Une macabre découverte
C’est le moment que choisit son intuition pour frapper. Le détective sentit le long frisson froid remonter chacune des vertèbres de sa colonne vertébrale, sans rater un seul cliché au programme. Les sueurs froides, les mains moites, la bouche sèche – tout y était. Avec cette certitude, inéluctable : son adversaire, car adversaire il y avait bien, n’était en rien semblable à ceux qu’il avait affrontés jusque-là.
« Goddamit, » murmura le détective, sans vraiment savoir si le juron était adressé à son épiphanie, ou à la terrible odeur qui venait de le prendre à la gorge. Un mélange de pourriture, de maladie et de noirceur qu’il avait déjà senti autre part. A la rivière ondoyante. Toutes précautions oubliées, Dick poussa la porte grande ouverte.
L’entrée était à l’image d’Inga : stricte, presque minimaliste au premier abord, mais, par en-dessous, chaleureuse. Quelques photos d’elle décoraient le mur au-dessus de la petite étagère range-chaussures. Un porte-manteau bariolé ajoutait une touche de gaîté contre le mur blanc, malgré l’occultation causée par les manteaux accrochés avec soin à chacune de ses patères. Dick fronça les sourcils. Il connaissait chacun de ces vêtements. Le premier, un ciré gris, pour les jours de pluie. Le second, un trench léger pour la mi-saison, et le troisième, une veste matelassée pour les jours très froids. En toute logique, au vu du temps de ces derniers jours, Inga aurait dû sortir avec le premier, ou avec le parapluie. Or ce dernier était sagement glissé dans les arceaux en bas du meuble, à – Dick le devinait – sa place exacte.
Le détective voulu froncer les sourcils, avant de s’apercevoir que ceux-ci l’étaient déjà depuis le paragraphe précédent, et roula intérieurement des yeux avant de revenir à ses moutons. Sortir sans protection ne ressemblait pas à la serveuse. Il avait une idée de plus en plus claire de ce qu’il allait trouver lorsqu’il localiserait l’origine de l’odeur, et il n’aimait pas ça. Un mouchoir (mystérieusement matérialisé dans sa main) sur le nez, il avança lentement au milieu du salon-chambre-salle-à-manger-cuisine. Rien qui sortît de l’ordinaire à son avis : un lit canapé rangé au cordeau, une table basse surmontée de la bougie de rigueur, quelques touches de couleur ici et là, et un évier surmonté de trois placards, au-dessus desquels était rangée une plaque électrique dont le look 50’s donnait à Dick l’impression de vivre dans un cocon de modernité.
Tout était d’une propreté immaculée, rangé comme il imaginait la vie d’Inga. Quelle que soit l’origine de l’odeur, elle ne se trouvait pas dans cette pièce. A pas lent, Burman s’approcha de la porte de la salle de bains. L’appréhension était pire que la peur, dans son opinion. Il pouvait encaisser des centaines de cadavres à la suite s’il tombait dessus par accident, comme par exemple dans les Catacombes de Mordrac, sa seconde aventure, où il avait trébuché sur pas moins d’un mort par chapitre tant ses auteurs étaient désespérés de montrer la dangerosité de leur antagoniste. Mais savoir que derrière le panneau de bois, il allait devoir faire face au cadavre fondu de son amie, ça lui retournait le bide comme à un bleu. Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir dire à Widj’ ? Et aux filles ? Sans parler de la petite conversation qu’IronHelm allait vouloir partager avec lui au vu de ses activités de la journée. Mais bon, tout ça n’était pas le plus important. Au départ, Dick avait accepté l’enquête parce qu’il n’avait pas vraiment eu le choix, d’abord, et ensuite parce que les salauds génocidaires méritaient, dans son opinion très tranchée, d’être arrêtés, jugés, conspués, et jetés dans un trou très profond pour ne jamais en sortir. Mais dès qu’il aurait tourné la poignée, il le savait, il ne serait plus un privé sur une enquête. Non, le shit allait devenir personnel. Et l’enfant de chien qui avait fait ça ne perdait rien pour attendre.
A court de pensées narrative pour retarder le moment fatidique, il abaissa la clenche et poussa doucement le battant. Le parfum de flétrissure lui sauta au nez, presque insoutenable. Une espèce de gigantesque pot-pourri dont on aurait remplacé les fleurs par des ordures et de la viande avariée. Le détective lutta pour regagner le contrôle de ses sens, et entreprit de détailler la pièce minuscule. Une lutte s’était déroulée là. Les tiroirs du meuble de toilette pendaient, à moitié ouverts, comme si quelqu’un s’y était accroché. Les objets qui auraient dû se trouver dessus : poudrier, rouge à lèvre, crème hydratante, brosse et pince, jonchaient le sol. Le rideau de douche avait été arraché de ses attaches et dépassait du bord de la baignoire comme un grotesque morceau de papier sulfurisé.
Dick recula d’un pas et entreprit de reconstituer l’action Il commença par s’attarder sur un pot d’argile éventré, à proximité du mur, dont le contenu, désormais séché dessinait une trace en éventail. Il ne s’était pas brisé en tombant. Au vu du point d’impact, quelque chose, ou quelqu’un l’avait écrasé d’un coup de talon, puis avait étalé la substance grisâtre lorsqu’il avait ouvert la porte pour sortir. Probablement, lorsqu’il regarderait dans la corbeille à papier à côté du canapé, Dick trouverait un mouchoir souillé de la même substance. Le tueur avait effacé ses traces. Mais c’était la fin du scénario. Il devait remonter au début.
Les tiroirs. Arrachés sans doute en se débattant ou en essayant d’empêcher quelqu’un de se débattre. A priori, l’intru était entré dans la salle de bains sans se faire remarquer, ou y avait été invité. La victime – le cœur de Dick se serra en accolant mentalement ce nom au visage d’Inga - s’était tenue devant le miroir situé au-dessus du meuble, et avait été prise par surprise. Elle s’était alors défendue du mieux qu’elle pouvait et avait, selon toute vraisemblance, essayé de regagner la porte. C’est là que les différentes affaires avaient volé. Une distraction, devina le détective. Ensuite… Ensuite la lutte s’était déplacée vers les toilettes, si on pouvait dire déplacée, vu la taille réduite de la pièce. Quelqu’un avait laissé des traces sombres sur la cuve de la chasse-d’eau, et une traînée brun foncé aux curieux reflets noirs sur l’angle inférieur droit du meuble à pharmacie laissait penser qu’une tête s’y était encastrée de manière brutale. Sonnée, la victime avait basculé. Pas vers l’avant, car son agresseur lui faisait face, prêt à en découdre si elle essayait de se défendre. A en juger par le sol, il avait eu le temps de pousser ce qui était susceptible de le faire glisser. Son avantage était net, à ce stade il avait gagné la partie. Il avait donc laissé, ou aidé Inga à chuter de biais, dans la baignoire, emportant avec elle le rideau de douche.
Prenant bien soin de ne rien toucher, Dick traversa l’étroite distance qui le séparait de cette dernière. Exactement comme il l’avait imaginé. Un corps comme un tas de boue en décomposition occupait le fond du récipient, en partie recouvert par le plastique bleu aux guillerets dessins de canard du rideau. Le privé retint un haut-le-cœur et se pencha plus avant. Le pommeau de la douche avait été bougé. A priori, l’assassin avait essayé d’éliminer le corps par le siphon, mais la tâche s’était révélée trop longue, ou trop ardue. De longues traînées vaseuses marbraient les bords et le fond de la cuve, menant à un bouchon visqueux au niveau de l’évacuation. Aucun tueur digne de ce nom n’aurait commis un boulot pareil.
Dick retourna au salon, glissa jusqu’à l’unique fenêtre, qu’il ouvrir en grand, et avala l’air chaud de la mi-journée à grandes goulées. Et dire qu’il venait d’achever la partie calme de sa journée ! Il retira la cigarette qu’il venait de glisser entre ses lèvres par automatisme et considéra ce qu’il convenait de faire. Prévenir IronHelm, bien évidemment. Et Le Fruit’s une fois qu’il aurait confirmation. Mais avant que les gros patauds de la police n’arrivent et n’enterrent l’affaire, il allait devoir passer l’appartement au crible. La possibilité qu’il puisse revenir une fois que les idiots des forensics seraient dans la place était trop faible pour compter dessus.
S’en suivirent vingt minutes parmi les plus frustrantes de la vie de Dick. Soit Inga était aussi transparente que son appartement ne le laissait penser, soit la personne qui l’avait réduite en bouillie (car, soyons honnêtes, quelles chances y-avait-il pour qu’un inconnu se fasse dézinguer dans l’appartement de la serveuse. Certes, Dick était familier du Paradigme de Pratchett,[1] mais même celui-ci avait ses limites) avait pris soin de couvrir ses traces. Mais, Dick avait un avantage – ou du moins il l’espérait : il connaissait bien Inga, et son bon sens représentatif des personnages d’actions de santé. Si elle avait caché quelque chose en lien avec ce dans quoi elle trempait, c’était en pleine vue. Un objet dont elle seule saurait qu’il n’avait pas sa place à cet endroit. Dick reprit donc son inspection avec méticulosité. Le lit et la table basse restèrent désespérément vides, mais, à la deuxième inspection, le privé réalisa qu’un des placards de la cuisine contenait un petit pot en verre opaque étiqueté « café, » soigneusement rangé derrière le quinoa les fèves déshydratées et le tofu séché. Voilà exactement ce qu’il avait en tête. Avec un sourire de triomphe, il attrapa l’objet.
Juste au moment où ses doigts se refermaient autour du couvercle, il entendit le « clic » caractéristique d’une arme de service.
— P… police, pas un geste ! balbutia une voix derrière lui.
[1] Règle bien connue voulant que « une chance sur un million arrive neuf fois sur dix. »
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