique encore plus tiré par les cheveux que les précédents (et, à son grand déplaisir, littéralement tiré par les cheveux. Le titre du livre était apparemment « Le Scalpeur de Séville ». Pour un détective supposément anglo-saxon, même le lieu de l’intrigue était capilotracté), et pire, la rumeur voulait que son collectif d’auteurs soit en pourparlers pour une adaptation télévisuelle. Ce qui voulait dire l’arrivée potentielle d’un second Dick Burman à Oncuponatime. Un plus glossy, sans aucun doute. Et sarcastique, si c’était humainement possible. Le public aimait un bon sarcasme. A ce stade, Ironhelm ne savait plus s’il devait compatir ou rentrer d’urgence mettre ses agents en alerte maximale. Il avait assez d’un exemplaire à gérer au quotidien. Deux seraient insupportables. Et la ville entière finirait en alerte orages-inondation tous les trois jeudis.
Mais, bien loin de ces considérations apocalyptiques, le plâtre que Dick ne cessait de ressasser était son récent conflit avec Widjet. Lorsqu’il en avait entendu parler la première fois, Ironhelm avait simplement haussé les épaules. Le détective et l’artichaut étaient à peu près aussi compatibles que les cornichons et le vinaigre. Ils se combinaient bien, mais ils pouvaient facilement tourner à l’aigre, s’ils n’y prenaient pas garde. Ils avaient déjà connu des conflits auparavant, et ceux-ci s’étaient toujours résolus de manière pacifique – de préférence au fond d’une bouteille d’alcool. Du point de vue du policier, ces deux-là avaient besoin de faire sauter le bocal une fois de temps en temps, histoire de faire sortir les vapeurs, et d’engranger de l’air frais. Hélas, cette fois-ci, il semblait bien que le bocal entier se fût fêlé, et Ironhelm n’était pas exactement sûr de combien de temps il avait avant que son contenu ne s’écrase sur la cuisinière tous feux à gaz allumés qu’était la situation actuelle, et n’embrase tout Oncuponatime.
Tout avait commencé par une sombre nuit d’orage, bien évidemment. Et de pleine lune. Le poste de police du quartier Ouest ronronnait de son activité habituelle, en attendant le grand rush d’après l’heure du crime. Les agents traitaient les autorisations déposées par les différents savants fous et génies du mal pour officier sur cette plage horaire et se chamaillaient sur un ton débonnaire pour savoir qui irait dans quel groupe d’intervention. Ceux déjà assignés en profitaient pour rentrer dans le système les quelques rapports d’activités inattendues – il y avait toujours quelques distraits pour oublier de se signaler avant de commettre leur méfait. Cela dit, la grande majorité avait déposé leur Manifeste de Mauvaise Action en temps et en heure, preuve que les campagnes de sensibilisation portaient leurs fruits, et Quantiqus le Fourbe avait même envoyé quelques-uns de ses sbires déposer un panier garni au commissariat en début de soirée, accompagné d’un carton d’invitation délicatement ouvragé, par lequel il les conviait à venir assister à son cinq centième « coup », comme il aimait appeler ses malversations.
L’un dans l’autre, la nuit s’était bien déroulé, et le matin, le commissariat du quartier Ouest n’avait à déplorer que quelques gueules de bois – Quantiqus avait échoué à conquérir le monde encore cette fois-ci, mais réussi à ouvrir un portail spatio-temporel vers les réserves d’Alcool du Roi des Burgondes, et tout le monde avait eu droit à son verre et à une part de gâteau commémoratif – et une inculpation pour outrage : un loup-garou un peu trop enhardi par la lune avait demandé à un agent nain s’il mangeait des brochettes de rats, sous prétexte qu’il s’agissait d’un plat ethnique.
Hélas, en triant les dépêches arrivées en son absence, Ironhelm avait découvert tout le monde n’avait pas eu la chance d’avoir une nuit aussi paisible que la sienne.
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