Quartier des désastres

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Son effet fut cependant quelque peu gâché par le fait qu’il s’arrêta pour collecter un bagel raisins-cannelle au beurre végétal au niveau du bar, accompagné d’un smoothie pomme-banane-épinards, cadeau de la maison. Il soupçonnait les filles du Fruit’s d’essayer de lui refiler une dose annuelle de fibres et vitamines en un seul repas à chaque fois qu’il s’y arrêtait. La collecte lui permit cependant d’échanger quelques mots avec Ethel dans un coin discret. Inga ? Pas vue depuis deux jours. Elle n’était même pas venue au cours de Pilate sous-marin la veille au soir, ce qui lui ressemblait encore moins que de ne pas se pointer à la boutique, si c’était possible. Des comportements inhabituels ces derniers temps ? Juste très souriante. Rien qui ait attiré l’attention. Même si la dernière fois, elle était presque fébrile, juste avant de partir. Ethel lui avait demandé s’il y avait quelque chose de spécial, elle avait répondu « non » en rougissant et avait filé. Hum. De nouvelles fréquentations ? Difficile à dire. Elle était très privée. Mais quelques jours auparavant une de ses amies était passée au bar. Elle ne s’était pas présentée comme tel, mais c’était assez évident. Elles avaient discuté quelques minutes quand Inga lui avait apporté son infusion aux orties. Descriptions ? Ethel était occupée, elle n’avait pas vraiment fait attention. Cheveux longs, peut-être ? Châtains. Robe noire. Ah, si. Un de ces manteaux de scientifiques, comme une blouse mais faite pour être portée à l’extérieur avec forcément un stylo et une éprouvette qui dépassaient de la poche poitrine. La visiteuse l’avait posé sur le dossier de la chaise pour être plus à son aise et Ethel avait passé un petit moment à essayer de déterminer ce que contenait l’éprouvette en question. Rien de très naturel, ça elle en était sûr.

Là-dessus, un client interpela Ethel pour avoir un supplément de piment de cayenne et elle se détourna. Dick, lui, se dirigea vers la porte.

Une fois dehors, il prit le temps de s’allumer consciemment une cigarette – ce qui lui fit réaliser qu’il avait déjà fumé plus de la moitié d’un paquet sans s’en rendre compte – et de remettre ses idées en ordre. Des kappas et leurs clients sur-bouillis d’une part. Une scientifique adepte de l’auto-détermination disparue de l’autre. Et maintenant une serveuse. A priori, aucun point commun entre les trois. Mais Inga reçoit la visite d’une personne en tenue de scientifique juste avant sa disparition. Peu importait que la description ne matche pas avec celle de Vénus : on pouvait altérer son visage à Oncupponatime, mais certainement pas sa ture. Ce que Dick ne s’expliquait pas, par contre, c’était comment est-ce que Inga et Vénus se connaîtraient. Elles n’évoluaient pas dans les mêmes cercles. N’avaient pas les mêmes activités. Ça n’avait aucun sens. Et puis il ne fallait pas qu’il se laisse emballer par son instinct. Les gens en blouses de laboratoire customisées courraient les rues à Oncupponatime, surtout à proximité du Quartier des Désastres. Alors il valait mieux ne pas tirer de conclusions trop hâtives. Non, avant de commencer à tirer des petits fils colorés entre les différents éléments du puzzle, il allait lui falloir faire davantage connaissance avec les pièces qui avaient disparues. Et justement il était à deux pas du laboratoire de Vénus.

Le quartier des Désastres regroupait tout ce qui se faisait en termes de laboratoires, ateliers alchimiques, caches de savants fous, et autres lieux explosifs. La communauté avait jugé plus prudent de regrouper en un seul endroit toute occupation susceptible de faire voler Onceupponatime en éclat. Bien sûr, à l’époque, ils avaient choisi un terme un tant soit peu plus diplomatique pour qualifier ce ramassis de fusées en constructions, nuages de fumées toxiques en suspensions, et dépotoirs mortels. Mais au fil du temps, l’usage s’était imposé, et personne ne savait plus comment il avait pu s’appeler avant que le nom de « quartier des désastres » ne devienne la norme.

Dick détestait s’y aventurer. Déjà parce qu’il y avait toujours un ou deux incendies en cours à tout moment du jour ou de la nuit. Ensuite parce que le sol tremblait trois fois par heure – à cause de la géographie particulière de Oncuponatime, certains laboratoires étaient bâtis à l’intérieur de véritables volcans toujours au bord de l’explosion. Enfin, au moins, ça rendait les forgerons magiques heureux, ils avaient à leur disposition plus de lave qu’ils ne pourraient jamais en utiliser. Mais surtout, ce qui rendait le détective fou, c’était l’énorme panneau « INTERDICTION DE FUMER » accroché à chaque coin de rue. Il voulait bien essayer, mais il ne garantissait rien.

Au moins, l’atelier Moonwalker – Dick supposait qu’Aurora occupait le Marchelune – s’élevait dans un coin plutôt calme, a priori sans émanations ou fuites de gaz létal. Aurora n’avait pas pensé à lui donner la clé, mais le détective avait un bon feeling avec les portes. En quelques secondes, les verrous cédèrent avec une bonne volonté déconcertante et les gonds tournèrenr de leur propre chef. Des lumières s’allumèrent automatiquement, révélant un intérieur tout de courbes blanches et oranges, d’affichages holographiques, et de mystérieuses cartes spatiales se mettant à jour elles-mêmes. God, tout cela était trop propre pour être honnête. Trop propres et beaucoup trop archétypal. Pour quelqu’un qui soutenait les groupes d’auto-détermination, Vénus semblait bien trop soumise au sien. A moins bien sûr que ce soit ce qu’elle voulait faire croire. Burman n’était pas né de la dernière pluie, il savait que la plupart des déterminationistes veillaient à adopter un passing archétypal pour mieux tromper leurs proches et la police. Ce qu’il devait trouver, maintenant, était le petit détail hors-personnage. Cela pouvait être n’importe quoi : une carte postale, un outil ancien, un fruit en plastique, un chewing gum mâché, un pull à hamster, une confession dactylographiée en trois exemplaires, voire même, en une occasion plus bizarre que les autres, un éléphant quantique, peu importait … quelque chose qui ne cadrait pas. Tous les adeptes de l’auto-détermination qu’il avait pu côtoyer – un terme aimable pour dire qu’il avait coursé la plupart revolver dans une main et menottes dans l’autre – en avaient un. Et s’il mettait la main dessus, il accèderait à quelque chose qui le mettrait sur la voie.

Une demi-heure plus tard, cependant, le privé n’était pas plus avancé. Il avait retourné les deux étages, appuyé sur tous les boutons et sur toutes les cartes qu’il avait pu trouver – et possiblement grâce à cela empêché une guerre dans le système 1Arkonsien, à moins qu’il ne l’ait déclenchée, c’était dur à dire. Aucun panneau secret ne s’était ouvert. Aucun document au titre crypto-sibyllin ne s’était révélé. C’en devenait inquiétant. Tout était poli, propre, et surtout, neutre. C’était exactement comme si… comme si… Vénus ne voulait pas qu’on la retrouve.

La pensée le fit frissonner malgré la température élevée du lieu et son Trench. Une conduite aussi non-archétypale, même venant d’une personne défendant l’autodétermination, voilà qui faisait froid dans le dos. Il y avait des règles à respected, goddammit : les criminels se lançaient dans de longs monologues avant de tuer les héros, les héros étaient toujours blessés à la tempe ou à l’épaule, jamais autre part, et les scientifiques fous laissaient des indices derrière eux, d’autant plus si ils se doublaient d’une autodéterminationiste !

Voilà compliquait largement la tâche du détective. Lui qui avait pensé qu’il pourrait résoudre cette disparition avant midi, puis se concentrer sur ses kappas morts. Il s’installa sur un fauteuil et sortit machinalement une cigarette, avant de la renfoncer dans son paquet avec force. Bad idea. Il réalisa alors deux choses : tout d’abord, il y avait un morceau de carton qui dépassait à peine de sous un clavier amovible, presque de la même couleur que la table ; ensuite, il faisait beaucoup trop chaud. Vraiment beaucoup trop chaud. Le privé attrapa le possible indice, sauta hors de son siège en jurant, et se précipita jusqu’à la porte. Juste à cet instant, les fenêtres explosèrent, et les premières flammes pénétrèrent à l’intérieur du bâtiment.

Alors qu’il effectuait un roulé-boulé parfait dans la ruelle, Dick vit, à l’autre bout, une silhouette menue s’enfuir à toutes jambes. Malgré les protestations de ses muscles nourris quasi exclusivement au whiskey et au mauvais café (et souvent, les deux à la fois) il s’élança à sa poursuite.

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