Course-poursuite
Le distinct désavantage d’avoir de mauvais auteurs tenait en ce qu’ils avaient tendance à abuser des effets dramatiques. En particulier dans les courses-poursuites. Le privé n’avait pas enchaîné trois pas qu’il se trouvait à devoir naviguer entre divers obstacles qui, il était prêt à le jurer, n’étaient pas là la seconde d’avant. Les caisses et les différentes grilles, passe encore. Ils étaient dans une allée après tout. Mais le landau avec un bébé à l’intérieur, c’était vraiment du grand n’importe quoi – et un écho de Dick Burman et la Liche Rouge, un de ses premier romans, dont le scénariste principal était, malheureusement, un grand fan du Cuirassé Potemkine. Le bozo avait décidé de « rendre hommage » à l’œuvre, ce qui était un autre terme pour plagier honteusement, et depuis, Dick se retrouvait à éviter des bambins à roulettes tous les quatre matins. Au moins, cette fois-ci, il n’y avait pas d’escalier, mais il ne doutait pas qu’une nourrice[1] mal lunée voudrait sous peu échanger quelques mots avec lui, après que son précieux fardeau lui eût été restitué.
Pour corser le tout, voilà que ses poumons le brûlaient. Evidemment. On ne pouvait pas fumer un nombre littéralement incalculable de cigarettes par jour et espérer battre le record du cent mètre tout-terrain. A moins d’être écrit comme cela, mais les auteurs de Dick semblaient se délecter de ces longues descriptions où le privé crachait ses muqueuses, la sueur dégoulinant le long de ses joues. Une projection malsaine de virilité mal placée, si on posait la question à Dick. Non que cela importe : le point était, justement, que personne n’avait jamais pris la peine de le faire.
La silhouette tourna à droite à la sortie de la ruelle. Dick accéléra autant que le lui permettait son organisme et les deux caisses soudains apparues juste devant lui, et plongea entre les passants. Il gagnait du terrain. S’il arrivait à ne pas perdre sa proie de vue, il avait toutes ses chances de la rattraper. A mesure qu’il se rapprochait, il gravait dans son esprit les détails de la fugitime. Une personne de petit gabarit. Vu les proportions, probablement une humaine des années 80 ou 90, ou un animorphe. La première hypothèse semblait plus probable. Après tout, Dick venait de visiter le laboratoire d’une jeune femme des années 90. La coïncidence était un peu grosse. Un chapeau, un manteau blanc qui ressemblait étrangement une blouse. Des cheveux blonds comme les blés qui ondoyaient dans son sillage.
Deux ouvriers portant une glace firent soudain irruption dans son champ de vision. Goddamitt ! La peste soit des scénaristes amateurs de vieux films. Dick plongea au sol, effectua une roulade, improbable au vu de son état physique, sous la glace, et repartit au pas de course, tout en essayant de son mieux d’ignorer les protestations de ses poumons. L’obstacle avait permis à la fuyarde de regagner quelques précieux mètres. Elle tourna à l’angle de la rue, ce qui laissa le détective sans visuel pour quelques instants. Lorsqu’il déboula à son tour dans l’artère perpendiculaire, il était trop tard. Les badauds allaient et venaient, les voitures roulaient, les néons clignotaient, et une queue impressionnante patientait devant le Mal de Tendresse. Pas un seul fugitif en vue, pas même le bout d’un manteau, et des dizaines de boutiques et ruelles où disparaître à disposition.
Le détective ralentit, puis s’arrêta devant le cabaret. Il était si absorbé par la poursuite qu’il n’avait pas réalisé qu’il entrait dans le quartier rouge. Un des pires endroits pour courser qui que ce soit. Beaucoup trop de monde. Sa chasse tournait court. Par acquis de conscience, il effectua quelques pas le long du trottoir. Rien. Des dizaines de personnes le frôlaient à chaque instant, et il n’avait de toutes les manières pas pu avoir un aperçu suffisamment clair pour reconnaître la fuyarde si elle lui avait fichu son poing dans le nez. Enfin, il disait la jusqu’à preuve du contraire. Plus l’oxygène parvenait à son cerveau, plus il trouvait irréaliste que Vénus soit revenue dans son atelier pour le brûler. Et puis ces cheveux blonds… Non. Ce n’était pas possible. Certes, ils ressemblaient à ceux d’Inga, mais Dick l’aurait immédiatement reconnue. Sa carrure était très différente. Environs trente centimètres de carrure et trente de hauteur différente.
Néanmoins, ces cheveux lui restaient pour ainsi dire en travers de la gorge. Il fallait qu’il en ait le cœur net. Juste à se moment-là, un taxi se matérialisa à proximité. Le privé s’y engouffra, et donna ses instructions. L’angle de la place de l’enfer et de la rue des pas perdus, l’immeuble au premier étage duquel Inga occupait un petit studio.
La porte d’entrée de l’immeuble, dont le code ne résista pas à Dick plus de trois secondes, s’ouvrait sur un couloir propret et un escalier à l’avenant, décorés de plantes et d’affiches de bon voisinage : annonces d’anniversaire, proposition de petits services, invitations à partager des activités le weekend. Tout cela correspondait tellement à Inga que Dick en grinçait des dents. Elle avait fait tellement d’efforts pour s’intégrer. La simple idée qu’elle pourrait ne pas répondre Mme Wilcott, du cinquième, qui demandait si quelqu’un pouvait garder ses chats pendant son séjour biannuel en cure thermale lui vrillait l’estomac.
Mais plus il s’approchait de la pimpante porte où était inscrit le nom de la serveuse, plus Dick était certain qu’il ne la reverrait plus. Trop d’inattendus, trop de coïncidences hors de propos. À Oncupponatime, tout le monde se conformait à son archétype, à quelques détails près – les vides scénaristiques. Même les adeptes de l’autodétermination ne se rebellaient que dans la limite de ce que leur personna leur autorisait. Quant aux mal écrits, aux mal exploités, comme Inga, ils, essayaient encore plus que tous les autres réunis. Ils faisaient de leur mieux pour se conformer aux traits qu’ON avait décidés pour eux. Pour faire comme si la Main qui les avait façonnés avait réellement eu une intention pour eux. Comme s’ils n’étaient pas que de grossières esquisses abandonnées en cours de route, des personnages secondaires ad aeternatis aeternam. C’était déjà assez dur de savoir que l’on avait été créé. Réaliser que l’on n’était que le personnage secondaire de la sous-intrigue d’un roman produit à la chaîne et jeté à peine lu, le fruit d’un griffouillage dans une marge, qu’à un mot près, on aurait été une des ces informes gémissantes coincés quelques part à la limite du vivant et donc incapable de mourir tout à fait, c’était le coup de grâce. Dick avait été comme ça il y a longtemps. Il avait essayé de vivre au premier degré. Admettre ses inconsistances était la chose la plus difficile qu’il ait jamais eu à faire.
Alors qu’Inga souffre, il le comprenait. Qu’elle rejoigne les rangs des autodéterminationistes, par contre, c’était une autre bouteille de whiskey. Elle s’était donné tant de mal pour se Conformer, avec un grand C. Il l’imaginait mal tout jeter comme cela aux orties, quand bien même elles seraient bio. Damn, Dick n’était même pas sûr qu’elle ait les capacités pour se remettre en question ses caractéristiques. Le pays qui l’avait vu naître n’était pas exactement connue pour son ouverture à la critique.
Dick s’extirpa avec difficulté de ces pensées. La porte d’Inga était juste devant lui. Sa jolie couleur vert tendre et ses papillons peints au pochoir donnait lui parurent étonnamment sinistre. Il n’aurait pas bien su dire pourquoi, mais quelque chose sonnait creux, là-dedans. Il était temps d’en avoir le cœur net. Le chapeau à la main, il frappa, sonna, tambourina. Aucune réponse.
Le détective soupira, Il avait espéré si fort qu’elle lui ouvre la porte, qu’elle lui sourit. Elle lui aurait donné une explication tout à fait rationnelle à laquelle personne n’avait pensé. Il se serait trouvé bête. Ils auraient ri, tous les deux, puis avec Widget plus tard, et tout se serait terminé comme dans un téléfilm américain, avec des gens enlacés, et de grands sourires.
Tant pis. Dick déglutit et appuya sur la poignée, pour voir. Celle-ci s’abaissa. La porte n’était pas fermée. Après un regard de routine aux alentours, le détective entra.[2]
[1] Les enfants dans les histoires, c’est bien connu, n’ont pas de parents. A la limite, ils ont des oncles, ou des tuteurs, mais personne avec qui partager un lien biologique, dans la plupart des cas, ou sinon seulement un. Et en plus, ils ne grandissent pas. Un point quelque peu épineux à gérer pour la municipalité, qui avait dû créer en urgence des centres de Génération Spontanée et d’Assistance à la Vie Immature pour essayer de gérer un tant soit peu le flux d’orphelins par paresse scénaristique qui arrivait chaque jour. Une plainte symbolique avait officiellement été déposée contre des Auteurs Anonymes pour Génocide pré-existentiel mais c’était à peu près aussi utile que d’offrir un briquet à un poisson. Pire, presque, parce que le poisson peut toujours revendre le briquet.
[2] mais quels individus aux sombres intentions auraient bien pu le guetter entre deux yuccas décoratifs et le portrait de yorkshire accroché aux murs saumon ? Sans parler de la légère odeur de javel citronnée qui flottait jusqu’à ses narines. Dick avait bu des coups avec suffisamment de génies du mal pour savoir la simple mention de javel citronnée leur fichait la nausée.
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